Préserver ces phares que nous ne savons voir

Publié le 3 novembre 2014

Véronique Dupuis, géographe, chargée de projet au Site historique maritime de la Pointe-au-Père et collaboratrice pour HistoireEngagee.ca

Version PDF
Phare Cap-des-Rosiers, Gaspésie. Crédits : Véronique Dupuis

Phare Cap-des-Rosiers, Gaspésie. Crédits : Véronique Dupuis

Pot à l’Eau-de-vie, Cap-des-Rosiers, Cap-au-Saumon, Cap-de-la-Table, Haut-fond Prince, Île du Grand Caouis, Pointe de la Prairie, Île du Corossol… Au XXe siècle, pas moins de 43 phares étaient en service sur les côtes du golfe et du fleuve Saint-Laurent et de la Baie-des-Chaleurs. De Mingan jusqu’aux portes de Charlevoix, en passant par Anticosti, les Îles-de-la-Madeleine et la rive sud gaspésienne, ces sentinelles ont longtemps été les repères de milliers de navigateurs. Pour plusieurs d’entre eux, ces phares étaient le signe d’un certain salut dans la tempête. À peine quelques décennies après leur déclassement, la survie de ces lieux de mémoire qui subliment nos paysages côtiers est pourtant bien incertaine. Les phares du Québec; chronique d’un patrimoine maritime en péril.

Il était une fois le Saint-Laurent

Que l’on se sente ou non concerné par le fleuve, cette porte d’entrée de l’Amérique du Nord est au cœur du développement historique, démographique et économique du Québec et du Canada. Ensemble géostratégique primordial pour des fins commerciales, logistiques, militaires et de transport, le fleuve Saint-Laurent revêt depuis des siècles une importance capitale. Les Premières Nations ne l’ont-elles pas utilisé pour assurer leur survie, leurs déplacements et l’établissement de leurs liens commerciaux? Vigies, gabiers et capitaines anglais n’ont-ils pas profité de cette voie navigable pour gagner les rives de Québec? Sans oublier qu’il a également porté les espoirs de centaines de milliers d’immigrants arrivant du Vieux Continent à la recherche d’une vie meilleure. Pendant des siècles il fut le gagne-pain d’autant de draveurs, de pêcheurs et de marchands transportant mille et une cargaisons sur les « voitures d’eau » cabotant sur ses rivages.

Au XIXe siècle, le grand vent du changement prend et fait perdre les voilures. On troque la misaine et la grand ‘voile pour de nouvelles technologies. Désormais, les bateaux à vapeur se croisent sur un fleuve de plus en plus achalandé. Les années passent et l’intérêt pour ce cours d’eau aux multiples possibilités se consolide et s’accentue. Or, le Saint-Laurent est redouté par les marins du monde entier. Écueils, hauts-fonds, courants, marées, conditions climatiques instables, vents, corridor de navigation étroit, autant d’obstacles qui ont apporté et apportent encore leur lot de naufrages et d’avaries. À mesure que le trafic s’intensifie, qu’il se diversifie et que les réseaux commerciaux s’internationalisent, les aides à la navigation telles que les cornes de brume, les sémaphores, les bouées, les pilotes du Saint-Laurent et les phares deviennent des outils indispensables. C’est alors un véritable âge d’or pour les phares et le Québec n’échappe pas à cette mouvance alors que d’innombrables tours lumineuses sont érigées aux quatre coins de la province.

Ces guetteurs qui ne guettent plus

Phare Pointe-au-Père, Bas-Saint-Laurent. Crédits : Serge Guay

Phare Pointe-au-Père, Bas-Saint-Laurent. Crédits : Serge Guay

À leurs têtes il y avait les infatigables et les passionnés; des témoins et des architectes discrets et méconnus d’une époque maintenant révolue où ils jouissaient d’un haut niveau de responsabilités. Si, avec leur code lumineux unique à chacun, les phares servaient de repères pour les marins, les gardiens étaient au service de ces derniers 24 heures par jour, 365 jours par année. Passionnés par leur travail, ils s’inscrivent dans une tradition maritime ancrée dans l’histoire québécoise. « Hommes de mer » sur terre, ils ont surveillé les côtes et ont pris soin de veiller à l’entretien et au bon fonctionnement des installations et des aides à la navigation, et ce, dans toutes les conditions. La plupart du temps gardiens de père en fils, ils sont les témoins d’une époque où la navigation se faisait à l’aide de cartes marines, de sextants, d’étoiles, de clochers d’églises en guise d’amers, de cornes de brumes et de phares.

