Recension de l’ouvrage «Déploiements canadiens-français et métis en Amérique du Nord (18e-20e siècle)» dirigé par Yves Frenette, Marie-Ève Harton et Marc St-Hilaire

Publié le 10 décembre 2023

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Lacroix, P. (2023). Recension de l'ouvrage «Déploiements canadiens-français et métis en Amérique du Nord (18e-20e siècle)» dirigé par Yves Frenette, Marie-Ève Harton et Marc St-Hilaire. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12247

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Lacroix Patrick. "Recension de l'ouvrage «Déploiements canadiens-français et métis en Amérique du Nord (18e-20e siècle)» dirigé par Yves Frenette, Marie-Ève Harton et Marc St-Hilaire." Histoire Engagée, 2023. https://histoireengagee.ca/?p=12247.

Par Patrick Lacroix, directeur des Archives acadiennes (Fort Kent, Maine)

Durant l’entre-deux-guerres, Aurise Gill, née à Pierreville (Québec) en 1863, s’établit à Boston. Ayant vécu pendant près de trente ans dans la ville manufacturière de Lynn, dans le Massachusetts, Gill compte exercer son métier de couturière dans un milieu qui peut sembler bien loin des Petits Canadas du nord-est des États-Unis. Pourtant, à bien des égards, le parcours professionnel et géographique de Gill—qui a travaillé au Manitoba dans son jeune temps—en dit long sur l’histoire transfrontalière du Canada français. Les déplacements de Gill, qui voyage parfois seule, nous invitent à réévaluer les réseaux de parenté, de transport et de communication qui sous-tendent la grande saignée[1] et à repenser des parcours franco-américains que nous considérions atypiques jusqu’à récemment.

C’est d’ailleurs là l’un des principaux objectifs de l’ouvrage dans lequel nous trouvons l’histoire de Gill, Déploiements canadiens-français et métis en Amérique du Nord (18e-20e siècle). Cet ouvrage collaboratif, issu d’un colloque savant tenu à l’Université de Saint-Boniface en 2018, a été propulsé en partie par la Chaire de recherche du Canada sur les migrations, les circulations et les communautés francophones (CRC-MCCF). Il réunit onze chapitres substantiels. Outre l’introduction, les directeurs et la directrice, Yves Frenette (Université de Saint-Boniface), Marie-Ève Harton (Université du Québec à Trois-Rivières) et Marc St-Hilaire (Université Laval) ont signé, seuls ou en collaboration avec d’autres, quatre chapitres. On y trouve aussi une conclusion rédigée par Joanne Burgess.

Visant l’étude des déplacements canadiens-français à la lumière d’outils de recherche quantitatifs tels que BALSAC, le PRDH et l’IPUMS[2] (décrits en annexe), l’ouvrage s’adresse aux spécialistes de l’histoire des migrations et des communautés minoritaires nord-américaines. Trois des chapitres paraissent sans traduction en anglais, puis les collaborateurs et collaboratrices proposent de nouvelles pistes méthodologiques et conceptuelles sans s’étendre sur le contexte historique, ce qui est juste, sans doute, compte tenu du public cible. L’ouvrage déplace effectivement les bornes actuelles de la littérature savante, peut-être davantage par les méthodes qu’il propose que par un cadre théorique global.

L’ambitieuse envergure de Déploiements canadiens-français et métis signale son importance. Seulement deux chapitres se penchent spécifiquement sur la Nouvelle-Angleterre, principal foyer de la recherche en histoire franco-américaine. Les autres textes insistent sur l’échelle continentale des migrations des dix-neuvième et vingtième siècles. Sarah Hurlburt a par exemple dépouillé un corpus épistolaire qui décrit la migration de francophones du Minnesota vers l’État de Washington; son texte souligne le rôle essentiel des femmes qui, par leurs lettres, sont devenues les gardiennes d’un réseau de parenté (« kin keepers »). John Willis trace les nombreux déplacements d’Aurise Gill. Puis, Frenette, Harton et Willis explorent les réseaux professionnels qui ont mené plus de 40 tailleurs de pierre francophones à œuvrer dans le Minnesota vers 1900.

L’ouvrage s’étend aussi aux communautés métisses de l’Ouest canadien. Nicole St-Onge met la généalogie au service de l’histoire dans un chapitre qui décortique les choix économiques faits par différents réseaux de parenté métis de la Rivière Rouge au Manitoba. Étienne Rivard situe le rapport entre les Métis et les nouveaux arrivants québécois dans un contexte de colonisation et de colonialisme. Vers la fin du dix-neuvième siècle, une philosophie providentielle justifiant un droit au sol—fondée sur une supposée préséance française qui efface le fait autochtone—profite de la dépossession des Métis en plus de la justifier. Deux identités culturelles francophones se frottent mais demeurent distinctes.

