Penser les héritages coloniaux à travers le théâtre : entrevue avec Salim Djaferi

Publié le 26 septembre 2023

Entrevue : Christine Chevalier-Caron et Catherine Larochelle, membres du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca

Transcription : Kathleen Villeneuve, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal

La pièce Koulounisation, écrite, mise en scène et jouée par Salim Djaferi, est présentée du 26 septembre au 7 octobre 2023 au Théâtre Prospero à Montréal. L’œuvre aborde les enjeux relatifs aux événements coloniaux en Algérie par le biais des mots et de la mémoire. À cette occasion, HistoireEngagée.ca a eu le plaisir de s’entretenir avec l’artiste.

Crédit : Thomas Jean Henri

HistoireEngagée.ca (HE) : Vous ouvrez votre pièce en vous demandant comment se dit colonisation en arabe. D’où est venu ce questionnement ? Y a-t-il un événement ou un point de départ précis derrière votre démarche et l’enquête que vous avez menée ?

Salim Djaferi (SD) : Ce point de départ, c’est celui qui dramaturgiquement était le plus sensé, le plus efficace, qui servait le mieux artistiquement la pièce de théâtre. En fait, quand je me suis intéressé à cette grande question, je travaillais sur les différentes façons de nommer ce que, moi, j’appelais à l’époque la guerre d’Algérie. Je m’y suis intéressé parce que j’étais à ce moment-là en stage avec Adeline Rosenstein, une metteure en scène qui dont la pratique est principalement documentaire. Ce stage s’intéressait à la représentation des mouvements d’indépendance au théâtre. Là-dessus, je voulais m’intéresser à l’Algérie. C’est une histoire qui ne m’est bizarrement pas familière, alors que mes grands-parents sont nés en Algérie. Ce n’est pas une histoire que je connais bien, ce n’est pas une histoire qu’on enseigne à l’école. Ce n’est pas une histoire dont on débat énormément en famille non plus ; sans que ce soit un tabou. 

J’avais donc commencé à m’intéresser aux différentes façons d’appeler la guerre d’Algérie, parce qu’il y en a eu plein, et à ce moment, je vais pour la première fois en Algérie seul, à Alger plutôt que dans le village de ma famille. J’y vais vraiment pour enquêter sur ces façons de dire les choses. Je me rends compte là-bas qu’il y a un mot que je ne connais pas pour désigner cette guerre, le mot « révolution », qui m’étonne. Et très vite, je m’étonne d’en être étonné, parce qu’en fait, évidemment que c’était une révolution. Mais la France ayant bien fait son travail, je n’ai jamais entendu ce mot et donc je ne l’ai jamais pensé comme une révolution non plus. J’étais donc seul à Alger en pleine révolution, parce que j’y étais pendant le Hirak un mouvement pendant lequel, tous les vendredis, les Algérien.ne.s manifestaient contre le pouvoir en place. En même temps que la découverte de ce vocabulaire-là et du fait que c’était une révolution, il y avait une révolution qui était en cours, il y avait quand même quelque chose d’assez puissant là-dedans, et c’est là-bas que je me suis dit : « En fait, je suis en train de m’intéresser à une espèce de point final, un point très puissant, qui est en fait une révolution et une libération, une indépendance, mais tout ça, c’est un combat contre quoi ? : contre l’œuvre coloniale, le colonialisme. »

Moi, je ne parle pas du tout l’arabe. Et je me suis alors demandé comment on dit colonisation en arabe, quels sont les mots pour le dire dans la langue de ma mère, de ma grand-mère, qui ont toutes les deux vécu cette occupation et cette libération. Et là commence une grande enquête auprès de ma famille, et aussi auprès de personnes que je rencontre en France, en Algérie et en Belgique. C’est le premier pas, on peut dire ça comme ça. Parce qu’en posant la question, très vite, on s’est rendu compte que chacun a son mot pour le dire, et que chaque mot déroule des récits, déploie un point de vue, donne à entendre comment les gens pensent, se situent par rapport à cette histoire. Et puis, évidemment, le fait qu’il y ait plusieurs mots pour le dire dit beaucoup.

