Recension de l’ouvrage « De si longues racines » de Micheline Dumont
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Desmarais, A. (2023). Recension de l’ouvrage « De si longues racines » de Micheline Dumont . Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12225Chicago
Desmarais Annick. "Recension de l’ouvrage « De si longues racines » de Micheline Dumont ." Histoire Engagée, 2023. https://histoireengagee.ca/?p=12225.Par Annick Desmarais, candidate à la maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal
Avant-gardiste des recherches en histoire des femmes au Québec, Micheline Dumont a consacré sa carrière à lutter pour inscrire les femmes en tant qu’actrices importantes de l’histoire. Sa participation, en 1982, à l’ouvrage précurseur L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles[1] du Collectif Clio illustre son engagement audacieux. En parallèle à sa carrière d’enseignante à Montréal (1959-1968) et à l’Université de Sherbrooke à titre de professeure en histoire (1970-1999), elle s’est impliquée dans le débat public pour l’amélioration de la condition de vie des femmes et a publié près de 200 articles et rédigé de nombreux ouvrages. Ses publications postérieures à sa retraite en enseignement – incluant notamment La pensée féministe au Québec[2], une anthologie qu’elle signe avec Louise Toupin, Pas d’histoire, les femmes! Réflexions d’une historienne indignée[3] ou Le féminisme québécois raconté à Camille[4] – dévoilent que son combat est toujours d’actualité : malgré les nombreuses avancées au cours des dernières décennies, les femmes ne font toujours pas partie du récit global dominant.
Dans son ouvrage De si longues racines, publié en 2022, Micheline Dumont emprunte une voie différente. Elle débroussaille les racines de son féminisme, en revenant au temps où elle n’était pas encore consciente d’être féministe. Son autobiographie débute avec ses plus lointains souvenirs et se termine lors de son grand déclic féministe à l’âge de quarante ans, moment où elle prend la décision de créer un premier cours en histoire des femmes au Québec. L’ouvrage est donc campé dans des événements antérieurs à son engagement militant : on y découvre sa jeunesse, les débuts de son mariage et de sa maternité. C’est avec une grande générosité et lucidité qu’elle livre ses mémoires en les analysant. À l’aide de son regard acéré sur les archives, elle scrute ses sources personnelles – journaux intimes, travaux scolaires, photos et autres – et offre de nombreux parallèles entre la perspective qu’elle avait sur la vie et le contexte historique de l’époque. Son autobiographie s’inscrit donc dans une démarche historique et s’apparente à celle d’autres historiennes qui ont documenté leur parcours, notamment son amie Andrée Lévesque dans « Essai d’égo-histoire[5]» publié en 2015. Leurs mémoires respectives illustrent, entre autres, que la discipline historique était encore à bâtir dans le Québec en ébullition des années 1960 et 1970.
Le livre est composé de 12 chapitres. Dans les trois premiers, Micheline Dumont met la table en présentant ses souvenirs et son enfance à Dorion. Elle parle notamment des familles de ses deux parents et son regard d’enfant sur le monde divisé qui l’entoure, par exemple, la différence entre les métiers d’hommes et ceux de femmes. Au cours des quatre chapitres suivants, beaucoup plus consistants, Dumont décrit longuement ses années scolaires, de son entrée à la petite école jusqu’à l’université. Elle présente sa passion insatiable pour la lecture, son attrait pour le théâtre et le cinéma, son expérience en tant que pensionnaire aimant les études, l’éducation religieuse stricte de l’époque et son engagement dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC). Bien qu’elle provienne d’un milieu privilégié et soit l’une des rares femmes de son époque ayant accédé aux études universitaires, elle décrit le chemin sinueux qu’elle dû emprunter face aux idées traditionnelles de son père qui, après le pensionnat, l’obligea à interrompre ses études.
Après des mois à tourner en rond, Micheline reçoit une offre de gratuité scolaire qui convainc son père de la laisser accéder aux études classiques. Aînée d’une famille de six filles, elle ouvre ainsi le chemin pour ses sœurs, ce qui est bien à l’image des nombreux sentiers qu’elle défrichera ensuite pour les femmes en tant qu’historienne. En parallèle à ce récit de son parcours scolaire, elle analyse les nombreuses contradictions qui l’habitaient en tant que jeune fille studieuse rêvassant à l’amour. L’époque n’offrant aux femmes pratiquement aucun modèle de conciliation travail et mariage, elle sera longuement tiraillée entre son désir d’une carrière et celui d’une vie sentimentale. De plus, elle souligne à de nombreuses reprises l’ignorance sexuelle dans laquelle elle baignait, soit en raison des tabous de l’époque – par exemple, les femmes dissimulaient leur grossesse –, soit parce qu’elle n’osait questionner ou ne recevait pas de réponses à ses curiosités : d’où viennent les bébés? Qu’est-ce qu’un péché d’adulte? Qu’est-ce que l’avortement? Elle divulgue ici et là dans le texte des abus qu’elle vécut dans le silence et l’ignorance et qu’elle refoula jusqu’à ce qu’ils ressurgissent à sa conscience lors du mouvement #metoo.
