« Pas d’histoire, les femmes! » Réflexions critiques d’une historienne de l’accouchement

Publié le 5 octobre 2021

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Rivard, A. (2021). « Pas d’histoire, les femmes! » Réflexions critiques d’une historienne de l’accouchement. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=11207

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Rivard Andrée. "« Pas d’histoire, les femmes! » Réflexions critiques d’une historienne de l’accouchement." Histoire Engagée, 2021. https://histoireengagee.ca/?p=11207.

À propos du livre de Denis Goulet, Chronologie de l’histoire de l’obstétrique-gynécologie au Québec. [1]

Par Andrée Rivard, chargée de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières, chercheuse associée à la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés

Le titre de ce texte reprend à quelques mots près celui d’un ouvrage de l’imparable Micheline Dumont, pionnière de l’histoire des femmes au Québec.[2] Il m’arrive de retourner à ses écrits lorsque j’ai besoin d’inspiration et quand je veux retrouver du courage pour, comme elle, continuer à « faire » l’histoire des femmes et la mettre en valeur dans un contexte qu’il m’arrive de trouver désespérant.

Cette réflexion est destinée à montrer, par un exemple représentatif, la persistance de la vision masculine du monde en histoire et à en souligner les effets sur la profession historienne et la société.

 

Présentation

L’ouvrage dont il est question dans cette note critique est celui de Denis Goulet, Chronologie de l’histoire de l’obstétrique-gynécologie au Québec, publié en 2017 par l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec (AOGQ) pour souligner ses 50 ans. Goulet était alors professeur associé et chargé d’enseignement à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et professeur associé au département d’histoire de l’UQAM. Il a à son actif un nombre impressionnant de travaux relatifs à l’histoire de la médecine dont plusieurs livres portant sur l’histoire des hôpitaux, des facultés de médecine, des spécialités médicales et autres sujets connexes.

L’ouvrage consiste en une « histoire contemporaine de l’obstétrique-gynécologie au Québec » déployée en bonne partie sous la forme d’une chronologie. L’intention de ce « travail de synthèse » est de « relate[r] des événements qui ont ponctué la naissance et le développement de cette spécialité tout en l’insérant brièvement dans le contexte médical et social où s’est déroulée cette histoire » (p. 9). On comprend à la lecture que l’auteur s’est abreuvé à de riches archives institutionnelles médicales privées dont l’accès est sans doute très limité. Cette contribution est à mon avis la plus importante du livre, puisqu’elle ajoute des connaissances factuelles inédites ou peu connues. Néanmoins, on doit en cela faire confiance à l’historien car ces données sont presque impossibles à relier aux sources, celles-ci n’étant qu’exceptionnellement mentionnées.

L’ouvrage comprend trois chapitres conçus selon une périodisation élémentaire : 19e siècle, 20e siècle et 21e siècle. Chacun débute par un texte de synthèse d’inégale consistance (10 pages, 20 pages et une demie page) avant d’aboutir à une section nommée « Quelques dates charnières » où il est offert plus ou moins de détails sur les événements et faits mis en exergue (les critères de sélection ne sont pas indiqués et l’usage du mot charnière dans le frontispice échappe, à vrai dire, à l’entendement).

La bibliographie est généreuse. Mais on ne sait guère à quoi chaque ouvrage a servi, vu l’absence de références ou de commentaires de l’auteur sur ses sources d’inspiration. Dans sa liste, une omission en particulier m’étonne (on le comprendra) : parmi les quelques 75 titres traitant plus ou moins d’accouchement, il ne se trouvent aucun de mes travaux. S’il est compréhensible que quatre des publications de l’éminente historienne Denyse Baillargeon, spécialiste de l’histoire de la maternité, puissent apparaître dans cette liste, quiconque connaît un tant soit peu l’historiographie québécoise sait que l’accouchement n’est pas l’objet principal de ses travaux (sa grande œuvre, Un Québec en mal d’enfants : La médicalisation de la maternité, 1910-1970[3]focalise sur la période prénatale et les soins aux nourrissons). En réalité, mon livre Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne (Remue-ménage, 2014, 448 p.) est le seul à avoir traité de la question en l’abordant de front, en considérant le point de vue des femmes-mères et en historicisant l’accouchement sur une longue durée. La seule autre historienne à l’avoir fait, dans son cas à l’échelle canadienne, est Wendy Mitchinson avec son ouvrage Giving Birth in Canada, 1900-1950 (celui-ci apparait heureusement dans la bibliographie de Goulet).

