Réflexions sur la seconde édition du livre « A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879-1986 » de John S. Milloy

Publié le 1 mars 2018

Par Andrea Eidinger, Ph.D., University of British Columbia et rédactrice de Unwritten Histories

Version  PDF

Traduction : Catherine Larochelle et Mathieu Arsenault, HistoireEnagagée.ca

L’autrice remercie Maddie Knickerbocker, Leah Wiener, Sean Carleton, Stephanie Pettigrew et, surtout, Melissa Shaw, pour leur aide. Un merci tout spécial à Ariel Gordon des Presses de l’Université du Manitoba de m’avoir offert l’opportunité de produire ce compte-rendu.


Il y a quelques mois, lorsque les Presses de l’Université du Manitoba m’ont demandé de faire une recension de la nouvelle édition du livre de John S. Milloy, A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986, j’ai d’abord hésité. Non seulement je ne suis pas spécialiste de ce domaine, mais je me demandais s’il était vraiment nécessaire d’avoir un énième compte-rendu par une historienne non-Autochtone d’un livre sur l’histoire autochtone du Canada écrit par un historien non-Autochtone. Cette question n’est pas résolue, mais à la lecture du livre, il m’est tout de même venu plusieurs réflexions que je voudrais partager.

Petite mise en garde. Ceci n’est pas un compte-rendu traditionnel. Quoique j’ai littéralement écrit un guide sur la façon de rédiger des comptes-rendus, il m’est apparu plus juste d’offrir les réflexions et questionnements qui me sont venus à la lecture de ce livre qui a d’ailleurs déjà fait l’objet de plusieurs recensions.

Publié à l’origine en 1999, A National Crime a été l’une des premières études approfondies sur le système canadien des pensionnats autochtones et sur le rôle joué par le gouvernement canadien dans l’établissement et la gestion de ces pensionnats des années 1880 aux années 1980[i]. Le livre est basé presque exclusivement sur l’analyse historique des archives gouvernementales et religieuses. Milloy a utilisé les archives de Bibliothèque et Archives Canada (alors les Archives nationales du Canada), celles des Églises presbytériennes, anglicanes et unies, la collection Deschâtelets des Oblats de Marie-Immaculée ainsi qu’une grande variété de plus petits centres d’archives privées disséminées partout au pays. Parmi les documents que l’auteur a consultés se trouvent les dossiers du Département des Affaires indiennes qui étaient inaccessibles au grand public à l’époque (et je crois que c’est toujours le cas). L’accès à ces sources a été facilité par le fait que Milloy a travaillé pour le compte de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), malgré qu’il était à l’époque historien et professeur. Le livre est issu des recherches qu’il a menées dans le cadre de la CRPA.

A National Crime est divisé en trois sections. La première s’intéresse spécifiquement aux idéologies à la base du système des pensionnats, notamment son objectif de « tuer l’Indien dans l’enfant ». La seconde partie porte sur le fonctionnement de ces écoles au quotidien entre 1879 et 1946. La dernière section, qui porte sur les années 1946 à 1986, examine le démantèlement du système des pensionnats et l’intégration des enfants autochtones dans les écoles publiques. Quoiqu’il y ait un chapitre au sujet du Nord et quelques références aux Métis, l’essentiel du livre traite des écoles fréquentées par les Premières Nations. L’argument principal de Milloy est que les déficiences du système des pensionnats sont attribuables, en majeure partie, au financement inadéquat des écoles (j’y reviendrai plus loin).

La nouvelle édition, préfacée par Mary Jane Logan McCallum, a été produite afin de reconnaître la contribution déterminante du livre à l’historiographie canadienne ainsi que son rôle dans la conscientisation du public sur la question des pensionnats autochtones et s’inscrivait dans les célébrations du cinquantième anniversaire des Presses de l’Université du Manitoba.

