Recension de l’ouvrage de Julian Gill-Peterson, Histories of the Transgender Child

Publié le 1 février 2023
Noé Leduc

8 min

Par Noé Leduc, étudiant en maitrise d’histoire à l’Ecole Normale Supérieure Paris-Saclay

Source : Université du Minnesota – upress.umn.edu

Au sein du champ dynamique des études queer, l’histoire des personnes transgenres en est encore à ses débuts, parfois découragée par l’émergence récente du terme qui invite à considérer l’anachronisme avec prudence. Au travers de son ouvrage intitulé Histories of the Transgender Child, Julian Gill-Peterson, professeure d’histoire à l’université John Hopkins, propose ainsi de constituer un travail d’avant-garde sur un sujet absent ou presque de l’historiographie : l’enfant transgenre, soit en dessous de l’âge de la majorité légale. Ce choix repose sur la volonté de dénoncer le présupposé selon lequel nous assisterions aujourd’hui à la première vague d’enfants transgenres, du fait des évolutions contemporaines des mentalités et de l’espace conceptuel commun sur la question. Prenant pour cadre d’analyse les États-Unis, Gill-Peterson nous invite dès lors à retracer l’existence de ces enfants jusqu’au début du XXe siècle, en se penchant sur des archives médicales inédites issues de quelques cliniques américaines d’avant-garde (en particulier l’hôpital John Hopkins) dans lesquelles a progressivement émergé la problématique de la transsexualité. Cela lui permet notamment de raconter la double histoire des enfants transgenres et de leur médicalisation au cours de l’évolution du savoir et des techniques médicales, montrant de ce fait comment l’enfant transgenre a joué un rôle clé dans la conceptualisation médicale du sexe et du genre au XXe siècle. Ce fil narratif complexe s’accompagne d’une critique du concept médical de transsexualité, que les enfants transgenres n’ont pas attendu pour prendre conscience d’eux-mêmes et théoriser leur situation. Au contraire, l’approche médicale du XXe siècle s’avère réductrice sur différents aspects :  division binaire sévère homme/femme du sexe et du genre, mais aussi construction d’un enfant transgenre passif dont les désirs et l’expérience sont invisibilisés. Cette invisibilisation est en particulier décuplée dans le cas des enfants noir.e.s ou de couleur, créant de ce fait une hiérarchie raciale implicite et ouvrant la porte à des espaces de violence.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres dans un ordre chronologique. Le premier chapitre retrace l’état des recherches du début du XXe siècle sur la sexualité humaine, caractérisée par la notion de plasticité qui vient menacer le discours sexuel binaire traditionnel. L’enfant est alors conçu comme l’incarnation par excellence de cette plasticité, présageant son futur rôle de laboratoire vivant sur la sexualité pour les sciences médicales. Dans la continuité de ce cadre théorique, le chapitre 2 raconte le développement en ce début de siècle d’une clinique de traitement des enfants jugé.e.s « intersexes » au sein de l’hôpital John Hopkins, dans un moment de grande confusion conceptuelle entre les catégories de la sexualité (homosexualité, hermaphrodisme, travestissement, inversion ou perversion sexuelle, etc.). Lieu d’expérimentations sur les enfants et de théorisation du fonctionnement de la sexualité humaine, Hopkins est une institution au sein de laquelle s’entrecroisent des récits de vie d’enfants transgenres et intersexes, à la fois accompagné.e.s et maltraité.e.s, souvent mal compris.e.s du fait de la constitution du sexe comme une donnée biologique avant d’être psychologique. Des évolutions médicales et théoriques de cette clinique découle l’invention dans les années 1940 et 1950 de la notion de genre, dont le chapitre 3 décrit l’émergence comme une tentative de sauvetage de la sexualité binaire face au constat désarmant de la très grande plasticité et diversité des corps d’enfants. L’autrice y détaille également le développement expérimental de l’endocrinologie. L’objectif initial de cette nouvelle science clinique est de soigner de graves maladies hormonales infantiles ; pourtant, au cœur même de ces soins, l’institution médicale confond les enjeux vitaux et les enjeux esthétiques de conformisme avec un idéal sexuel binaire, imposant de ce fait certaines formes de violence aux enfants et à leur corps.