C’est vers le début des années 1960 que l’automatisation des phares commence, alors qu’on constate que l’électricité permet de les garder en activité à faibles coûts. Les gardiens de phare sont partis bien malgré eux, faisant face à une technologie plus grande que nature qui ne pouvait concurrencer avec leur corne de brume manuelle et leur faisceau de lumière devenue depuis peu électrique. Désormais, seul un responsable vérifie l’état des lieux et des installations quelques fois par année. La corne de brume, quant à elle, est aussi automatisée et la sirène retentit dès l’apparition de brume. C’est ainsi que les tours à claire-voie, telle celle de Pointe-au-Père, sont érigées en remplacement des phares traditionnels. Moins charmantes au niveau architectural, elles demandent moins d’entretien et sont moins coûteuses en termes de fonctionnement. De plus, l’arrivée des nouvelles technologies à bord des navires, tel que les GPS, est aussi une raison évidente du déclin de la nécessité des phares. Bien que la présence des pilotes du Saint-Laurent soit encore aujourd’hui obligatoire à la barre des bateaux, les marins sont davantage conscients des grands dangers du fleuve.

C’est ainsi que les phares s’éteignent à mesure que de nouvelles technologies s’imposent. Étant les seuls à avoir apprivoisé ces tours, les gardiens ont quitté à contrecœur leur poste en nous laissant seuls face à ces phares de bois, de pierre, d’acier et de béton dont le Québec d’aujourd’hui ne sait que faire. Les gardiens encore parmi nous doivent pleurer l’époque où un phare était une perle solitaire faisant partie d’un coffre aux trésors collectif. L’actuel intérêt médiatique soulevé par le phare abandonné du Corossol près de Sept-Îles n’est que le plus récent exemple de notre impuissance face à un patrimoine national en péril. Partout le long de nos berges, des géants pâtissent autant de notre insouciance que des politiques publiques. Les différents paliers de gouvernement ne prennent pas de décision, l’argent étant la figure de proue des raisons évoquées. Mais à qui revient réellement la responsabilité? À bâbord comme à tribord, l’incertitude et le questionnement planent.

De veilleurs à veillés

Phare Escarpement-Bagot, Anticosti. Crédits : Hugues Simard

Phare Escarpement-Bagot, Anticosti. Crédits : Hugues Simard

Bien que plusieurs phares soient aujourd’hui abandonnés, quelques-uns classés phares patrimoniaux sont exploités à titre touristique. Le cas de la station de phare de l’Île Verte, au Bas-Saint-Laurent, est un bon exemple. Construite en 1809 pour le compte de la Trinity House de Québec, le Service britannique des phares, cette tour lumineuse illustre la volonté de sécuriser la navigation sur le fleuve, mais témoigne aussi de la croissance du commerce et du flot passant des navires. Doyen des phares québécois, cette lanterne haute de 17 mètres a accueilli des gardiens jusqu’en 1972. Si elle a eu la chance d’être classée monument national en 1976, ce n’est pourtant qu’en 1996, lorsque des habitants de la région ont vu l’urgence de préserver ce joyau historique, que la Corporation des Maisons du Phare de l’Île Verte a été créée afin de contribuer et de mettre en valeur le site de la station de phare. Mais préserver un tel monument demande de l’énergie et, faut-il le préciser, des moyens financiers considérables. Pour arriver à ses fins, cette corporation opère une auberge ouverte aux nombreux visiteurs qui souhaitent séjourner dans l’une des maisons des gardiens. Tous les profits réalisés sont alors réinvestis dans la mise en valeur du site. Cette initiative porte fruit, car l’endroit est prisé par la clientèle touristique et constitue l’un des plus beaux paysages maritimes de l’Est-du-Québec. Géré par la Société Duvetnord, le phare du Pot à l’Eau-de-vie, situé au large de Rivière-du-Loup, opère des activités touristiques en fonction d’un modèle semblable. Quant à la station de phare de Pointe-au-Père, elle est classée lieu historique national depuis 1974 et appartient maintenant à Parcs Canada. Cependant, depuis le début des années 1980, c’est le Site historique maritime de la Pointe-au-Père qui en fait l’interprétation.

Bien d’autres phares n’ont malheureusement pas la chance d’être considérés comme des monuments nationaux et de trouver preneurs. Que ce soit par faute d’être trop isolés et difficile d’accès, excentrés des principaux pôles touristiques, en piteux état, ou tout simplement parce qu’ils sont oubliés par la population locale, bien des phares demeurent orphelins. À titre d’exemples, nommons ceux de l’île Rouge (Charlevoix), de l’Île Plate (Basse-Côte-Nord) et de l’escarpement Bagot (Anticosti).