Lire en contexte

L’une des choses que j’apprécie le plus à propos des monographies est qu’il s’agit de textes vivants. À toutes les fois que je lis, ou relis, un livre en particulier, je ressors de cette lecture en ayant vécu une expérience complètement différente. Le même livre, lu dans divers contextes, n’offrira pas les mêmes leçons et ne provoquera pas les mêmes idées. Pendant que je lisais A National Crime, je me suis demandé : qu’est-ce qui a — et qu’est-ce qui n’a pas — changé? À qui, et de quoi, parle ce livre aujourd’hui? Lors de sa parution initiale, le Globe and Mail soulignait qu’il devrait être « obligatoire pour tous les citoyens des Amériques[ii] ». Il a alors été considéré comme une œuvre monumentale, car il arrivait à donner des preuves irréfutables des véritables conditions dans les pensionnats. Lorsque j’ai eu terminé la lecture, je me suis questionné sur l’impact public de ce livre, considérant que seulement 66% des Canadiens non-Autochtones ont déjà entendu parler du système des pensionnats. À plusieurs égards, je crois que ce livre a permis à la société coloniale canadienne d’approcher cette histoire de la façon la plus sécuritaire — ou la plus confortable — pour eux, c’est-à-dire comme un phénomène isolé qui ne fait pas partie de l’histoire récente du Canada. Qu’est-ce que je veux dire par là? En lisant le livre, j’ai été frappé par les références constantes que fait Milloy au sous-financement comme cause principale des problèmes du système des écoles résidentielles. Son ton impartial et son incapacité à connecter cette histoire à la problématique plus large de la construction nationale canadienne m’ont également étonnée. Quoique je comprends que le ton de l’ouvrage soit influencé par le style discursif de l’histoire telle qu’elle s’écrivait à l’époque, le résultat demeure, à mon sens, que les pensionnats apparaissent comme une réalité abstraite, distante et historique. En d’autres mots, ils peuvent être considérés comme une « page sombre » de l’histoire du Canada (je déteste cette expression), un accident de parcours relativement isolé et « regrettable » qui n’a impliqué que quelques « pommes pourries ». On a l’impression que ce qui est arrivé est horrible, mais que cette histoire est morte et enterrée, et qu’elle n’a aucune répercussion sur le présent et le futur du Canada. Ultimement, le livre échoue à relier l’histoire des pensionnats autochtones au fait que la construction nationale canadienne s’est effectuée en parallèle et grâce au génocide des peuples autochtones. Je veux toutefois être claire, je ne crois pas que cela était l’intention de Milloy ni qu’il soutiendrait un tel objectif. Ceci dit, je crois que le livre participe involontairement à renforcer cette impression.

Cette idée a cependant été remise en question par Melissa Shaw qui a soulignée à quel point ces éléments sont importants. Elle le soutient en effet que de simplement chercher à sensibiliser le public sur les pensionnats autochtones manque la cible, puisque cela lui donne trop de pouvoir. Qui plus est, le fait de connaître ou d’ignorer l’existence des pensionnats est aussi largement hors de propos. Le gouvernement fédéral était bien au courant de ce qui se passait dans les pensionnats pendant toute la durée de leur fonctionnement. Comme elle me l’a expliqué, cette perspective suggère que le vrai changement ne se produira que lorsque les détenteurs du pouvoir arriveront à une certaine prise de conscience, un apriorisme qui ne fait que renforcer les hiérarchies de pouvoir existantes.

Elle m’a aussi suggéré de changer ma perspective, et de demander une question qui m’apparaît plus importante : est-ce que ce livre permet d’acquérir une connaissance historique qui offrira aux peuples autochtones force, agentivité et pouvoir ? Ou, pour le dire autrement, est-ce que le livre aident les communautés qui sont l’objet de son enquête dans leur résistance, ou à tout le moins, permet-il une meilleure compréhension de la relation entre les peuples autochtones et l’État ?

Redonner

À cela je réponds oui, un peu. Je crois que ce livre est extrêmement utile lorsqu’il est question des politiques gouvernementales et des idéologies autour des pensionnats autochtones. C’est particulièrement le cas étant donné que Milloy avait accès à des fichiers qui ne sont toujours pas disponibles aux autres chercheurs. Le livre est à son meilleur lorsqu’il démontre que le gouvernement était pleinement conscient, et a été complice, de ce qui se passait dans ces écoles. J’ai trouvé que les chapitres six et sept, traitant de la nourriture, de l’habillement, de la négligence et des abus, sont particulièrement efficaces. Je pense aussi que les chapitres neuf et dix, où Milloy traite de la transition par l’État du modèle des pensionnats vers les foyers d’accueil et le système d’aide sociale, sont particulièrement utiles lorsqu’on examine la façon dont les enfants autochtones continuent d’être arrachés à leur famille et à leurs communautés. Je pense que ce type de ressource peut être utile, surtout lorsqu’il s’agit de contextualiser d’autres histoires, en particulier celles des survivants. À ce titre, je recommande vivement de lire la préface de McCallum.

