Regards et réflexions sur un féminisme à vocation internationale ; l’exemple de la tentative d’inclusion du monde non-occidental dans les pages de Jus Suffragii

Publié le 9 mai 2019

Par Eliane Desruisseaux, candidate à la maîtrise à l’Université Laval

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En commençant mes études en histoire, j’avais en tête cette image pittoresque de la recherche en archives, image sûrement partagée par beaucoup d’apprenties historiennes, au centre de laquelle je me voyais parcourir des documents poussiéreux oubliés dans un endroit magnifique au passé riche. Rien de moins. Comble de l’auto-trahison, je travaille maintenant avec des journaux numérisés. Si les moments passés à consulter les sources sont moins émouvants que je l’avais jadis espéré, force est de constater que la numérisation d’archives ouvre la voie à de nouvelles recherches, par exemple centrées sur des cadres spatiaux plus larges ou éloignés du nôtre.

C’est ainsi que j’ai pu m’intéresser aux perceptions qu’ont les féministes blanches des femmes musulmanes au début du XXe siècle, question qui ne peut être approfondie qu’en adoptant une perspective transnationale. En effet, le féminisme est « difficile à saisir »[1] si on l’enferme dans un cadre national. Caractérisé par son internationalisme, celui de la première vague, en particulier, appelle à transcender les cadres des États-nations. Je vais ici me concentrer sur une conjoncture précise, alors qu’en 1911 et 1912, l’Américaine Carrie Chapman Catt voyage autour du monde pour inciter des femmes non-occidentales à devenir membres de l’Alliance internationale des Femmes (AIF). Maintenant numérisés et disponibles en ligne, les billets alors publiés par Chapman Catt dans le mensuel de l’AIF, Jus Suffragii, composent un corpus restreint mais riche, qui éclaire la construction complexe d’un discours sur des femmes Autres dans un contexte impérial.

Une conjoncture intéressante

À partir de 1888, date de fondation du Conseil international des Femmes, les mouvements féministes nationaux, qui sont souvent récents ou en processus de formation, commencent à se rassembler au sein d’organisations internationales[2]. Rapidement, des dissensions apparaissent dans le Conseil international des Femmes, et mènent à la naissance de l’Alliance internationale des Femmes en 1904. Malgré leur appellation, ces organisations demeurent centrées sur l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Australie et la Nouvelle-Zélande[3]. En 1911 et en 1912, Carrie Chapman Catt, qui est alors présidente de l’Alliance, entreprend un voyage autour du monde afin de documenter la situation des femmes et d’élargir le bassin de recrutement de l’Alliance. Ce voyage marque un point tournant dans la rencontre entre les mouvements féministes dits internationaux, qui sont alors en plein développement, et le monde non-occidental, connu sous le terme fourre-tout d’Orient. À cette époque, l’Alliance imprime un mensuel titré Jus Suffragii, dans lequel Chapman Catt publie des billets sur la situation des femmes dans les pays qu’elle visite[4].

Nous avons donc affaire à un mouvement féministe transnational fondé aux États-Unis dont la présidente américaine parcourt le monde pour documenter la situation des femmes et dont les écrits dans les pages de Jus Suffragii circulent à travers des associations féministes un peu partout en Occident. De ce corpus, j’ai sélectionné neuf billets qui traitent de la situation des femmes non-occidentales, de l’impact de l’Islam sur leur vie et de leur inclusion dans l’Alliance. Ces billets et articles sont datés entre mai 1912 et mai 1913, moment qui correspond à la fin du voyage de Chapman Catt et qui précède le Congrès de Budapest où se rencontrent pour la première fois les femmes « orientales » et les mouvements féministes membres de l’Alliance internationale des Femmes. Ils ont été sélectionnés grâce à une recherche par mots-clés[5] dans les quelques numéros de Jus Suffragii qui sont numérisés sur Gallica, c’est-à-dire un total de 21 numéros pour les années 1912, 1913 et 1914. On voit ici l’une des limites de la recherche en archives numérisées : le mensuel que je souhaite étudier n’est pas numérisé dans son entièreté, ce qui en empêche une analyse exhaustive ou sur la longue durée. Malgré cela, ce corpus offre la possibilité d’entamer une réflexion et ouvre la voie à l’exploitation d’autres sources.

Perceptions dépréciatives et bonnes intentions

Parmi les billets sélectionnés, six sont signés par Chapman Catt et sont publiés entre mai et juillet 1912. Ils sont simplement titrés « Égypte », « Birmanie » ou « Sumatra », par exemple. La très grande majorité des commentaires sur les peuples non-occidentaux sont dépréciatifs, nous empêchant de faire fi du contexte mondial de l’impérialisme et la croyance en la supériorité blanche qui l’accompagne alors[6]. L’auteure peut par exemple mentionner qu’une minorité d’Indiens sont sortis de l’ignorance et de la superstition et qu’ils reconnaissent la supériorité de l’Occident[7], ou que le soleil chaud incite les enfants birmans à n’emprunter que les sentiers battus, ce qui a pour effet de ralentir la civilisation dans ce pays[8].