Que conclure d’un tel évitement?

 

Sur l’androcentrisme en histoire

L’ouvrage de Denis Goulet est une illustration forte de l’androcentrisme en histoire décrit par Micheline Dumont il y a une vingtaine d’années, correspondant à ses formes les plus élémentaires : 1. « l’occultation, caractérisée par l’absence de la réalité des femmes » et 2. « la présence compensatoire de la réalité des femmes, illustrée souvent par des entrées dans l’index ou par de brèves sections dans le texte ».[4]

De fait, l’histoire racontée par Goulet consiste en un panégyrique de l’obstétrique-gynécologie comme champ de spécialité au Québec, spécialité longtemps apanage des hommes. Le livre procure une kyrielle d’informations sur ses personnages de haut vol, la formation et la recherche universitaire, les hôpitaux, les pratiques médicales et tutti quanti. Son récit a peu à voir avec une histoire sociale intéressée par la variété des actrices et acteurs sociaux (individuels et collectifs), les conflits, les transformations, etc. Le « social » est tout au plus saisi çà et là au travers de brèves mentions relatives à des idéologies (telle l’influence de la religion sur certaines questions), aux inégalités (comme la pauvreté) ou aux exclusions (comme celle des mères célibataires). Si des dominations sont parfois portées au regard (telle celle de la corporation des médecins à l’égard des anciennes sage-femmes), elles ne sont pas discutées.

Les actrices de cette histoire se manifestent en divers endroits du livre par le biais :

  • d’énoncés relatifs aux sœurs hospitalières, aux infirmières et aux sages-femmes;
  • de mentions concernant les « premières » (comme les premières femmes admises dans les facultés de médecine);
  • de l’iconographie;
  • de références aux mères, indirectement[5] ou, plus rarement, directement[6].

L’ensemble ramène à une division sexuée entre les hommes, héros (en raison de leur savoir-faire et connaissances) et vainqueurs (au sein de milieux institutionnels très compétitifs); et les femmes, personnages d’arrière-plan, subordonnées, passives, voire (quasi) absentes concernant les humaines qui accouchent. Quelques femmes médecins obtiennent plus d’attention …et d’éloges lorsqu’elles sont jugées méritantes au regard de critères patriarcaux (ascension dans l’échelle de la reconnaissance professionnelle, « première à… », etc.).

La bibliographie, où apparaissent des travaux de chercheuses féministes réputées, peut tromper un lectorat qui ne serait pas au fait de leur contenu exact. Pour illustrer ceci, prenons les ouvrages de Wendy Mitchinson listés dans cette bibliographie. Dans Body Failure : Medical Views of Women, 1900-1950 et Giving Birth in Canada, 1900-1950, l’historienne fait état de l’androcentrisme du discours médical en concordance avec la conception masculine de l’époque relativement au corps des femmes et à la maternité. Or, cette considération centrale ne se retrouve pas dans les propos de Goulet; tout au plus met-il le phénomène en évidence avec des anecdotes cocasses tirées d’archives inconnues.[7] Ma compréhension est que les travaux de Mitchinson, pourtant très riches sur le plan explicatif, ont dû servir (peut-être) de réservoir pour des données factuelles.

Goulet esquive par ailleurs d’importantes analyses comme celles relatives aux motifs du transfert hospitalier de l’accouchement au milieu du 20e siècle et à la  professionnalisation des sage-femmes à la fin du 20e siècle. Son histoire donne à penser dans le premier cas à un progrès inéluctable et dans le deuxième à une institution médicale ayant pour unique mobile la protection des femmes enceintes. Pourtant, pour être véritablement éclairante, cette historisation doit absolument être envisagée dans la continuité et fournir des explications tenant compte des points de vue des femmes, y compris ceux des mères et des femmes dites « marginales ».

Il est par ailleurs impossible de taire l’iniquité à l’égard de chercheuses québécoises ayant significativement contribué aux recherches historiques sur des sujets concomitants sur lesquels il glisse comme la maternité hors norme ou les rapports entre les femmes et les médecins, tels ceux de Marie-Aimée Cliche et d’Andrée Lévesque. L’iniquité est aussi pour les historiennes dont les travaux pionniers ont servi à la narration sans être explicitement nommés. C’est le cas d’Hélène Laforce qui, dès les années 1980, a consacré plusieurs travaux aux anciennes sages-femmes[8]. C’est le cas également de Nicole Rousseau et Johanne Daigle qui, en se penchant sur le travail des « infirmières de colonie » (1932-1972), ont exploré leur rôle d’accoucheuses tout en offrant une vue sur l’expérience des mères elles-mêmes[9].