HE : Comment liez-vous cette question de la langue avec la question coloniale, et avec les legs de cette question coloniale jusqu’à aujourd’hui ?

SD : Le premier mot que je découvre pour dire colonisation en arabe, c’est koulounisation, le titre de mon spectacle, ce que je considère à l’époque comme du français avec un accent. Ça m’a interpellé, j’ai trouvé ça très révélateur de l’œuvre coloniale française, c’est-à-dire imposer sa propre langue, contraindre le langage et réduire complètement l’imaginaire. Je trouvais révélateur aussi que le seul mot que les gens que je commençais à interroger aient à disposition pour dénoncer un fait, c’est le résultat de ce fait : iels n’ont que le français pour le dire parce que l’œuvre coloniale française a empêché l’arabe.

Ça été très vite contredit par un traducteur à Marseille, qui m’a dit : « Mais ce n’est pas un mot français. » Pour moi, avec mes lunettes de personne de théâtre francophone – et un peu jugeante aussi –, c’est le mot français « colonisation » avec un accent. Il me dit : « Non, c’est de l’arabe. » Il me dit que l’arabe est une langue vivante qui est aussi le résultat d’une histoire, d’histoires, et qui vient se nourrir d’autres langues. Il faut pouvoir choisir de s’émanciper de cette histoire-là et pouvoir se dire : « Ma façon de parler, m’appartient. Certes, il y a des racines françaises liées à une histoire violente, mais c’est ma langue. » Il faut s’empouvoirer de nos façons de parler. On peut parler de comment ce mot est arrivé dans l’arabe algérien, mais il faut absolument considérer que c’est de l’arabe.

HE : Sinon, c’est de revenir à l’idée d’une pureté de la langue, qui en fait n’a jamais existé à la base, et qui peut être délétère comme mouvement. Et qui peut être aussi un rejet des personnes qui parlent comme ça, quelque chose qui provoque une nouvelle exclusion de l’identité.

SD : Exactement. Ce n’est pas très émancipateur non plus de se dire : « Dans ma façon de parler, je suis victime d’une histoire. »

HE : Votre pièce est ce qu’on pourrait appeler une enquête interdisciplinaire : vous puisez à l’histoire, à la linguistique, à la phonétique – tout ça transposé dans un dispositif artistique tiré de la discipline des arts vivants. Cette démarche nous interpelle et nous nous questionnons sur la façon dont vous avez mené vos recherches.

SD : Il y a eu beaucoup de lectures, d’historien.ne.s principalement, pour essayer de connaître ce qui s’est passé. Je suis aussi allé chercher des écrits algériens pour voir comment des auteur.rice.s algérien.ne.s pensaient les choses. Il y a aussi de plus en plus d’auteur.rice.s d’origine algérienne, qui ont grandi et étudié en France, qui se réapproprient cette histoire-là. J’ai lu beaucoup de thèses aussi. Et aussi beaucoup d’auteur.rice.s et d’historien.ne.s anglais.es ou américain.e.s dont les écrits disent beaucoup, peut-être grâce à la distance ; peut-être parce qu’il est plus facile de faire financer une recherche sur ces sujets ailleurs qu’en France.

Mais il y a eu très vite ce point de départ de la langue, de manière très spontanée. C’est une connaissance qui est restée très artisanale, très domestique. C’est-à-dire que si je m’intéressais à la langue, c’était aussi pour aller demander comment on parle. C’était pour rencontrer des gens – et je ne parle pas de scientifiques ou d’historien.ne.s, mais de gens qui ont un lien direct ou indirect, affectif, familial avec l’histoire du colonialisme français en Algérie. En tant qu’artiste ou faiseur de théâtre, j’avais envie de donner la parole à des gens qui ne sont pas publiés ou écoutés, en ayant l’intime conviction que là se trouvait aussi une connaissance très précieuse. Et le théâtre permet ça. Je ne suis pas sociologue, je n’ai pas besoin de m’embêter avec des règles de validation, etc. Ça amène une liberté. C’est aussi un point de départ qui m’intéresse parce que la linguistique, la phonétique sont aussi des armes coloniales. C’est vraiment le savoir occidental qui arrive et qui analyse, qui dit qui parle bien, qui parle mal, quels mots existent et quels mots n’existent pas.

