Queen’s Park, 1er mai 2014 ou la trahison des sociaux-démocrates en Ontario

Publié le 30 mai 2014

Mathieu Arsenault, Candidat au doctorat en histoire à l’Université York

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Le 1er mai dernier, les Ontariens ont peut-être bien assisté à la première étape d’une révolution conservatrice susceptible de faire basculer la province dans l’austérité au lendemain des élections générales du 12 juin. Retour sur le jour où le Nouveau Parti démocratique s’est aligné sur les Conservateurs pour défaire l’un des budgets les plus progressistes jamais proposé à la législature ontarienne.

Le crépuscule de la décennie libérale?

Au moment de sa dissolution, la 40e législature ontarienne siégeant depuis octobre 2011 était formée par un gouvernement minoritaire libéral bénéficiant de 48 des 107 sièges à l’Assemblée législative de Queen’s Park. Malgré leur troisième position derrière les conservateurs de Tim Hudak (37 sièges), les néo-démocrates dirigés par Andrea Horwath bénéficiaient néanmoins d’une position favorable, dans la mesure où leurs 21 députés suffisaient à leur assurer une confortable balance du pouvoir. L’occasion était belle pour forcer la main au gouvernement libéral minoritaire et l’amener à monnayer sa survie politique au prix d’une gouvernance plus à gauche, plus sociale-démocrate. Les opportunités en ce sens étant d’autant plus grandes que les Libéraux étaient et demeurent loin d’être convaincus de l’issue favorable d’une élection printanière. Il faut dire que l’équipe de Mme Wynne avait de bonnes de raisons de chercher à éviter la tenue d’un scrutin général dans la mesure où les élections complémentaires de février dernier sont loin d’avoir ragaillardit l’ardeur des troupes libérales. Dégringolant en troisième place loin derrière le Parti conservateur, le Parti libéral avait alors perdu le comté de Niagara Falls qu’il occupait depuis une décennie aux mains des néo-démocrates, en plus de perdre près de 10 000 voix dans le comté conservateur de Thornhill.

À en croire ces déboires électoraux, la démission inattendue de l’ancien Premier ministre libéral élu Dalton McGuinty en octobre 2012 et son remplacement par la députée de Don Valley-Ouest Kathleen Wynne au début de l’année 2013 n’ont pas suffi à exorciser le Parti libéral des démons qui tourmentaient son ancien chef. Malmené par sa gestion maladroite dans l’affaire du controversé projet de loi 115 sur l’imposition d’un contrat de travail aux enseignants et éclaboussé par des scandales minant sa crédibilité et son intégrité, l’ex-premier ministre avait alors quitté ses fonctions et prorogé le parlement avec l’espérance de faire place au renouveau et à l’émergence de «nouvelles idées libérales». Désertant son bureau de Queen’s Park qu’il occupait depuis neuf ans, McGuinty laissa toutefois quelques squelettes dans le placard. Le plus encombrant étant celui de la controverse entourant l’annulation des projets de deux nouvelles centrales au gaz naturel présumément motivée par des considérations partisanes et des calculs politiques douteux. Dans la mesure où la décision de la chef néodémocrate de renverser le gouvernement ne découle pas de l’analyse du budget, mais plutôt du fait qu’elle affirme avoir perdu confiance envers la première ministre, force est de constater que la nouvelle administration Wynne peine toujours à blanchir la marque de commerce libérale de ce scandale ayant coûté un milliard de dollars aux contribuables ontariens.

Le budget de la conciliation

Quee's Park, siège du gouvernement provincial de l'Ontario.  Crédits : Grant MacDonald (Flickr)

Quee’s Park, siège du gouvernement de l’Ontario.
Crédits : Grant MacDonald (Flickr)

Le temps venu de déposer le budget 2014, alors même que les revers de février sont encore frais, que le climat politique provincial est pour le moins instable et que les sondages laissent entrevoir une remontée des intentions de vote pour les conservateurs de Tim Hudak, il y avait donc fort à parier que Kathleen Wynne chercherait à obtenir l’appui des néodémocrates afin d’assurer la survie de son gouvernent minoritaire. Comme de raison, les sympathisants de la gauche ne furent pas déçus le 1er mai dernier alors que le gouvernement dévoilait un budget étonnant qui fut décrit par le journaliste parlementaire de la CBC Robert Fisher comme «le meilleur budget NPD que l’Ontario n’a jamais vu venant d’un gouvernement libéral». Salué notamment par les travailleurs du syndicat Unifor et de la Fédération ontarienne du travail qui invitaient le NPD à voter en faveur, le défunt budget Wynne 2014 était sans conteste un budget qui méritait un minimum d’attention de la part de l’opposition social-démocrate. Bien qu’il soit fort à parier que sa décision de s’aligner sur les conservateurs pour faire tomber le gouvernement ait été prise avant même le dévoilement du budget Wynne, Mme Horwath aurait eu tout intérêt à considérer les mesures audacieuses et progressistes qu’il proposait. En fait, son refus catégorique d’envisager la possibilité d’appuyer les mesures libérales pourtant saluées par les deux plus gros syndicats de l’Ontario a de quoi laisser perplexe. Alors même que la campagne bat son plein, une trentaine de partisans du NPD, dont certains bien en vue, n’ont d’ailleurs pas hésité à souligner le manque de jugement de la chef néo-démocrate dans une lettre où ils se disent atterrés par son rejet du budget « le plus progressiste de l’histoire récente de l’Ontario » et son rapprochement des politiques économiques de droite des conservateurs à qui elle espère rafler quelques voix .

