Recension de Contre-histoire des États-Unis de Roxanne Dunbar-Ortiz

Publié le 7 mars 2019

Par Godefroy Desrosiers-Lauzon, chargé de cours UQAM, Université de Montréal et Université d’Ottawa

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« Ce livre est une histoire des États-Unis. » Ainsi l’auteure, professeure émérite de l’Université de Californie à Hayward, conclut sa préface, situant son ouvrage comme une révision du grand récit national. Cependant, elle propose plus qu’une nouvelle synthèse : Contre-histoire est une réécriture – agréablement traduite en français d’ailleurs[1] – de l’histoire des États-Unis qui déconstruit (et révolutionne) le récit national, recentre des voix ignorées et marginales, éclaire le présent à la lumière crue des horreurs commises au nom de la nation et de sa construction, de l’empire et de ses moyens, de l’histoire nationale et de sa mythologie.

Il faut dire que ses éditeurs étatsuniens et français ont eux aussi encouragé ce positionnement révisionniste : sur la quatrième de couverture, on peut lire les éloges de Noam Chomsky, Robin D.G. Kelley, Mike Davis et Howard Zinn. L’auteure remercie d’ailleurs elle-même ce dernier, en tant que directeur de collection chez Beacon Press, et reprend pour son propre ouvrage une version du titre d’A People’s History of the United States. Ainsi l’ouvrage est accueilli, et situé délibérément par Dunbar-Ortiz, dans une communauté d’écriture historique centrée sur l’expérience populaire des formes et méthodes du pouvoir, et sur les luttes populaires. Rappelons que trois de ces « doyens » de l’histoire engagée (Chomsky, Davis, Zinn) ont une expérience militante, à l’université et au-dehors, depuis les années 1960. Et que les premiers remerciements de Dunbar-Ortiz sont réservés à trois militants et chercheurs autochtones. Nommons-les car ils en valent la peine : Vine Deloria Jr., sioux Dakota yankton, professeur aux universités de l’Arizona et du Colorado à Boulder, 1933-2005; Jack Forbes, powhatan-renapé et lenape, professeur à l’Université de Californie à Davis, 1934-2011; et Howard Adams, métis de la Saskatchewan, professeur à UC-Davis, 1921-2001.

La qualité principale de cet ouvrage est de celles qui font les meilleures révisions : des thèmes structurants qui permettent de « penser à neuf le récit national[2] ». D’abord : « l’histoire des États-Unis tout entière est liée à la terre, à ceux qui l’administrent et la cultivent, … la transforment en marchandise, la dépècent, la vendent, et l’échangent sur le marché[3] ». Des formes d’occupation et de gouvernement du sol et des humains, expérimentées dans les entreprises coloniales européennes précédentes, notamment en Irlande du Nord, furent dans les treize colonies raffinées et appliquées délibérément contre les premiers peuples, accélérant le processus d’accumulation primitive qui permit le capitalisme, justifiant la mobilisation croissante des colons dans les guerres impériales, jusqu’à leur triomphe au terme de la guerre de Sept ans. Peu après, lorsque les politiques de l’empire nuisirent aux intérêts des colons, ceux-ci fondèrent une nation indépendante afin de reprendre en main la construction de l’empire de la liberté[4].

La perspective coloniale-impériale proposée ici organise tout le récit jusqu’à l’aube du 21e siècle, et permet notamment d’insister sur quelques thèmes structurants, méconnus de la plupart des lectrices et lecteurs : la continuité entre les entreprises coloniales européennes, leurs versions anglaise et étatsunienne, et l’impérialisme qui caractérise l’ordre mondial construit au 20e siècle; le caractère délibéré (non « biologique ») et systémique (étatique, économique, social, culturel) du génocide; la survie « dynamique et non passive » des Autochtones; l’art de la guerre « irrégulière et totale » développé aux 17e-18e siècles, devenu « modèle pour l’impérialisme et les guerres contre-insurrectionnelles des États-Unis dans le monde[5] ». Enfin, Dunbar-Ortiz nous invite à observer les motifs et effets de la mythologisation de héros (Colomb, Washington, Boone, Harrison, Jackson, Sherman et Sheridan, la cavalerie, MacArthur, Patton…) et de leur geste (« découverte », « frontière », manifest destiny, Le dernier des Mohicans et les quatre autres Leatherstocking Tales, l’exposition Panama-Pacifique tenue en 1915 à San Francisco, la commémoration du cinquième centenaire de 1492) qui en effacent le caractère génocidaire.