La méthodologie a été très vite d’aller sur le terrain, comme dirait un.e sociologue, et d’interviewer beaucoup de gens. D’abord plutôt dans le cercle familial, puis des gens qu’on me recommandait, et puis aussi très vite, en Algérie, des gens que je ne connaissais pas du tout. D’ailleurs, pour rendre à tous ces gens leur grande générosité, leur grande intelligence et leur grande sensibilité, le spectacle s’est aussi coécrit avec eux d’une certaine manière. À la base, je n’avais pas de plan de dramaturgie. Par exemple, toutes les interviews que j’ai menées en France auprès de personnes d’origine algérienne, sans que je dirige les interviews vers là, ont fini sur des questions de racisme en France aujourd’hui. Ce n’était pas du tout mon intention. Je me suis demandé : « Qu’est-ce qu’on fait de ça ? » C’est pour ça qu’on le traite dans le spectacle.

HE: À quel moment – et pourquoi – avez-vous décidé d’intégrer vos archives familiales à la pièce?

SD : Dans l’idée de départ, il n’y avait pas du tout la volonté de parler de ma famille ou de moi. Dans cette volonté d’attaquer cette histoire coloniale par le langage, il y a beaucoup de questions de toponymie, tous les noms de lieux qui ont changé, les noms de famille, etc. Là, il y a beaucoup d’écrits qui existent, très intéressants, mais plus ou moins agréables à lire, plus ou moins digestes, ce qui n’est pas idéal pour le théâtre. 

J’ai décidé d’aller explorer des parcours de noms de famille, ce qui est très difficile à trouver dans la littérature historique, donc j’ai commencé à demander aux gens autour de moi, notamment à ma famille. C’est devenu très passionnant et, en m’adressant directement à ma famille, j’avais beaucoup plus accès, d’un, à une sensibilité par rapport à ça –quelque chose qui devenait beaucoup plus chaleureux que des récits historiques –, et, de deux, à beaucoup plus d’archives et de documents qu’en passant par des gens que je connaissais moins. D’ailleurs, ç’a demandé beaucoup de travail au sein de ma famille pour récupérer tous ces documents. Ç’a pris des mois de recherche, il y a eu beaucoup d’efforts déployés par plusieurs personnes. C’est beau aussi. 

Et, ça me permettait de mener mon enquête, d’avoir une histoire concrète. Je trouvais ça important d’avoir une matérialisation de cette histoire, c’est-à-dire que ce ne sont pas que des mots, ce sont aussi des papiers que l’on garde. Ça amenait du relief, une certaine théâtralité aussi.

HE : Pourquoi cette démarche d’enquête passe-t-elle par le théâtre ? Comment le théâtre peut-il être une bonne façon de transmettre l’histoire de la colonisation et de la lutte d’indépendance ? En somme, en quoi l’histoire est-elle une « donnée brute » pour la création artistique ?

SD : Je ne sais pas si c’est l’histoire en soi ou le fait de se réapproprier comment l’histoire nous est transmise, s’émanciper de ça, de se rendre compte qu’en tant que non-historien, non-académique, on a aussi des capacités, qui sont même assez illimitées, de construire des récits. Le théâtre, c’est raconter des histoires. Après, dans mon cas, parfois, le répertoire de théâtre déjà existant n’est pas satisfaisant. En tant que personne qui a fait une école supérieure d’art et de théâtre en Belgique francophone, en tant que personne racisée, parfois, on ne se retrouve pas dans ces histoires. D’où l’idée de construire d’autres histoires, des récits manquants. Ça n’enlève rien à la qualité et à l’intérêt du répertoire occidental, mais il est aussi question aujourd’hui d’aller augmenter ce répertoire d’autres récits.