À gauche, Kathleen Wynne lutte contre laccaparement de la richesse

En regardant ce budget mort-né, il est évident que le gouvernement avait fait ses devoirs afin de mettre sur table une proposition progressiste propre à séduire les sociaux-démocrates. Tout d’abord, l’exercice financier misait sur l’adoption d’un nouveau régime de pensions destiné aux travailleurs qui ne disposent pas de régime de retraite au travail (le deux tiers des Ontariens), ainsi que l’augmentation et l’amélioration des services à la communauté. Ce dernier volet comprenant entre autres des investissements de quelque 29 milliards dans le transport en commun, 11,4 milliards pour l’amélioration et l’expansion des hôpitaux de la province et 11 milliards pour la construction de nouvelles écoles primaires et secondaires dans les zones densément peuplées; le tout sur un horizon de 10 ans. De toutes les approches proposées par cet exercice budgétaire, c’est toutefois la volonté de rehausser d’un point de pourcentage le taux d’imposition des mieux nantis qui représente la mesure à la fois la plus intéressante, mais aussi la plus susceptible de rallier la gauche de Queen’s Park. Cette mesure portant le taux d’imposition provincial à 12,6 % comprend également le rabaissement du palier d’imposition supérieur de 514 000$ à 220 000$, soit une augmentation annuelle d’environ 450$ pour la tranche des 150 000$ à 220 000$ et de 5 500$ pour les revenus de plus de 220 000$. Ce réajustement devant apporter environ 700 millions de plus dans les caisses de l’Ontario est toutefois loin de rattraper les taux d’imposition en vigueur au Québec où les deux paliers supérieurs fixés à 82 190$ et 100 000$ sont imposés à 24 et 25,75% respectivement. Doublées d’un nouveau salaire minimum rehaussé à 11$ de l’heure (anciennement 10,25$) et désormais indexé à l’inflation, ainsi que d’une bonification de la prestation ontarienne pour enfants aux familles à faibles revenus, ces nouvelles mesures fiscales s’avéraient néanmoins un gain net pour les travailleurs ontariens, les étudiants, les familles à faible revenu et la classe moyenne en général.

Comme le hasard fait bien les choses, le jour même où Mme Horwarth balayait le budget du revers de la main, un rapport de l’OCDE nous apprenait que «le Canada est l’un des pays développés où les fruits de la croissance ont été le plus accaparés par les plus riches depuis 30 ans». Ce rapport souligne par ailleurs que le principal coupable de l’affaiblissement de la classe moyenne et de l’accaparement de la richesse par les plus fortunés est à trouver du côté de la réduction de l’effet redistributif de la fiscalité engendrée par une diminution importante de l’imposition des tranches supérieures de revenus. En cherchant à inverser la tendance du recul marqué du taux d’imposition sur les revenus élevés, les propositions du budget Wynne méritaient plus de considérations de la part de ceux qui se targuent de porter le flambeau de la social-démocratie et du socialisme dans l’arène parlementaire. Et pourtant, la chef du NPD a préféré jouer le tout pour le tout, quitte à voir les propositions Wynne balayées par l’alternative proposée par les conservateurs de Tim Hudak.