Dans ses billets, Chapman Catt mentionne parfois des coutumes qu’elle imagine découler de l’Islam, par exemple l’isolement des femmes de la noblesse en Inde ou le mariage des jeunes filles et le port du voile en Égypte. Les sources sont assez pauvres sur les fondements de ces croyances et il semble probable qu’elles proviennent de préjugés datant d’avant son voyage. De ses commentaires, on comprend que sa vision de l’Islam l’amène à penser cette religion comme étant particulièrement réfractaire à l’avancée des droits des femmes. Il s’agit d’un point de vue courant parmi les féministes majoritairement protestantes et bourgeoises de la première vague, qui considèrent le harem et le voile comme plus opprimants que la monogamie et la mode européennes[9] et chez qui les préjugés contre les musulman.e.s sont forts[10]. Par exemple, dans un article sur l’Inde, la militante féministe avance ainsi que le système de « purdah », qui maintient les femmes des classes supérieures dans l’isolement, est à la base une tradition musulmane. Mis à part le « purdah », elle avance que les femmes indiennes sont bien traitées car leurs ancêtres ont quitté la Perse pour éviter la soumission au « mahométisme »[11].

Malgré cela, ce qui frappe le plus à la lecture de ces articles est le dynamisme et l’enthousiasme des féministes de l’Alliance. Celles-ci sont motivées par la croyance en une oppression commune vécue par les femmes du monde entier, à laquelle elles répondent en tentant de créer une sororité universelle qui, paradoxalement, tend à occulter la dimension impériale de cette oppression pour les femmes non-blanches. Ainsi, dissertant sur l’Égypte en mai 1912, Chapman Catt rédige les lignes suivantes :

Le combat sera dur et grandes seront les souffrances et les peines de ces femmes si longtemps assujetties, avant qu’elles puissent faire leur entrée triomphale, dans la terre promise de la liberté personnelle. Cependant nous autres, femmes privilégiées du monde occidental, il faut que nous leur offrions notre secours en les soutenant et les encourageant, et en leur faisant sentir que notre lutte mondiale pour l’égalité politique embrasse aussi les droits des femmes égyptiennes[12].

Les trois derniers billets retenus sont datés de décembre 1912 à mai 1913. De style plus administratif, ils concernent la planification du Congrès de Budapest. Ainsi, en décembre 1912, le Comité Exécutif hongrois annonce qu’il va soutenir financièrement les déléguées orientales, comme si elles étaient des hôtes d’honneur[13]. En janvier 1913, en première page du Jus Suffragii, on annonce que « pour la première fois depuis le début de ce mouvement féministe, on va voir des femmes Hindoues, des Boudhistes, des disciples de Confucius, des Mahométanes, des Juives et des Chrétiennes siéger au Congrès et unir leurs voix (…) [14]». Ce billet, qui est signé par l’ensemble du Comité exécutif de l’Alliance, conclue : « Le Congrès de Budapest reliant la chaine de toutes ces Associations qui encerclent aujourd’hui la terre, sera comme une borne milliaire sur la route de ce mouvement féministe qui conduit à une émancipation certaine de la femme, dans le monde entier. »

Qu’en conclure ?

 Malgré sa taille réduite et son manque d’exhaustivité, ce petit corpus renseigne sur les perceptions qu’ont les féministes blanches des femmes d’« Orient » et des femmes musulmanes à la veille de leur rencontre au Congrès de Budapest. Il permet en effet d’identifier les préjugés dépréciatifs envers les peuples non-occidentaux et plus particulièrement l’Islam, tout en faisant ressortir l’enthousiasme des féministes blanches pour la mise sur pied d’un mouvement véritablement international visant l’amélioration des conditions des femmes du monde entier. Si l’internationalisation des mouvements des femmes montre la montée de cette idée que leurs intérêts et leurs solidarités dépassent les frontières, il est aussi important de noter que ces mouvements sont teintés d’une « foi positiviste en la supériorité de la société occidentale [15]». La résultante est une croyance dans le leadership naturel des femmes euro-américaines et une participation limitée des femmes non-occidentales aux mouvements féministes dits internationaux[16].