Les derniers chapitres du livre ciblent son arrivée sur le marché du travail, ses travaux sur l’écrivaine Laure Conan, ses débuts dans l’enseignement, ses recherches pour réaliser une thèse, son mariage et la naissance de ses filles. Elle insiste beaucoup sur la façon dont elle avait intégré, tout comme de nombreuses femmes, les normes sociales de l’époque. Par exemple, à la suite de son mariage, sans qu’on lui impose ou qu’elle remette cette décision en question, elle est convaincue qu’elle doit naturellement quitter son emploi à temps plein pour une charge à temps partiel afin de s’occuper de l’entretien de la maison. Toutefois, grandement sollicitée, elle acceptera différents mandats et arrivera à se dégager de ces prescriptions sociales. Au dernier chapitre, elle présente son basculement féministe. Le titre « Mes yeux se sont ouverts » suggère une interprétation à deux sens : physiquement elle émerge d’un accident traumatisant tandis que la lecture du livre Ainsi soit-elle de Benoîte Groulx crée une onde de choc en elle. Elle énonce : « En deux heures, toutes mes lectures, toutes mes écritures, et surtout toutes mes expériences prennent un nouveau sens. Je comprends ce qui m’est arrivé, je vois le fil de ma vie. J’entends l’écho du discours paternel qui interdit. Oui, vraiment, je suis devenue consciemment féministe en deux heures, car quatre décennies d’altérité, pour reprendre le concept beauvoirien, avaient préparé le terrain. La vérité me dessille les yeux : j’étais féministe sans le savoir. Je l’étais sans doute depuis l’âge de dix ans![6] ». Dans ce chapitre, Dumont partage ses réflexions sur ce que signifie pour elle s’affirmer réellement féministe. C’est une démarche qui, en plus des prises de conscience qui surgissent de lectures, de formations, de questionnements ou bien de discussions sur le monde dans lequel on vit, doit également surgir de l’intérieur.
En arrière-plan à ses mémoires fort révélatrices, le livre original et personnel de Micheline Dumont dessine le tableau du quotidien des familles canadiennes-françaises de toute une époque au Québec par l’évocation d’une série de références culturelles dont l’émission de radio « Les belles histoires des pays d’en haut » que les familles écoutaient religieusement, ainsi que le magasin général de ses grands-parents avec la livraison en buggy tiré par une jument, qui sera éventuellement remplacé par une automobile. Elle y dépeint bien sûr le climat religieux des années 1940 et 1950, l’enseignement du catéchisme, l’écriture à l’encre et buvard, le trousseau et l’uniforme des couventines avec la « poche de sœur » pour y insérer chapelet, mouchoir et peigne, l’arrivée de la télévision et le climat de la Révolution tranquille qui a par la suite soufflé sur le Québec dans les années 1960. Par ce livre, l’auteure désire avant tout s’adresser aux jeunes femmes, qu’elles soient au courant de la façon dont leurs proches ancêtres vivaient et qu’elles comprennent l’étendue de l’ignorance qui prévalait alors pour les femmes[7].
[1] Le livre lancé en 1982 a eu plusieurs réimpressions et une deuxième édition a vu le jour en 1992; Collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Le Jour, 1992, 646 p.
[2] Micheline Dumont et Louise Toupin, La pensée féministe au Québec, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2003, 750p.
[3] Micheline Dumont, Pas d’histoire, les femmes! Réflexions d’une historienne indignée, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2013, 220p.
[4] Micheline Dumont, Le féminisme québécois raconté à Camille, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2019, 320p.
[5] Andrée Lévesque, « Essai d’égo-histoire », The Canadian Historical Review, Vol. 96, no 1, March 2015, p. 98.
[6] Micheline Dumont, De si longues racines, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2022, p. 260.
[7] Sylvia Galipeau, « La petite histoire d’une grande historienne », La Presse, 18 octobre 2022.
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