Je crois cependant que ce livre doit être pris avec un grain de sel. Tel que je l’ai souligné, il me semble qu’il accuse plusieurs lacunes fondamentales. De mon point de vue, le problème le plus grave est que le livre ne fait aucune place aux voix autochtones. Dans la préface de l’édition de 1999, Milloy a bien essayé d’expliquer que son équipe de recherche et lui-même avaient fait ce choix « parce qu’il aurait été impossible de fournir un soutien post-entrevue aux personnes interviewées », ce qu’il leur apparaissait contraire à l’éthique[iii]. Or, bien que je sois en mesure d’apprécier le souci de Milloy d’éviter de faire davantage de mal, il semble que c’était une grave erreur. La CVR a démontré que bien qu’il soit difficile de fournir les services de soutien nécessaires aux survivants et à leurs familles, il est impératif que nous le fassions afin de leur aménager un espace où ils peuvent faire entendre leurs voix. Dans certains cas, l’exclusion de l’histoire orale a aussi pour effet d’affaiblir la thèse de Milloy. C’est particulièrement le cas lorsque les voix autochtones sont mobilisées par l’auteur, puisqu’elles sont toujours filtrées par une source gouvernementale. Et comme le souligne Jan Hare et Jean Barman dans leur très bonne recension de l’ouvrage :

Too often incidents from individual schools are offered by Milloy more as light relief or harsh reality than as contextualized first-hand reports. Such a statement as “a brief episode at Kitimat illustrates what was the norm throughout the system” is useless on its own without any sense of the nature of the particular school, the denomination in charge, numbers of children, or character of the local Aboriginal community[iv].

Parler, écouter, et se faire entendre

En fin de compte, le fait de considérer ce livre comme la référence sur les pensionnats autochtones “illustre la source du problème”; c’est-à-dire le privilège donné aux voix des Canadiens non-Autochtones sur celles des Autochtones[v]. Il nous faut parler davantage des raisons pour lesquelles ce livre est toujours considéré comme la référence sur les pensionnats autochtones (récemment, il était même élu parmi les 100 ouvrages canadiens les plus importants jamais écrits par la Literary Review of Canada). Parce que comme la professeure et ancienne commissaire de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées Marilyn Poitras l’a dit :

We’ve been studied, we’ve been researched, we’ve gone and looked at Indians, and half-breeds and Inuit people for a long time to see what’s the problem. You tell us your sad story and we’ll figure out what to do with you. And we’re headed down that same path. And if it worked, we would all be so fixed and healthy by now. It doesn’t work[vi].

A National Crime était révolutionnaire en son temps, et il mérite d’être honoré pour cela. Mais il est évident que nous devons faire plus. Et, comme me l’a rappelé Melissa Shaw, je pense que cela commence par remettre en question les suppositions et les généralisations qui influencent notre façon de penser à l’histoire des pensionnats. Plutôt que de considérer la façon dont la société coloniale canadienne profite de la lecture de ce livre, il est donc important de se rappeler que ce type d’approche reproduit les structures de pouvoir qui permettaient aux pensionnats de persister en premier lieu. Dans cet esprit, si vous souhaitez en savoir plus sur les pensionnats autochtones, je recommande fortement de consulter les témoignages de survivants des pensionnats, y compris des livres tels que : The Education of Augie Merasty: A Residential School Memoir; le film de Tim Wolochatiuk Nous n’étions que des enfants, et le site Internet Les enfants devenus.

Vous pouvez également lire:

Pour en savoir plus

Histoire Engagée.ca vous propose aussi la lecture et le visionnement des titres suivants, et vous invite à visiter le site Internet de la Wapikoni mobile – le cinéma des Premières Nations.

Les livres jeunesses suivants permettent d’initier les plus jeunes à cette histoire :

  • Nicola I. Campbell, Shi-shi-etko
  • Nicola I. Campbell, La pirogue de Shin-chi

Enfin, si vous êtes un Canadien d’origine non-Autochtone et que vous souhaitez apporter une réelle contribution, je vous conseille de jeter un coup d’œil à la liste 150 actions de réconciliation de Crystal Fraser et Sara Komarnisky.  Pour plus d’information sur A National Crime, vous pouvez visiter le site Internet des Presses de l’Université du Manitoba.

* Aux fins de cette recension, une copie de l’ouvrage a été fournie gratuitement à Unwritten Histories. Toutes les opinions exprimées n’engagent que l’auteure.


[i] Il est tout même nécessaire et important de souligner que le premier pensionnat autochtone date de l’époque de la Nouvelle-France et que le dernier pensionnat opéré par le gouvernement fédéral a fermé en 1996 seulement.

[ii] Citation originale : « mandatory reading for all citizens of the Americas ».

[iii] John S. Milloy, A National Crime: The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986, second edition (Winnipeg: University of Manitoba, 2017), xxxii.

[iv] Jan Hare and Jean Barman, “John S. Milloy. A National Crime: The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986” Historical Studies in Education 13, no. 2 (Fall 2001) : 205.

[v] Hare and Barman, 206.

[vi] http://www.cbc.ca/news/indigenous/marilyn-poitras-mmiwg-commissioner-resign-q-a-1.4207199