À droite, Tim Hudak parle daustérité

Véritable apôtre du néo-libéralisme, Tim Hudak bat la campagne en martelant que les libéraux font fausse route. En reprenant un discours aux accents de plus en plus familier, il soutient que l’équilibre budgétaire doit être atteint non pas par une augmentation des revenus en recalibrant les impôts, mais plutôt au moyen de coupes drastiques dans la fonction publique et les services dispensés par nos États qui vivent apparemment «au-dessus de leurs moyens». Les récentes déclarations du chef conservateur laissent à penser que ce dernier suit aveuglément la voie tracée par son prédécesseur Mike Harris, disciple des théories économiques de Friedrich Hayek et premier ministre conservateur de 1995 à 2002. L’actuelle promesse conservatrice de réduire la taille de l’État de 10% en supprimant quelque 100 000 emplois dans la fonction publique n’est effectivement pas sans rappeler la Common Sense Revolution mise de l’avant par Harris lors de son passage à Queen’s Park. Ce mouvement que nous pourrions traduire comme la Révolution du gros bon sens, utilisait ce slogan populiste et accrocheur dans le but de mettre en place une politique d’austérité visant à accroître la responsabilité économique individuelle des Ontariens en réduisant drastiquement la taille de l’État, en sabrant dans les services à la population, en adoptant un budget minceur et en réduisant la charge fiscale des Ontariens. Vraisemblablement inspiré par le succès politique de son devancier, Hudak pose désormais les jalons de sa propre révolution conservatrice. Depuis le début de la campagne, non seulement promet-il d’éliminer 100 000 postes dans la fonction publique, mais il propose également de réduire l’impôt sur les sociétés de 11,5 à 8%, et de couper de 10% l’impôt sur le revenu des particuliers. Le chef conservateur compte également réduire les tarifs d’électricité en abolissant les subventions à l’énergie éolienne et solaire, et éliminer les écotaxes imposées à l’industrie afin de financer le recyclage. Toutes ces mesures, dans un horizon de huit ans, soutient le visionnaire conservateur, devraient assurer la création d’un million d’emplois en Ontario . Dans le cas de la révolution conservatrice de Harris comme dans sa nouvelle mouture proposée par Hudak, ces champions autoproclamés de la croissance économique et de la création d’emplois occultent malheureusement l’effet néfaste de leurs politiques sur la dégradation des programmes sociaux et la justice sociale. Car malheureusement il ne suffit pas de créer de la richesse, encore faut-il redistribuer cette croissance afin justement d’éviter son accaparement progressif par l’élite économique.

De la politique vulgaire

critique_droit_hegelien_L10[1]En décidant de faire tomber le gouvernement sur un budget pourtant idéologiquement aligné avec ses priorités, le NPD nous offre une démonstration époustouflante de «démocratie vulgaire». Théorisé par Marx, le concept de la démocratie vulgaire symbolise la séparation entre la source même du pouvoir, le Peuple, et sa réelle participation à l’exercice de celui-ci. Autrement dit, le système représentatif où l’électeur est appelé à choisir un représentant lors d’élections sporadiques serait un mécanisme distanciant ce dernier du pouvoir. C’est parce que ce système crée un écart entre les élus appelés à administrer l’État et le Peuple que Marx souligne que «la représentation de l’État moderne fait abstraction de l’homme réel » (Critique du Droit Politique Hégélien, p. 205). À l’opposée de sa variante dite vulgaire, la «véritable démocratie» cherche à abolir cet écart plutôt qu’à renforcer ces sphères. Une démocratie digne de ce nom se doit donc de multiplier les moyens politiques permettant aux citoyens d’investir l’espace public et d’avoir voix au chapitre lorsqu’il est question de définir les politiques publiques. En votant contre un budget progressiste axé sur une meilleure redistribution de la richesse et les services aux moins nantis et à la classe moyenne, les sociaux-démocrates ont non seulement fait étalage de leur embourbement dans la partisanerie politicienne, mais aussi, et surtout de leur complète déconnexion avec les citoyens qu’ils prétendent représenter et défendre.

Ce qui s’est passé le 1er mai 2014, n’est pas seulement le résultat d’une perte de confiance de l’opposition envers un gouvernement libéral minoritaire dont l’action dans certains dossiers est certes questionnable. En s’affranchissant un tant soit peu de la basse politicaillerie et de la partisanerie, force est de constater que ce qui s’est passé à Queen’s Park est le résultat d’une trahison. Une trahison de l’élite parlementaire de gauche qui a vulgairement fait le choix de sacrifier les intérêts des travailleurs et de la classe moyenne ontarienne au profit d’un pari politique incertain. En effet, à la lumière des prédictions actuelles, il apparait peu probable que le coup de dés de Mme Horwath arrive à extirper le NPD de l’opposition. Devions-nous être surpris par la tournure des évènements que cela ne changerait en rien l’étroitesse d’esprit avec laquelle les sociaux-démocrates ont abordé le vote sur le budget. Que Mme Horwath n’ait même pas réalisé qu’elle s’est ralliée aux conservateurs pour défaire un budget mettant la redistribution plus équitable de la richesse et les services communautaires au coeur de ses priorités le jour même de la Journée internationale des travailleurs ne fait que rajouter l’insulte à l’injure. Au matin du 13 juin, si un vent de droite se met à souffler la révolution conservatrice sur la province, Mme Horwath pourra peut-être – et rien n’est moins sur – célébrer sa petite victoire et se consoler à l’idée d’avoir gagné quelques sièges supplémentaires. Ce qui est certain toutefois, c’est que les défavorisés, les travailleurs ontariens et la classe moyenne dans son ensemble auront fait les frais de cette trahison de l’élite politique sociale-démocrate et de son enlisement dans la politique vulgaire.