HE : Votre pièce aborde l’enjeu des mémoires divergentes en explorant les différentes façons de nommer et, par extension, de se remémorer les épisodes de la colonisation de l’Algérie. Quelles réflexions espérez-vous provoquer chez le public en exposant très directement ces questions ? Y a-t-il une intention de complexifier le rapport du public au récit historique ?

SD : Oui, il y a une intention de rendre ça plus complexe, d’augmenter le récit national ou scolaire. Il y a beaucoup d’espace pour le public dans la pièce, on peut réfléchir, on ne dit pas tout, il y a beaucoup de silences. Il y a l’espoir peut-être que les gens se rendent indépendants par rapport à leurs connaissances. On est très transparents dans la pièce, toute la démarche est très claire, on ne cache rien. Les gens peuvent aller commencer à faire leur propre enquête, d’une certaine manière.

Il y a des gens qui sont allés voir la pièce et qui m’ont dit être allés voir ensuite des documentaires ou lire d’autres sources. En France, beaucoup de gens ont un lien très palpable – à une génération près – avec cette histoire coloniale. C’est compliqué pour moi de dire que c’est grâce à ma pièce que les gens vont s’informer ; c’est tout un ensemble de choses, de déclencheurs, une actualité, mais aussi une prise de conscience, une nécessité de la part de nouvelles générations de renouveler les récits.

HE : Y a-t-il selon vous une réception différente selon l’endroit où vous présentez la pièce – en Belgique, en France, au Québec ?

SD : En France, la majorité des Français.es sont très concerné.e.s par cette histoire précisément, que ce soit elleux ou les générations qui les précèdent. Le spectacle a été écrit en Belgique, donc dans un pays qui n’est pas concerné directement par cette histoire-là, mais qui a une autre histoire coloniale extrêmement violente, qui malgré les liens possibles n’est pas nécessairement comparable de par la nature du colonialisme au Congo.

Il y avait la volonté que cette pièce ne parle pas exclusivement de l’histoire algérienne, qu’elle puisse parler d’autres histoires coloniales – et il y en a plein. Et on voulait aussi que cette pièce ouvre sur des façons d’aborder cette histoire-là, au sens des mémoires divergentes, mais aussi au sens d’ouvrir sur le langage, sur l’immatériel aussi. Ce n’est pas le récit d’événements précis, c’est de voir comment le colonialisme abime une culture, abime une langue, réduit un imaginaire, modifie des façons de penser, d’envisager la famille, les liens avec les autres. Et ça, c’est quelque chose qui se réfléchit dans plusieurs autres histoires coloniales. 

Après, en Roumanie, par exemple, la réception n’est pas la même. En Roumanie – un pays très francophile –, la France, c’est le pays des droits de l’homme, de la liberté, de la littérature. On jouait la pièce en français à Bucarest, donc c’était l’élite roumaine qui venait voir du théâtre en français. C’était déstabilisant pour ce public d’abimer un peu cette image de la France.

Quant à la réception en France, il y a quelque chose qui bouge là-bas. La majorité des Français.es sont très concerné.e.s par cette histoire-là, que ce soit elleux ou les générations qui les précèdent et la pièce est beaucoup demandée, ce qui indique une volonté des institutions culturelles de parler de ça.  C’est un bon indicateur et c’est positif, mais ça concerne un certain milieu. Et le théâtre en France reste un art bourgeois, assez cher et difficilement accessible. Ce serait donc un autre enjeu, de ne pas seulement changer les récits, mais changer aussi qui y a accès.

Les représentations de la pièce ont lieu jusqu’au 7 octobre au théâtre Prospero, à Montréal.