Recension : Pignot, Manon. L’appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918. Paris: Anamosa, 2019

Publié le 25 février 2021

Par Benoit Gaudreault, étudiant à la maîtrise à l’Université de Montréal

Les «ado-combattant.e.s», âgés de 12 à 16 ans, véritable angle mort de la Première Guerre mondiale, sont les protagonistes du dernier livre de Manon Pignot : L’appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918. Le projet de l’historienne est de redonner de l’agentivité à ceux et celles qu’elle qualifie d’«invisibles visibles», c’est-à-dire d’absents des sources officielles, mais présents sur les photographies[1]. Bien qu’ils et elles représentent moins de 1 % des effectifs militaires durant la Grande Guerre sur les fronts de l’Ouest et de l’Est en Europe, les combattant.e.s juvéniles étaient un phénomène transculturel[2] important pour les nations impliquées dans ce conflit. Au même titre que le phénomène des embusqués qui refusent la guerre, celui de ces jeunes combattants éclaire un autre aspect de ce conflit : celui du «désir de guerre[3]» et de l’efficacité du discours de mobilisation des gouvernements. Aux confluences de la microhistoire, des études psychologiques et de l’anthropologie historique, Manon Pignot nous propose un portrait «au ras du sol[4]» de ces ado-combattant.e.s qui ne sont pas en «crise» comme on le laisse croire durant la Première Guerre mondiale, mais plutôt dans une transgression volontaire et un «désir de sens» inhérent à cet âge[5]. Pour donner une voix à ces dernier.e.s, l’historienne utilise des mémoires et des récits de guerre qu’ils et elles ont laissés[6], des archives gouvernementales (principalement françaises) et finalement des photos qui sont les éléments centraux de sa recherche, parce que ce sont elles qui font «littéralement exister le sujet[7]». Loin de simplement ornementer le texte de l’historienne, les photos ont pour Pignot une véritable fonction heuristique, elles permettent à l’historienne «d’écouter les morts avec les yeux[8]».

«La jeunesse réclame son dû» : de l’engagement à l’épreuve du feu

Les trois premiers chapitres du livre de Manon Pignot répondent à des questions essentielles pour comprendre l’engagement des jeunes dans la Grande Guerre : comment la guerre vient aux enfants? ; qui s’engage? ; pourquoi s’engagent-ils? C’est d’abord par la littérature qui repose sur la célébration d’un ethos combattant et d’un imaginaire de la conquête coloniale du XIXe siècle que parvient la guerre aux enfants[9]. Cet ethos, couplé à des journaux qui exaltent les «enfant-héros[10]» et une culture matérielle qui fait constamment la promotion de la guerre, entretient un climat d’«excitation» pour la guerre dans la jeunesse européenne[11]. Cela aura comme conséquence, explique Pignot, une augmentation des formes de délinquances juvéniles, dont la forme la plus répandue sera le vagabondage et éventuellement le «vagabondage aux armées[12]». Ce phénomène montre une contradiction de la société européenne durant la Première Guerre, puisque d’un côté on glorifie les ado-combattant.e.s, et de l’autre on les condamne[13]. Comme l’affirme l’historienne, la société est ambivalente face à sa jeunesse, elle oscille entre admiration et méfiance[14].

Reste que pour certains de ces jeunes, âgés entre 12 et 16 ans, le désir de partir et de s’affranchir de l’autorité de ses parents[15] devient suffisamment fort pour causer le départ. C’est souvent le train qui sert de lieu de transition entre l’arrière et le front pour les jeunes combattants, à tel point que l’historien Astashov parlera des gares comme de véritables carrefours pour les émotions enfantines[16]. Manon Pignot explique aussi qu’une grande partie du succès ou non de la fugue de ces jeunes dépend majoritairement du support qu’apportent les hommes (pères ou autres combattants) aux enfants[17]. Que ce soit par une aide au moment de prendre le train ou encore l’adoption de jeunes en tant que «mascotte[18]» de bataillon, l’aide des figures masculines est essentielle à la réussite ou non du projet de ces futurs ado-combattant.e.s.

Les raisons qui poussent les jeunes à partir peuvent varier, cependant Manon Pignot en identifie 3 principales : les causes matérielles, le patriotisme et le goût de l’aventure. Bien que les deux premières soient des causes importantes, c’est surtout le goût de l’aventure qui retient notre attention, car c’est là que se déploie toute la majesté de la thèse de l’historienne. De son analyse des récits d’ado-combattant.e.s, ce qui ressort c’est que le goût de l’aventure est le moteur principal du départ des jeunes au front[19]. En fait, comme l’exprime si bien Pignot, la Première Guerre mondiale offre à la jeunesse européenne un terrain de jeu et d’aventure exceptionnel[20]! Comment expliquer ce goût de l’aventure, malgré la mort qui plane constamment au-dessus des champs de bataille? En reprenant les mots de Vladimir Jankélévitch, Pignot explique qu’il faut penser l’adolescence comme un âge du seuil[21] : d’un côté le seuil de la vie (la vie adulte, consciente) et de l’autre celui de la mort (la fin de l’enfance). «Ainsi, en se tenant sur le seuil de la guerre, les combattants juvéniles se tiennent aussi sur celui de la vie et de l’aventure[22].» Cette perspective, apportée par des travaux de sociologie, est majeure pour l’historiographie, elle permet de sortir des causes traditionnelles (culturelles et politiques), sans nécessairement les exclure, pour expliquer le «désir de guerre» et redonner à ces ado-combattant.e.s une pleine agentivité, puisque c’est de leur plein gré qu’ils et elles partent[23].