La chronologie proposée ne surprendra pas les lectrices et lecteurs initié.e.s, notamment à la continuité entre colonisation, construction nationale, et les nombreux aspects de l’impérialisme contemporain. Ceci dit on reste impressionné par l’unité et la cohésion de sa structure. Quelques exemples : continuité entre colonisation, nation et empire, du 17e au 21e siècle; continuité du programme de colonisation de peuplement entre les différents partis politiques étatsuniens; unité causale et utilitaire entre quatre racismes des 19e et 20e siècles (envers les Autochtones, Afro-Américain.e.s, Asiatiques et Mexicain.e.s), et de la résistance contre ceux-ci, particulièrement à l’occasion du « nadir des relations interraciales » à partir des années 1890, et du Mouvement pour les droits civiques.

Sur ces points, et pour le bonheur de l’historien-enseignant qui écrit ces lignes, l’auteure prend régulièrement la peine de discuter ouvertement de l’historiographie et des courants intellectuels, offrant des mises en garde contre la tentation du révisionnisme maladroit qui reproduirait plus ou moins consciemment l’œuvre des fondateurs : « L’histoire des États-Unis est écrite dans un contexte colonial : il faut garder en tête ce fait si l’on veut éviter les explications paresseuses et le piège du destin manifeste[6] ». Des réécritures récentes de l’histoire nationale à l’aune d’un « relativisme culturel » ou d’un soi-disant multiculturalisme, « effaçant le contexte colonial, refusent de comprendre leur propre histoire ». Ainsi certains récits révisionnistes

[mettaient] l’accent sur la ‘contribution’ des oppressés à la supposée grandeur de la nation. On attribua ainsi aux peuples indigènes le maïs, les haricots, les mocassins, les cabanes en rondins, les parkas, le sirop d’érable, les canoës, des centaines de noms de lieux, Thanksgiving et même les notions de démocratie et de fédéralisme. Mais cette image de l’Indien (noble, généreux, contribuant au progrès des États-Unis) est un rideau de fumée qui masque le fait que ce pays est fondé sur le pillage du continent et de ses ressources. Les questions non résolues des terres indigènes, des traités et de la souveraineté indigène ne peuvent que saper le multiculturalisme.[7]

Bref, l’historienne et militante Roxanne Dunbar-Ortiz nous propose une réécriture documentée et poignante de l’histoire des États-Unis, de ces lectures qui révolutionnent les perspectives de la lectrice et du lecteur – et forcent les historien.ne.s qui enseignent à réviser durablement leurs leçons. Le résultat dépasse nettement, en qualité, la barre placée par les ouvrages de Zinn, en raison notamment de la cohésion interprétative de la structure d’ensemble. Comme, à la manière de son illustre prédécesseur, son intention est aussi pédagogique et militante, le résultat en est doublement bouleversant.


[1] Saluons ici le travail de traduction de Pascal Menoret (traduction d’An Indigenous Peoples’ History of the United States), qui en signe d’ailleurs la préface, et le travail d’édition de Wildproject, qui ensemble ont fait mentir pour une fois l’indigence actuelle de l’édition savante, pour offrir cet ouvrage au lecteur francophone.

[2] R. Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis, Marseille, éditions Wildproject, 2018, p. 34.

[3] Ibid.

[4] Cette unité interprétative longue durée entre les périodes qui précèdent et suivent l’indépendance est aussi proposée par Fred Anderson, doyen de l’histoire militaire des colonies, notamment « Introduction : Old Forts, New Perspectives ; Thoughts on the Seven Years’ War and its Significance », dans Warren R. Hofstra (dir.), Cultures in Conflict: The Seven Years’ War in North America (Lanham MD: Rowman & Littlefield, 2007).

[5] Dunbar-Ortiz, notamment p. 142; à ce sujet l’auteure réfère plusieurs fois à John Grenier, The First Way of War: American War Making on the Frontier, 1607–1814 (New York: Cambridge University Press., 2005).

[6] Dunbar-Ortiz, p. 39. Italiques ajoutés.

[7] Ibid., pp. 37-39. Longue citation p. 38.