Les chapitres sur les retours au Québec et les aires matrimoniales constituent l’un des apports les plus marquants de l’ouvrage à la littérature savante. Le discours du rapatriement de la fin du dix-neuvième siècle est bien connu des spécialistes; l’étendue des retours l’est moins[3]. À partir de la base de données BALSAC, Marc Tremblay et Gabrielle Rouleau identifient les individus rapatriés ayant eu le plus grand nombre de descendantes et de descendants québécois. Danielle Gauvreau comble à son tour un vide quantitatif en répertoriant les francophones du Québec nés aux États-Unis dans trois recensements canadiens. En ne comptabilisant que ces individus et leurs groupes familiaux, ce sont environ 60 000 personnes qui, au recensement de 1921, seraient rentrées au pays. Or, d’autres évaluations nous permettent de croire que la moitié de tous les migrants vers les États-Unis entre 1840 et 1930 reviennent à la terre natale (p. 250). Pour sa part, Marc St-Hilaire propose une intéressante étude des aires matrimoniales liant des communautés québécoises à diverses régions du continent. Au fil du temps, les distances entre les lieux d’origine (ou de résidence) et l’importance relative de la Nouvelle-Angleterre s’accroissent.

L’exploitation de bases de données quantitatives permet d’avancer un portrait plus complet, quasi scientifique, des mouvements migratoires canadiens-français et métis. Or, cet aspect quantitatif n’est pas tout à fait le dénominateur commun de l’ouvrage, comme le révèle l’histoire de vie d’Aurise Gill et l’univers épistolaire de la famille Riel décrit par Hurlburt. Et si on a mis l’accent sur l’histoire sociale (l’idéologie de survivance et l’adaptation culturelle demeurent en arrière-plan), le chapitre d’Evan Roberts intervient sur le maintien de la langue au début du vingtième siècle. Il se penche sur la part respective des relations de voisinage et du contexte familial dans la transmission du français, contribuant ainsi par des données à un processus d’acculturation qui nous est connu dans ses grandes lignes.

Dans sa conclusion, Burgess propose d’autres fils conducteurs : « la complexité des champs migratoires, la tension entre les mouvements migratoires de masse et les profils d’exception, la place centrale de la parenté (kin) et ses diverses configurations » (p. 283). Ajoutons à cette liste les réseaux qui donnent une certaine cohérence aux migrations. Il ne suffit plus de discuter de forces d’attraction et de répulsion pour ensuite en déduire un inévitable mouvement d’un endroit à l’autre (par exemple, l’incontournable magnétisme du gros capital étatsunien sur une main-d’œuvre canadienne). Les collaborateurs et collaboratrices soulignent l’infrastructure matérielle et humaine qui joue dans la décision de quitter ou de revenir au pays et qui détermine le choix d’une destination donnée plutôt qu’une autre.

Nonobstant cet accent sur les réseaux, l’ouvrage peut sembler particulièrement hétérogène. La diversité géographique, temporelle et thématique des chapitres ne nous permet pas de facilement situer l’ouvrage dans sa totalité dans tel ou tel créneau de la littérature savante[4]. Admettons toutefois que cette reconnaissance de la diversité des vécus migratoires franco-canadiens et franco-américains est en soi un atout. D’ailleurs, deux chapitres insistent sur cette diversité de parcours au sein de la Nouvelle-Angleterre, où le récit historique s’est encore très peu égaré des clochers et des cheminées d’usines. Harton, Gauvreau et Frenette mettent de l’avant les différents profils des gens qui s’implantent dans la région en 1909-1910. Puis, Harton et Léon Robichaud compliquent le portrait typique des villes industrielles : au début du vingtième siècle, les deux tiers de la population canadienne-française de Manchester, au New Hampshire, habitent hors du Petit Canada[5]. Si nous regrettons l’absence de textes sur l’Ontario francophone, les milieux ruraux des États-Unis, la Californie et d’autres régions qui méritent d’être explorées plus en profondeur, c’est en partie que les méthodes proposées par les auteurs et autrices promettent de transformer notre compréhension de ces autres aires francophones. Ajoutons, en passant, que les cartes, les tableaux et les graphiques reflètent la qualité générale de l’ouvrage et permettent d’apprécier le considérable travail de dépouillement et d’analyse d’un chapitre à l’autre.

