Passion et engagement : entrevue avec Louise Bienvenue et Stéphanie Lanthier à propos de leur entretien filmé avec l’historien Jean-Marie Fecteau

Publié le 10 juin 2014

Andréanne LeBrun, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université de Sherbrooke

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À l’été 2012, Louise Bienvenue, professeure titulaire au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke et membre du Centre d’histoire des régulations sociales, et Stéphanie Lanthier, chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, documentariste et membre de l’équipe d’HistoireEngagée, tournaient un entretien avec Jean-Marie Fecteau, quelques mois avant qu’il nous quitte. Avec générosité et passion, l’historien y raconte son parcours d’aventurier de l’intellect en tant qu’étudiant, chercheur et professeur. Nous avons demandé à mesdames Bienvenue et Lanthier de faire un retour sur cet entretien filmé, depuis peu disponible en ligne.


Quelle a été la genèse du projet ?

Louise : Quand j’ai su que Jean-Marie était gravement malade, l’idée m’est tout de suite venue de récolter le récit de sa carrière mais, surtout, de l’interroger sur sa vision de la profession d’historien. Le connaissant de longue date, je savais qu’il en avait beaucoup à dire sur le sujet; plusieurs choses, d’ailleurs, qu’il n’avait pas eu le temps de publier. Quand j’étais étudiante, j’avais visionné sur des cassettes VHS des entrevues réalisées avec des sociologues québécois ayant marqué leur profession. J’avais trouvé ça passionnant et je regrettais que nous n’ayons pas l’équivalent en histoire.

J’ai proposé cette idée d’entretien à Jean-Marie au début de l’été 2012, si ma mémoire est bonne. C’était un peu délicat, évidemment… Je lui avais suggéré qu’on fasse le tournage quelque part à l’automne. Il m’avait plutôt demandé qu’on le fasse plus rapidement; il devait savoir que sa maladie s’aggravait. C’est donc de manière un peu précipitée que j’ai sollicité Stéphanie Lanthier, cinéaste et chargée de cours en histoire, pour qu’elle embarque dans l’aventure. Elle l’a fait avec grande générosité et talent. Nous avons emprunté du matériel et préparé en vitesse un questionnaire visant à recueillir l’opinion de Jean-Marie sur diverses dimensions de son métier : enseignement, recherche, engagement public, etc. La rencontre s’est faite à son chalet dans le coin de Québec; c’était son refuge entre deux traitements de chimiothérapie.

Pour les historiennes que vous êtes, faire cet entretien, c’était un devoir de mémoire ? Si oui, pour qui et pour quoi ?

Louise : Étant donnée l’amitié qui me liait à Jean-Marie, le terme « devoir de mémoire » me semble un peu officiel, même s’il y a certainement un peu de cela dans notre démarche. Ma volonté était de lui donner la parole, car je savais qu’il avait encore beaucoup à dire et je pensais que son message pourrait résonner encore longtemps auprès des étudiants et des passionnés d’histoire et de recherche. Certes, il y a les écrits, mais en tant « qu’enfant de la télé », je crois beaucoup au pouvoir évocateur de l’image et du son.

Stéphanie : Bien que l’expression soit officielle, il y avait, en effet, une volonté de vouloir préserver la pensée de Monsieur Fecteau et de l’entendre se raconter. Cet entretien donne à voir un historien, bien sûr, mais aussi un homme passionné. Pour les étudiants.es, c’est une merveilleuse façon de connaître l’historien de cœur qu’il était.

Quel est le rapport de l’historienne face à l’historien et à l’histoire qui s’écrivait, à ce moment, devant vous ?

Louise : Sur le coup, j’étais surtout concentrée sur le propos et je tentais de ne pas me laisser distraire par la caméra et tout l’appareillage technique auquel je ne suis pas habituée. C’est surtout à l’étape du montage que j’ai mieux mesuré la valeur de son legs pour la profession. Revoir Jean-Marie sur pellicule, affecté physiquement par la maladie certes, mais toujours pleinement passionné par son métier, c’était très émouvant. Avec le recul, je trouve que nous avons réussi à capter son essence et à révéler ce qui a fait de lui un professeur aussi apprécié et un véritable animateur de la recherche en histoire.