La suite de l’ouvrage se situe après l’invention du concept de transsexualité, au sein d’un univers médical conscient de sa relative maitrise de la plasticité du corps humain. Le chapitre 4 propose ainsi une analyse des grandes évolutions des années 1960, au moment où des cliniques toujours plus nombreuses spécialisées dans l’accompagnement de la transition des personnes transgenres fleurissent aux États-Unis. Cependant, hors du cadre expérimental où elle leur est parfois imposée, cette transition est le plus souvent refusée aux enfants, procédant à une négation de leur volonté et de leur discours d’autant plus importante lorsqu’il s’agit d’enfants noir.e.s ou de couleur jugé.e.s moins « plastiques » sur un critère racial implicite. Paradoxalement, ce sont les institutions les plus réactionnaires et transphobes qui, au sein d’un traitement sans empathie et plein d’hostilité, sont les plus susceptibles de proposer une transition précoce lorsque les traitements « psychologiques » de la dissociation entre sexe de naissance et genre échouent. L’étude approfondie de la correspondance de « Vicki », une fille transgenre, avec des médecins procure à l’autrice un exemple frappant de la façon dont les enfants transgenres continuent à penser leur sexualité et leur corps en dehors de l’univers conceptuel de l’institution médicale, témoignant d’une autonomie et même d’une résistance face à la violence d’une argumentation binaire qui nie leur expérience propre. Enfin, le chapitre 5 évoque les années 1970 et l’accessibilité croissante des transitions pour les enfants, notamment de celles jugées « réversibles » comme le développement mammaire chez les jeunes filles transgenres. Dans un contexte où l’enfant transgenre remplace l’enfant homosexuel.le en devenant la nouvelle figure de la pathologie sexuelle infantile, l’autrice se concentre sur l’histoire des garçons transgenres, plus discrète (mais présente) car moins médicalisée que les filles transgenres, afin de s’opposer au discours dominant de l’historiographie qui juge que la masculinité transgenre ne s’est exprimée qu’au travers de la figure des lesbiennes « butch » jusqu’aux années 1990. Le chapitre se conclut notamment sur la disqualification continuelle de l’enfant transgenre noir.e ou de couleur du champ médical, par le biais d’une dénégation de son propre savoir sur iel-même et d’une assimilation à d’autres états jugés explicitement ou implicitement pathologiques (maladie mentale, homosexualité).

Cette étude, primée et reconnue, représente un véritable tour de force conceptuel qui vient éclairer plusieurs présupposés majeurs sur lesquels l’histoire du genre, de la sexualité, des enfants ou de la médecine se reposaient jusqu’alors. Elle vient notamment souligner que l’expérience des enfants transgenres n’est pas tant absente des archives qu’invisibilisée par une vision souvent trop étroite du phénomène. L’ouvrage s’inscrit explicitement dans une volonté politique d’opposition à un discours transphobe contemporain résurgent, montrant que de tels propos nient un siècle d’histoire, et que ces enfants transgenres dont certain.e.s refusent l’existence sont en réalité à l’origine de la construction du savoir médical actuel ; ledit savoir médical est également sujet à une critique rigoureuse qui dénonce la réduction opérée par l’institution médicale du phénomène transgenre par le biais du concept binaire de transsexualité. Si cette dimension militante est un point fort indéniable de l’argumentation, on peut parfois déplorer une certaine confusion entre la démonstration historique et l’engagement politique qui conduit à des propos moins convaincants. En particulier, si l’autrice dresse un constat documenté de la hiérarchie raciale contenue dans l’accès inégal à l’accompagnement médical des enfants transgenres, ses explications quant à l’origine de cette dimension raciale autour de l’association théorique entre la plasticité et la blancheur du corps de l’enfant reposent très peu sur des archives et des démonstrations historiques. Tel que présenté dans l’ouvrage, il s’agit en réalité davantage d’hypothèses, certes réalistes, mais qui perdent de leur force lorsqu’elles sont confondues avec le reste de la démonstration et de l’analyse des archives, rendant le propos parfois difficile à suivre. Toutefois, ce léger biais téléologique ne doit pas masquer l’ampleur d’un travail d’archives et de conceptualisation qui, selon toute vraisemblance, est destiné à marquer le champ des études sur les enfants (et plus généralement sur les personnes) transgenres et à conférer aux futurs travaux un cadre d’analyse critique foisonnant et novateur.

Pour en savoir plus :

Julian Gill-Peterson, Histories of the Transgender Child, Minnesota : Université du Minnesota, 2018, 288 p.