Frenette nous rappelait, l’an dernier, que les Canadiennes et les Canadiens français forment « un peuple de migrants qui a oublié son passé migratoire[6] ». Ce constat est d’une prégnance particulière au Québec, qui s’est depuis longtemps détourné d’une idée nationale francophone transfrontalière. Rien d’étonnant, alors, à ce que Burgess s’adresse à un lectorat québécois et mette l’ouvrage en rapport avec la recherche sur la société québécoise et ses espaces (p. 273, 283). Avec Déploiements canadiens-français et métis, nous avons l’occasion de revoir les assises de l’« histoire nationale » et de recentrer dans le récit historique québécois le phénomène migratoire des dix-neuvième et vingtième siècles ainsi que ses causes, son univers discursif et ses effets politiques. Dans un certain imaginaire, la frontière et le moment de la migration marqueraient des seuils spatiotemporels accentuant le contraste entre le Québec et le gouffre qui, a-t-on cru, devait avaler la culture canadienne-française. Si la question culturelle, outre le chapitre de Roberts, est laissé à d’autres chercheurs et chercheuses, l’ouvrage contribue à briser la dichotomie avant/après (organisé autour d’un point de rupture, le départ) de la migration. Pendant des générations, comme le soulignent plusieurs chapitres, d’innombrables paroisses se voient imbriquées dans des systèmes d’échanges familiaux, sociaux et économiques qui traversent le continent et qui, études de cas et données à l’appui, reçoivent enfin une attention soutenue[7].

Sans être un portrait global des migrations canadiennes-françaises et métisses, l’ouvrage annonce des pistes de recherche fondées sur des bases de données démographiques et insiste sur les réseaux qui ont engendré une francophonie véritablement continentale. En réunissant des textes qui ont parfois très peu en commun, les directeurs encouragent une fertilisation réciproque des divers terrains d’enquête en migrations nord-américaines. L’ouvrage est donc en quelque sorte un lieu de rencontre qui, permettons-nous d’espérer, touchera à d’autres régions et d’autres époques.

Référence complète : Yves Frenette, Marie-Ève Harton et Marc St-Hilaire, dir. Déploiements canadiens-français et métis en Amérique du Nord (18e-20e siècle). Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa et Musée canadien de l’histoire, Collection Mercure, 2023, 306 p.


[1] C’est-à-dire l’émigration de centaines de milliers de Canadiennes et de Canadiens français vers le nord-est des États-Unis et d’autres régions du continent entre 1840 et 1930.

[2] Le projet BALSAC à l’Université du Québec à Chicoutimi réunit les données des registres d’état-civil du Québec et facilite la reconstitution de réseaux de parenté. Le Programme de recherche en démographie historique (PRDH) est hébergé à l’Université de Montréal. L’immense base de données IPUMS (anciennement le Integrated Public Use Microdata Series) de l’Université du Minnesota comprend des échantillons des recensements décennaux des États-Unis.

[3] Outre les travaux sur la « colonie » de La Patrie, voir Martin Pâquet, « ‘Le meilleur immigrant’ : le rapatrié des États-Unis comme catégorie pour les responsables politiques du Canada-Uni et du Québec, 1849-1968 », Francophonies d’Amérique, no. 9 (1999), p. 87-105; Martine Rodrigue, « Les Franco-Américains à Montréal en 1901 : un regard sur le retour au pays », Francophonies d’Amérique, no. 9 (1999), p. 107-115; et Paul-André Linteau, « Les migrants américains et franco-américains au Québec, 1792-1940 : un état de la question », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 53, no. 4 (2000), p. 561-602.

[4] Il rappelle néanmoins Franco-Amérique, dirigé par Dean Louder et Éric Waddell (Québec, Septentrion, 2017).

[5] L’approche géographique de ce chapitre et de celui de Roberts permet de mieux saisir les décisions économiques et culturelles des migrants, par exemple celles rapportées par Susan M. Gazaille dans « Education and Survivance in Holyoke, Massachusetts ca 1880 : The Choices of French-Canadian Families » (mémoire de maîtrise, Université d’Ottawa, 1986).

[6] Frenette, « Hier et aujourd’hui : les migrations des francophones en Amérique du Nord », conférence organisée par la CEFAN, 14 septembre 2022.

[7] Voir aussi Patrick Lacroix, « Those Who Returned : One Family’s Journey to the United States and Back », Le Forum, vol. 44, no. 4 (2022-2023), p. 6-10.