Toujours avec cette idée de l’âge du seuil, c’est encore une fois en passant par l’anthropologie et la sociologie de Manon Pignot entreprend l’analyse du baptême de feu de ces jeunes combattant.e.s. Elle explique que l’expérience de la guerre représente en fait les trois rites de passage de l’enfance à la vie adulte théorisée par Arnold Van Gennep : la première est la séparation des parents; la seconde est l’expérience de la marge ou du seuil, représenté dans ce cas-ci par le moment de «vagabondage» jusqu’au front; la troisième est l’agrégation, c’est-à-dire l’acceptation par les pairs (les autres combattants adultes) qui représentent le passage à la vie adulte[24]. L’objet final de toutes ces épreuves, du moins pour ceux qui survivent à l’ultime que représente le baptême de feu, est de ressortir «autre», c’est-à-dire adulte[25]. La transformation est telle que certains jeunes, après le conflit, vont porter un regard d’«?adulte?» sur leur parcours[26]. L’historienne donne l’exemple éloquent d’Ernest Wrentmore, parti à la guerre pour l’aventure, mais qui a la fin, devenu «adulte», reconnaît que ce fut «une expérience sans gloire[27]» pour lui. Voilà ce qu’est pour ces adolescent.e.s le départ au front : une aventure qui prend la forme d’un rite de passage normal à la vie adulte que ne leur offrait plus la société industrielle européenne axée sur la protection de l’enfance[28].

Guerre, genre et mémoire

L’appel de la guerre est certainement un ouvrage novateur, d’autant plus pour la place qu’il accorde aux ado-combattantes, parce que certaines d’entre elles vivent aussi le conflit au front[29]. Malgré qu’elles soient une minorité dans une minorité, leur passage dans la Grande Guerre n’en est pas moins exceptionnel. L’historienne explore dans son 5e chapitre l’expérience particulière qu’elles vivent au front avec entre autres le riche témoignage laissé par la jeune Russe Maria Yurlova. Même si leur expérience du front est similaire aux garçons, il y a tout de même quelques différences, notamment le besoin de parfois se déguiser en garçon[30] ou encore les risques de violences sexuelles toujours omniprésents[31]. Si pour les garçons le passage au front est l’occasion pour eux d’affirmer leur appartenance au genre masculin par la consommation d’alcool, de tabac ou encore par la sexualité, pour les filles il est plutôt marqué par une transgression du genre féminin.

Devenus «adultes», Manon Pignot explore dans le 6e et dernier chapitre de son livre le retour à la société civile des ado-combattant.e.s et la postérité qui les attend. Tout comme les expériences vécues par les jeunes au front, celles du retour varient. Certains morts au combat, par exemple Désiré Bianco, vont devenir de véritables figures hagiographiques de l’expérience juvénile de la guerre[32]. Quelques-uns de ces jeunes, principalement les garçons, poursuivront une carrière militaire. Ces deux cas ne représentent cependant qu’une minorité, puisque la majorité choisira de rentrer dans les rangs après la guerre[33]. Si cette «réintégration silencieuse» massive des garçons dans la société est impressionnante, celle des filles l’est d’autant plus puisqu’initialement leur transgression était double[34]. Ce retour à «l’ordre genré» est d’ailleurs parfaitement mis en scène dans les sources mémorielles comme le démontre Manon Pignot : «l’ajout de photographies postérieures a pour fonction de “rassurer” la société du temps de paix : après une épreuve aussi incroyable, elles n’en sont pas moins devenues des femmes “comme les autres”[35]

Météores de la Grande Guerre, les ado-combattant.e.s de Manon Pignot ne manqueront pas pour autant de marquer l’historiographie de la Première Guerre mondiale, ne serait-ce qu’en venant s’immiscer dans le débat déjà complexe du consentement et de la contrainte[36]. L’œuvre de Pignot est aussi un vibrant rappel de l’importance de l’historicité, de la diversité et du pluralisme de toutes les expériences combattantes juvéniles : «Autrement dit, il n’y a pas de figure universelle de “l’enfant-soldat”[37]». Le pluralisme des sources et la finesse de l’analyse font du livre de Pignot une œuvre marquante pour l’histoire de l’enfance, mais aussi pour celle de la Grande Guerre.


[1] Manon Pignot, L’appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918 (Paris?: Anamosa, 2019), 18.

[2] Ibid., 40.

[3] Ibid., 39.

[4] Ibid., 25.

[5] Ibid., 269.

[6] Plusieurs de ces récits et mémoires sont des souvenirs de guerre publiés dans les décennies qui suivent le conflit. D’autres sont des témoignages manuscrits ou dactylographiés provenant des archives de l’Imperial War Museum de Londres entre autres.

[7] Manon Pignot, L’appel de la guerre, 25.

[8] Ibid.

[9] Ibid., 43.

[10] Ibid., 46.

[11] Ibid., 51.

[12] Ibid., 71.

[13] Ibid., 78.

[14] Ibid., 81.

[15] Ibid., 93.

[16] Ibid., 95.

[17] Ibid., 105.

[18] Ibid., 113.

[19] Ibid., 143.

[20] Ibid.

[21] Ibid., 146.

[22] Ibid.

[23] Ibid., 156-157.

[24] Ibid., 159-160.

[25] Ibid., 183.

[26] Ibid., 194.

[27] Ibid., 195.

[28] Ibid., 158.

[29] Ibid., 212-213.

[30] Ibid., 227.

[31] Ibid., 232.

[32] Ibid., 244.

[33] Ibid., 256.

[34] Ibid., 261.

[35] Ibid., 264.

[36] Ibid., 155.

[37] Ibid., 268-269.