Recension de l’ouvrage de Catherine Charron, Aux marges de l’emploi. Parcours de travailleuses domestiques québécoises 1950-2000

Publié le 27 juin 2018
Par Denyse Baillargeon, professeure au département d’histoire de l’Université de Montréal

Photo: Raymonde Lamothe, 1978

Thème de prédilection des chercheuses féministes dans les années 1970 et 1980, la question du travail domestique, qui était pratiquement tombée dans l’oubli, semble provoquer un nouvel engouement depuis quelques années. C’est du moins ce que suggère la parution des ouvrages de Louise Toupin (Le salaire au travail ménager : chronique d’une lutte féministe internationale, (1972-1977), Montréal, Éditions du remue-ménage, 2014) et de Camille Robert (Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, Éditions Somme toute, 2017), auquel vient s’ajouter cette excellente contribution de Catherine Charron. Mais à la différence de Toupin et Robert qui s’intéressent aux discours et aux luttes entourant la revendication du salaire à la ménagère, Charron, pour sa part, se penche plus exactement sur celles qui ont gagné leur vie en effectuant des tâches domestiques pour d’autres, que ce soit des particuliers ou encore des institutions. Son livre, fruit de sa thèse de doctorat, laisse donc voir l’envers du travail gratuit des ménagères, soit le travail mal rémunéré des femmes de ménage et autres aides domestiques ou familiales qui se retrouvent, en raison même de la non-valorisation monétaire de ces tâches dans la famille, « aux marges de l’emploi ». En ce sens, on peut dire que sa recherche emprunte une perspective tout à fait originale qui renouvelle les questionnements féministes autour d’un objet qui, jadis, a fait couler beaucoup d’encre[1].

L’ouvrage se divise en cinq chapitres. Les deux premiers s’attardent respectivement à la méthodologie utilisée, soit les récits de vie, et à l’histoire du service domestique au Québec, de manière à contextualiser l’expérience de la trentaine de femmes interviewées. Pour leur part, les trois derniers chapitres analysent les témoignages de ces femmes originaires de la région de Québec ou de l’est de la province qui ont gagné leur vie comme domestique (au sens large) entre les années 1950 et les années 2000, la plus vieille étant née en 1914 et les plus jeunes en 1958. Provenant de milieu rural ou populaire et de familles parfois assez nombreuses, celles-ci n’ont pas fréquenté l’école très longtemps, ou alors elles n’ont pas été en mesure de faire valoir leur formation sur le marché de l’emploi, en même temps qu’elles ont vécu de nombreux revers personnels (maladies, mésentente ou violence conjugale, divorces, déménagement). Leurs parcours professionnels souvent très sinueux, où les emplois domestiques alternent avec des périodes de chômage, de recours à l’aide sociale, de retour aux études et d’emplois divers, témoignent bien de ces vulnérabilités qui ont eu pour résultat de toujours les refouler dans les emplois domestiques. En mettant en lumière les nombreux aller-retour entre le travail domestique non rémunéré au sein de la famille immédiate, de la parenté ou de la communauté (bénévolat) et le travail domestique salarié, ces parcours révèlent également à quel point le travail domestique se situe en réalité à la jonction entre le privé et le public. Ils montrent enfin que loin de disparaître à mesure que l’on avance dans le XXe siècle et que le marché du travail se féminise, ces types d’emplois se sont plutôt multipliés et diversifiés pour répondre à de nouvelles demandes : femmes de ménage ou gardiennes d’enfants pour des familles dont la mère exerce une profession à temps plein, employées d’entretien ménager ou préposées dans des institutions d’hébergement pour personnes âgées ou des hôpitaux, aide familiale à domicile pour des CLSC, des organismes privés ou d’économie sociale, etc. Quel que soit le lieu où ce travail s’exerce, l’auteure montre bien qu’il échappe aux logiques économiques strictement marchandes. Au contraire, ce type de travail est plutôt structuré par la logique non économique du care qui implique une forme de gratuité découlant de relations interpersonnelles plus étroites que dans n’importe autre situation d’emploi, d’où les faibles salaires. Le dernier chapitre qui s’attarde de plus près aux caractéristiques des emplois domestiques (interchangeabilité, polyvalence, élasticité et déqualification des tâches, non-institutionnalisation du travail et difficulté de le professionnaliser, etc.), se penche également sur les représentations sociales de ces types d’emplois, qui se trouvent à la « frontière entre le service et la servitude » (p. 149), et sur la manière dont les femmes qui les exercent les perçoivent et se perçoivent. Comme le note l’auteure, leurs réticences à s’identifier comme travailleuse domestique, leur propension à insister sur les dimensions de leur travail davantage liées au care, ou à mettre en valeur l’autonomie qu’il leur accorde, témoignent bien de la dévalorisation sociale des tâches ménagères proprement dites et de celles qui les exécutent.

Analyse fouillée d’un phénomène encore très actuel, mais trop souvent occulté, l’ouvrage de Charron offre une perspective originale sur le travail domestique en ce sens qu’elle en considère à la fois la face rémunérée et non rémunérée pour mieux montrer leurs interrelations. De manière tout aussi stimulante, son étude établit des liens généralement laissés dans l’ombre entre la montée du salariat féminin depuis l’après-guerre, le recul de l’État providence à partir des années 1980 et l’expansion des besoins en services domestiques de toutes sortes, démontrant que ce type d’activités a soutenu, et soutient toujours, la reconfiguration du marché de l’emploi. Le recours à des entrevues, seul moyen de véritablement documenter cette forme de travail, permet par ailleurs de nous plonger au cœur même de cet univers protéiforme et de placer celles qui l’exercent au centre du propos. Si d’aucuns pourraient déplorer que l’étude ne fasse aucune place à des femmes issues de l’immigration, réputées pour être nombreuses dans ce secteur d’activité, il reste que cette monographie a précisément le grand mérite de démontrer que les services domestiques ne leur sont pas réservés. En fait, cette étude à la fois sociologique et historique fait apparaître la continuité entre les formes anciennes et nouvelles des services domestiques et rappelle fort à propos, comme le disaient les féministes des années 1970, que « toutes les femmes sont d’abord ménagères ».

Pour en savoir plus

CHARRON, Catherine, Aux marges de l’emploi. Parcours de travailleuses domestiques québécoises 1950-2000, Montréal, les Éditions du remue-ménage, 2018.

ROBERT, Camille, Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, Montréal, Éditions Somme toute, 2017.

TOUPIN, Louise, Le salaire au travail ménager : chronique d’une lutte féministe internationale, (1972-1977), Montréal, Éditions du remue-ménage, 2014.


[1] Pour plus d’informations concernant ces débats, voir Denyse Baillargeon, « ‘Toutes les femmes sont encore ménagères’ : l’articulation du travail domestique et salarié des femmes », Cahiers d’histoire, VI, 1 (1985) : 29-61.