 

Sur les conséquences professionnelles et sociétales de l’androcentrisme en histoire

L’histoire offerte par Goulet, avare d’analyse et de mise en perspective, obnubilée par les hauts faits des médecins, une histoire où les conflits, nécessairement petits, trouvent solution dans la soumission éventuelle aux dominants (puisqu’ils ont la raison et la science de leur côté), ne peut aboutir qu’à une histoire travestie, sans pertinence, parce qu’en bout de piste elle n’explique rien. Elle n’explique rien parce que ce sont les femmes qui accouchent avec leur corps et tout ce qu’elles sont, pas les médecins ni même les sages-femmes.[10] La grande affaire concernant l’assistance aux accouchements n’est pas d’extraire un corps étranger de celui d’une femme « incapable » de le faire par elle-même, mais de l’accompagner et lui permettre de vivre une expérience significative (cette dimension comptant beaucoup pour la plupart des femmes), ceci dans le respect et selon les conditions de son choix. Là est le fil conducteur de cette histoire lorsqu’on l’aborde du point de vue des mères.

Dans le cas discuté, même si l’on peut comprendre la préoccupation mémorielle du commanditaire, il reste que l’auteur, historien professionnel, aurait dû s’inquiéter de la marque laissée par son livre dans la mémoire des personnes qui s’en imprègneront: les médecins, actuels et futurs, et peut-être un plus grand public, même si sa circulation semble limitée. La diffusion d’écrits dans lesquels l’idée sous-jacente est celle d’une médecine obstétricale salvatrice pour toutes et en toutes circonstances, sans les nuances nécessaires, est susceptible de produire des effets mal venus en nourrissant les inquiétudes des futures mères (et des personnes qui les entourent) et le doute par rapport à elles-mêmes. Ainsi minées, il est peu étonnant que les personnes qui accouchent entretiennent avec les experts de l’obstétrique un rapport de dépendance qui les prive d’une réelle autodétermination conduisant à une perte de sens, trop souvent ressentie a posteriori avec douleur.

Si l’ouvrage est conçu comme un cadeau pour souligner les 50 ans de l’AOGQ, la joie n’aurait-elle pas mérité d’être celle engendrée par une conscience plus lucide et exacte du passé? Et par une compréhension plus subtile des besoins de leurs clientes? À l’heure où, à l’échelle internationale, une importante vague de dénonciations féministes secoue le monde de la gynécologie-obstétrique, l’AOGQ n’aurait-elle pas pu profiter de l’occasion de participer au changement en reconnaissant les violences obstétricales – un concept récemment théorisé mais dont la réalité est ancienne[11] –,ce qu’aurait permis l’observation selon le point de vue des femmes-mères? Un ouvrage réalisé sous cet angle aurait pu être, à mon sens, l’amorce d’un utile dialogue.


BIBLIOGRAPHIE

BAILLARGEON, Denyse. Un Québec en mal d’enfants : La médicalisation de la maternité, 1910-1970. Montréal, Remue-ménage, 2004. 373 p.

CENTRE DE DOCUMENTATION SUR L’ÉDUCATION DES ADULTES ET DE LA CONDITION FÉMININE (CDÉACF). « Stop violences obstétricales et gynécologiques – Québec #STOPVOG ».
http://stopvog.org/a-propos/

DUMONT, Micheline. Pas d’histoire, les femmes! Réflexions d’une historienne indignée.  Montréal, Remue-ménage, 2013. 221 p.

GOULET, Denis. Chronologie de l’histoire de l’obstétrique-gynécologie au Québec. [Montréal], Association des obstétriciens gynécologues du Québec, [2017]. 159 p.

HAUT CONSEIL À L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES (RÉPUBLIQUE FRANÇAISE). Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical : Des remarques aux violences, la nécessité de reconnaître, prévenir et condamner le sexisme. Rapport no 2018-06-26-SAN-O34, voté le 26 juin 2018. 164 p.
https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_les_actes_sexistes_durant_le_suivi_gynecologique_et_obstetrical_20180629.pdf

LAFORCE, Hélène. Histoire de la sage-femme dans la région de Québec. Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1985. 237 p.