Hissons bien haut les pavillons

N’étant plus primordiaux pour la navigation, ces joyaux maritimes sont oubliés, comme si notre devoir de mémoire était proportionnel à leur utilité actuelle. Sur 43 phares, sept sont abandonnés, 19 sont exploités touristiquement et une pincée est considérée comme étant des monuments historiques nationaux. Maintenant sous juridiction fédérale, la plupart des phares du Saint-Laurent sont gérés par Pêches et Océans Canada. En mai 2010, ce ministère a décrété, en fonction de la Loi sur la protection des phares patrimoniaux, que 480 phares actifs et 490 inactifs sur l’ensemble des phares du Canada sont désormais excédentaires. Le gouvernement Harper, considérant que ces flambeaux ne sont plus nécessaires à la navigation, décide alors de les vendre aux plus offrants qui désirent les exploiter à des fins touristiques et conserver leur valeur patrimoniale. Cette décision, qui peut sembler honorable, cache une autre réalité. Une partie du patrimoine maritime québécois se retrouve ainsi à l’encan, mais peu d’acteurs locaux ont les moyens de soutenir de telles infrastructures. Les prix des phares sont dérisoires; le coût des réparations et de l’entretien, exorbitant. À ce sujet, le prix de vente  «symbolique» du phare de Cap-des-Rosiers situé à l’entrée du parc Forillon cache le coût estimé des réparations qui se situe entre 3 et 5 millions de dollars. Et la situation se répète pour tant d’autres phares. De plus, si les stations abritent d’autres types d’aides à la navigation comme le criard à brume et des bâtiments attenants, les organismes acquéreurs doivent aussi protéger le caractère patrimonial de ces derniers. Tout ceci aux frais des acheteurs, ce qui représente un grand investissement sur une longue période.

Phare Cap-des-Rosiers, Gaspésie. Crédits : Musée McCord

Phare Cap-des-Rosiers, Gaspésie. Crédits : Musée McCord

Qui donc achètera tous ces phares? Qui aura le portefeuille assez garni pour veiller à leur préservation? Il y a bien des corporations privées qui ont vu le jour et qui se battent pour sauver leur phare. Cap-des-Rosiers et Sept-Îles en sont de bons exemples, pour ne nommer que ceux-ci. Mais sauver un phare exige d’aller à contre-courant. Préserver ces gardiens de la côte demande du temps, un océan de détermination, une mobilisation communautaire et une prise de conscience collective. Aujourd’hui, plusieurs phares sont délaissés, en attendant un acheteur. Pendant ce temps, les poutres s’effondrent, les pierres tombent et les prismes, œuvres d’art uniques d’une précision phénoménale, se cassent.

Agir pour la sauvegarde d’un patrimoine en péril

Ce qui est à la fois inacceptable et triste, c’est le risque que l’on prend collectivement en ne reconnaissant plus le caractère distinct de nos paysages et de la mémoire associée à notre maritimité. Le Québec est né de la mer et du fleuve. Ses phares, tels des guetteurs d’horizon, sont encore là pour rappeler ce passé maritime gorgé d’embruns et d’effluves. Mais deviendront-ils eux aussi des curiosités folkloriques d’un temps oublié et révolu tel que celles que l’œil aiguisé de Michel Brault nous à légué dans Pour la suite du monde ? Sans la préservation et la mise en valeur de ces témoins qui s’arriment aux battures, nous privons les générations futures d’une part significative de leur héritage culturel. Bien qu’éteintes, les sentinelles du Saint-Laurent doivent continuer de briller par leur importance et leur signification historiques.

Depuis 2001, la Corporation des gestionnaires des phares de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent fait un travail remarquable pour que ce patrimoine ne sombre pas dans l’oubli. Elle a permis de mettre sur pied un véritable réseau se matérialisant dans la Route des phares, un tracé unique qui nous mène au pied des 43 sentinelles du Québec maritime. De plus en plus appréciée par les visiteurs de la province et d’ailleurs, elle suscite une curiosité grandissante envers nos phares en plus de donner une visibilité aux efforts de conservation faits par les gestionnaires postés aux différents coins du fleuve, de l’estuaire où du golfe.

Phare de Matane. Crédits : Musée McCord

Phare de Matane. Crédits : Musée McCord

Et à titre individuel, que pouvons-nous faire ? Comment peut-on, à notre manière, perpétuer la mémoire de ces flambeaux ? Marchons autour d’un phare, allons nous asseoir dans sa coupole, informons-nous sur son histoire, photographions-le et invitons des amis à le découvrir avec nous. En d’autres mots, approprions-nous un phare.

Ne reste qu’une réelle intention commune, une assez grande indignation populaire et, encore faut-il rêver, un soupçon de volonté politique pour conserver ces phares qui ont guidé tant de générations de marins sur nos eaux agitées et qui ont éclairé, de par leur faisceau, des dizaines de villages.

Pour en savoir plus

Références bibliographiques

LECLERC, J. (2004). Les pilotes du Saint-Laurent 1762-1960. L’organisation du pilotage en aval du havre de Québec., Les éditions GID.

HALLEY, P. (2003). Les sentinelles du Saint-Laurent. Sur la route des phares au Québec., Les éditions de l’Homme

BAIRD, D. (1999). Northern Lights. Lighthouses of Canada, Lynx Images Inc.

Références en ligne

Station de phare de l’île Verte

Site historique maritime du Phare de Cap-des-Rosiers

Pêches et Océans Canada. Mise en œuvre de la Loi sur la protection des phares patrimoniaux

La route des phares

Parcs Canada. Lieu historique national du Canada du Phare-de-Pointe-au-Père

Site historique maritime de la Pointe-au-Père