Il est impossible pour moi de ne pas terminer ce court texte en mentionnant le récent et tragique attentat terroriste contre deux mosquées en Nouvelle-Zélande (2019). Dans la foulée du racisme qui augmente et des drames qui se produisent à l’international comme dans notre cour arrière, pensons ici à l’attentat terroriste de 2017 contre la mosquée de Québec, il est du devoir de chacun.e de se mobiliser pour contrer les préjugés véhiculés à propos des musulman.e.s. En ce sens, à l’heure des Fake News et des politiques discriminatoires, il me semble plus que nécessaire de documenter le racisme du passé et la façon dont il teinte les relations entre les cultures. Plus particulièrement, dans le contexte du faux débat sur le port du voile au Québec, certaines féministes blanches pour qui le port du voile est synonyme d’oppression ont à confronter leurs préjugés dépréciatifs en ce qui a trait à l’Islam et à inclure les femmes musulmanes québécoise dans ce « débat » qui se produit, encore une fois, sans que les voix des principales interpellées ne soient écoutées. D’où l’intérêt de documenter et d’historiciser ce qu’Antoinette Burton appelle le féminisme impérial, d’abord pour prendre conscience de ses impacts actuels, puis pour en réaliser l’absurdité et la réversibilité. L’étude des articles de Jus Suffragii peut ainsi contribuer à faire la lumière sur des débats du passé qui sont malheureusement toujours d’actualité et à questionner nos propres a priori, particulièrement dans nos pratiques militantes.

Pour en savoir plus

Alliance internationale des Femmes, Jus Suffragii, vol. 6 et 7 (mai 1912 à mai 1913), consulté en ligne en mars 2019, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328029062/date.r=jus%20suffragii

Christine Bard, « Insaisissable féminisme », Cités, vol. 73, no 1 (2018), pp. 19-28.

Adian Bingham, « The Digitization of Newspaper Archives : Opportunities ans Challenges for Historians, Twentieth Century British History , vol. 21, no 2 (2010), pp. 225-231.

Antoinette Burton, Burdens of history: British feminists, Indian women, and imperial culture, 1865-1915, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994, 301 p.

Catherine Jacques, « Construire un réseau international : l’exemple du Conseil international des Femmes (CIF) », Le siècle des féminismes, Paris, Les Éditions de l’Atelier – Éditions ouvrières, 2004, pp. 127-141.

Guillaume Pinson, « Lire la presse du XIXe siècle en contexte numérique: vers une nouvelle historiographique des objets médiatiques? », Dix-Neuf, vol. 21, no 4 (2018), pp. 378-388.

Leila J. Rupp, « Constructing Internationalism : the Case of Transnational Women’s Organisations », American Historical Review, vol. 99, no 5 (décembre 1994), pp. 1571-1600.

Leila J. Rupp, Worlds of Women ; The Making of an International Women’s Movement, Princeton, Princeton University Press, 1997, 325 p.

Charlotte Weber, « Unveiling Scheherazade : Feminist Orientalism in the International Alliance of Women 1911-1950 », Feminist Studies, vol. 7, no 1 (printemps 2001), pp. 125-157.


[1] Christine Bard, « Insaisissable féminisme », Cités, vol. 73, no 1 (2018), p. 24.

[2] Leila J. Rupp, « Constructing Internationalism : the Case of Transnational Women’s Organisations », American Historical Review, vol. 99, no 5 (décembre 1994), p. 1573.

[3] Leila J. Rupp, Worlds of Women ; The Making of an International Women’s Movement, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 16-17.

[4] Soit l’Afrique du Sud, Jérusalem, le Liban, l’Égypte, la Syrie, le Sri Lanka, l’Inde, l’Indonésie, la Chine, Les Philippines, la Corée et le Japon.

[5] Notamment Orient, Oriental, Mahomet, Mahométan(s), Mahométisme, Islam, Islamique(s), Égypte, Harem, Voile, Palestine, Israël.

[6] Antoinette Burton, Burdens of history: British feminists, Indian women, and imperial culture, 1865-1915, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994, 301 p.

[7] Carrie Chapman Catt, « Indes », Jus Suffragii, vol. 6, no 10 (25 juin 1912), p. 21.

[8] Carrie Chapman Catt, « Birmanie (suite) », Jus Suffragii, vol. 6, no 11 (25 juillet 1912), p. 32.

[9] Charlotte Weber, « Unveiling Scheherazade : Feminist Orientalism in the International Alliance of Women 1911-1950 », Feminist Studies, vol. 7, no 1 (printemps 2001), p. 127.

[10] Rupp, « Constructing Internationalism », p. 1580.

[11] Carrie Chapman Catt, « Indes », Jus Suffragii, vol. 6, no 10 (25 juin 1912), p. 21.

[12] Carrie Chapman Catt, « Égypte », Jus Suffragii, vol. 6, no 9 (25 mai 1912), p. 8.

[13] Bosika Schwimmer, « Communications au sujet du Congrès », Jus Suffragii, vol. 7, no 3, p. 83.

[14] L’Alliance internationale des Femmes, « Annonce officielle : Appel à la 7e Conférence de l’Alliance Internationale pour le Suffrage des Femmes », Jus Suffragii, vol. 7, no 4 (25 janvier 1913), p. 85.

[15] Catherine Jacques, « Construire un réseau international : l’exemple du Conseil international des Femmes (CIF) », Le siècle des féminismes, Paris, Les Éditions de l’Atelier – Éditions ouvrières, 2004, p. 128.

[16] Rupp, « Constructing Internationalism », p. 1577.