LAHAYE, Marie-Hélène. Blog Marie Accouche Là.
http://marieaccouchela.net/index.php/tag/payetonuterus/

LÉVESQUE, Sylvie, Manon BERGERON, Lorraine FONTAINE et Catherine ROUSSEAU. « La violence obstétricale dans les soins de santé : une analyse conceptuelle ». Recherches féministes, vol. 31, no 1 (2018), p. 219-238.  

MITCHINSON, Wendy. Body Failure: Medical Views of Women, 1900-1950. Toronto, University of Toronto Press, 2013. 456p.

MITCHINSON, Wendy. Giving Birth in Canada, 1900-1950. Toronto/Buffalo/London, University of Toronto Press, 2002. 430 p.

RIVARD, Andrée. Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne. Montréal, Remue-ménage, 2014. 448 p.

ROUSSEAU, Nicole et Johanne DAIGLE. Infirmières de colonie. Soins et médicalisation dans les régions du Québec, 1932-1972. Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. 459 p.

SAILLANT, Francine et Michel O’NEILL, dir. Accoucher autrement : Repères historiques, sociaux et culturels de la grossesse et de l’accouchement au Québec. Montréal, Saint-Martin, 1987. 450 p.


[1] Je tiens à remercier chaleureusement le comité de rédaction d’HistoireEngagée pour ses commentaires judicieux sur la version préliminaire de ce texte.

[2] Micheline Dumont, Pas d’histoire, les femmes! Réflexions d’une historienne indignée, Montréal, Remue-ménage, 2013.

[3] Montréal, Remue-ménage, 2004.

[4] Pas d’histoire, les femmes!, p. 10.

[5] Par exemple, la mention relative à l’ouverture en 1947 de l’Hôpital de la Miséricorde (autrefois réservée aux célibataires) aux femmes mariées pour répondre à la demande de l’Assistance maternelle de Québec et de l’Université Laval. (P. 82)

[6] Par exemple, le passage mentionnant que les « patientes », durant les années 1980, sont « très satisfaites » des soins obstétricaux reçus. (P. 48)

[7] Je citerai ici en exemple l’encadré intitulé « L’hystérie liée aux cycles menstruels ». (P. 31)

[8] L’œuvre principale d’Hélène Laforce est son livre Histoire de la sage-femme dans la région de Québec (Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1985), récipiendaire du Prix Edmond-de-Nevers décerné par l’IQRC. Le fait de lister dans la bibliographie l’ouvrage collectif Accoucher autrement auquel Laforce a contribué avec deux textes ne suffit pas à signifier (avec les égards nécessaires) l’apport de cette historienne à l’exploration d’un territoire nouveau. Francine Saillant et Michel O’Neill, dir., Accoucher autrement : Repères historiques, sociaux et culturels de la grossesse et de l’accouchement au Québec, Montréal, Saint-Martin, 1987.

[9] Nicole Rousseau et Johanne Daigle, Infirmières de colonie. Soins et médicalisation dans les régions du Québec, 1932-1972, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 83-154.

[10] Ici une nuance s’impose: puisque le médecin ou la sage-femme est la personne destinée à assister la femme qui accouche, on s’attend à ce qu’il ou elle prenne l’avant-scène dans les cas pathologiques ou lorsque des complications surgissent. Le champ de pratique de l’un et de l’autre détermine des niveaux d’interventions différents et réglementés.

[11] Concernant la réalité passée, voir Rivard, Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne, spécialement les chapitres 4 à 7. Plus récemment, au Québec comme ailleurs dans le monde, la question des violences obstétricales a retenu l’attention de beaucoup d’observateur.trice.s et de personnes concerné.e.s, dont celle de plusieurs chercheuses universitaires et d’étudiantes de 2e et 3e cycles d’une variété de disciplines. Voici quelques références, aisément accessibles, permettant d’en apprendre davantage sur le sujet : Sylvie Lévesque, Manon Bergeron, Lorraine Fontaine et Catherine Rousseau. « La violence obstétricale dans les soins de santé : une analyse conceptuelle ». Recherches féministes, vol. 31, no 1 (2018), p. 219-238; Centre de documentation sur l’éducation des adultes et de la condition féminine (CDÉACF), « Stop violences obstétricales et gynécologiques – Québec #STOPVOG » http://stopvog.org/a-propos/ . Pour l’Europe, voir le rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (France), Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical : Des remarques aux violences, la nécessité de reconnaître, prévenir et condamner le sexisme, rapport no 2018-06-26-SAN-O34, voté le 26 juin 2018; et le blog de la juriste belge Marie-Hélène Lahaye, Marie Accouche Là http://marieaccouchela.net/index.php/tag/payetonuterus/ .