Réplique à la critique de Benoît Grenier et Alain Laberge

Publié le 16 octobre 2018
Par Allan Greer, professeur d’histoire, Université McGill
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Ce texte est une réplique à la réponse de Benoit Grenier et Alain Laberge publiée le 9 octobre sur HistoireEngagée et sur Boréalia.

Carte des seigneuries de la Nouvelle-France par Gédéon de Catalogne et Jean-Baptiste Couagne, 1709.

Je voudrais d’abord exprimer ma reconnaissance envers mes collègues qui ont pris la peine de lire et de commenter, à la lumière de mon livre, le petit texte provocateur, « Le système seigneurial ?  Quel système seigneurial ? », que je viens de publier dans HistoireEngagée. Je suis doublement redevable à Benoît Grenier et Alain Laberge parce que mon étude Property and Dispossession repose en partie sur leurs recherches rigoureuses et approfondies. Alors, pourquoi n’ai-je pas cité leurs publications ? C’est que mon article, très bref rappelons-nous, n’avait aucune vocation historiographique. Si je faisais mention en passant de quelques historien.ne.s qui ont renouvelé le sujet dans les années 1970-1980, je ne voulais pas donner l’impression que la recherche s’était arrêtée: c’était simplement pour souligner l’écart qui s’est creusé entre l’avance de la recherche spécialisée et la stabilité de l’image de ce passé qu’on retrouve dans l’histoire dite « populaire ».

Comme l’ont deviné Grenier et Laberge, mon intervention visait en premier lieu un certain discours, fortement idéologique, que l’on trouve dans les manuels scolaires et les sites patrimoniaux, d’un passé idéalisé où seigneurs et censitaires vivaient en harmonie dans une société bien réglée. Ma principale cible était une production culturelle et pédagogique de langue anglaise. C’est en anglais que la phrase « seigneurial system » s’est enracinée. Les auteurs ont raison d’insister que la phrase « régime seigneurial » n’égale pas seigneurial system et ne porte pas les mêmes connotations. Ainsi, et ce en dépit de la très haute qualité de la traduction de Fannie Dionne, il me semble qu’il y avait un élément intraduisible dans mon article qui a compliqué la discussion.

À noter aussi : je n’ai parlé que de la période de la Nouvelle-France, tandis que Grenier et Laberge s’intéressent à une plus longue histoire de la seigneurie laurentienne. Cette perspective pluriséculaire qui suit l’histoire de la propriété terrienne depuis le 17e jusqu’au 20e siècle constitue, à mon sens, une des grandes forces de l’approche de ces deux historiens. Les travaux de Benoit Grenier montrent que le fief continuait de peser sur les campagnes québécoises jusqu’à très récemment. C’est fascinant, mais ce n’était pas mon sujet.

Alors, au-delà de certains malentendus, sommes-nous vraiment en désaccord ? Dans une large mesure, il s’agit d’une simple divergence d’approche. J’ai analysé la formation de la propriété coloniale dans une optique comparative, rassemblant la Nouvelle-France, la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-Espagne ; mes collègues ont choisi (sans négliger le contexte international) un cadre d’analyse national. C’est normal – c’est souhaitable – que les approches et les points de vue en histoire soient multiples.

J’ajouterai cependant un mot sur la réification des concepts, parce que c’est le problème fondamental qui sous-tend la notion du « système seigneurial » que j’ai critiqué dans mon article. Le discours pédagogique que je visais prétend qu’une panoplie de lois, de pratiques agraires, de relations de classes, de pratiques étatiques, de formes cadastrales, etc., formaient un ensemble cohérent et autonome qu’on peut dénommer le « système seigneurial » ou « le seigneurialisme ». Au lieu d’envisager des aspects seigneuriaux ou féodaux de l’évolution socio-politique, ce discours envisage le phénomène seigneurial comme objet intégré, comme chose, plutôt que comme construction intellectuelle. Dans la réplique de Grenier et Laberge, on voit une petite tendance dans ce sens ; une vision réifiée du sujet n’est pas tout à fait absente dans quelques-uns de leurs propos. Lorsqu’ils invoquent, à propos de la tenure seigneuriale « …sa longévité et son influence à long terme sur la société canadienne-française… », ils donnent l’impression que cette tenure est une entité extérieure à la société canadienne-française, objet sur lequel elle exercerait son influence.

Dans mon ouvrage, j’emploie le concept de la formation de la propriété, phrase qui évoque un processus et non une structure. Ce concept me permet d’orienter l’enquête vers les relations, premièrement entre Autochtones et colons et secondairement entre les différentes classes de la société coloniale, qui ont constitué la propriété coloniale. Et puisque cette propriété est toujours en construction, dans un processus qui n’a pas de fin, elle ne pourrait se réduire à une institution, un système ou un régime quelconque.