Stéphanie : Pendant le tournage, j’étais consciente que c’était un moment de grâce. Dès les premiers moments, j’ai compris l’importance de la rencontre. J’ai ressenti comme jamais ce que pouvait être l’urgence de transmettre. C’était beau. Entre Monsieur Fecteau et Louise, il y avait une complicité palpable, un respect mutuel et une vision de l’histoire qui se partageait à deux voix.

Dans ton cas Stéphanie, c’était une première rencontre. Tu as ensuite « côtoyé » M. Fecteau pendant près d’un an durant le montage. Comment as-tu vécu ce contact ?

Stéphanie : Je dirais que j’ai eu un accès privilégié à l’érudition de Monsieur Fecteau. J’avais lu certains de ses travaux, mais là, ce n’était pas pareil, j’intervenais dans sa pensée en tant que monteuse. Sa manière de formuler ses phrases, ses tics, comme cette habitude qu’il avait de tout expliquer en trois temps ou en trois points, par exemple, il fallait les garder. À force de visionner le contenu, on vient à le connaître par cœur. En classe, par exemple, lorsque je parlais du rapport au passé, j’utilisais certaines expressions de Monsieur Fecteau. C’était tellement imprégné dans mon cerveau, que même ma pensée en était influencée. Je disais à mes étudiants.es : « Oh ! Monsieur Fecteau vient de parler ! »

Comment M. Fecteau abordait-il ce tournage ? Que représentait-il pour lui à ce moment dans sa maladie ?

Louise : Je pense que ce tournage revêtait pour lui une très grande importance. Malgré sa grande fatigue et la maladie, il s’y était préparé soigneusement. Il avait même relu la veille des passages de Reinhart Koselleck, un historien allemand qu’il admirait particulièrement pour ses réflexions méthodologiques et épistémologiques. Sa pensée était très organisée, nuancée. Il voulait manifestement faire sens de tout son parcours. En cours d’entrevue, il mentionne au passage quelques-uns des collègues qui ont croisé son chemin; je crois que de tels clins d’œil ne sont pas le fruit du hasard, mais qu’il s’agissait de marques délibérées de reconnaissance.

Vous avez déjà organisé deux projections de cet entretien auprès de publics différents; l’un en compagnie d’étudiants à la maîtrise pour qui il s’agissait d’un premier contact, puis l’autre en présence de collègues et amis de M. Fecteau. Que croyez-vous que les gens vont retenir de ce documentaire ?

Louise : J’ai été impressionnée par la réception des étudiants. Aucun d’entre eux n’avait rencontré Jean-Marie de son vivant et, pourtant, l’émotion et le message ont passé sans l’ombre d’un doute. Quant à la projection devant les anciens collègues et amis, ce fut un moment béni, d’une rare émotion. Nous avons reçu beaucoup de beaux témoignages à la fin de la projection.

Stéphanie : Je crois qu’on retient sa passion et son engagement face à l’histoire et au métier d’historien. C’est important de voir que les historiens ne sont pas des êtres froids et objectifs ! Monsieur Fecteau vient démolir ce cliché que plusieurs personnes peuvent avoir. Lors des deux projections, les publics ont réagi avec la même émotion. Touchés par l’intelligence du propos, mais aussi, j’imagine, par le contexte du tournage, ils sont émus. C’était tangible.

Pour conclure, projetez-vous réaliser d’autres entretiens du genre ?

Louise : Oui, cela fait partie de nos projets. Mais il faut pour cela trouver les bons partenariats et les bonnes sources de financement. Pour produire des films de qualité professionnelle, cela demande des ressources conséquentes !

Stéphanie : Nous aimerions réaliser d’autres portraits-trajectoires. C’est un excellent moyen de diffuser le métier d’historien et la mémoire de ceux et celles qui font l’histoire. Comme le dit Louise, il faut trouver les bons partenaires et la meilleure façon de faire pour la suite du monde ! Avec Monsieur Fecteau, c’est tout de même un tournage de trois heures avec deux caméras. J’aimerais qu’on puisse refaire l’expérience. C’est un moment inoubliable.

Merci beaucoup mesdames pour votre temps et pour permettre à ceux qui, comme moi, n’ont pas eu le privilège de croiser le chemin de Jean-Marie Fecteau de découvrir l’homme et l’historien derrière l’œuvre.