Salaire critique : sur la rémunération des stages et le salaire étudiant avec George Caffentzis

Publié le 13 novembre 2018

Par Annabelle Berthiaume, doctorante en travail social, Université McGill

version pdf

George Caffentzis lors de la conférence du 9 novembre 2017. Crédit photo : Pierre-Luc Junet.

Pour une troisième année maintenant, des comités autonomes s’organisent sur différents campus collégiaux et universitaires à travers le Québec et donnent un nouveau souffle au mouvement étudiant. Les Comités unitaires sur le travail étudiant, les CUTE, défendent la reconnaissance et la rémunération de l’activité étudiante. À plus court terme, les CUTE revendiquent la fin des stages non rémunérés, qui occupent toujours une place considérable dans les domaines traditionnellement féminins (l’enseignement, les soins, les arts, la culture). Ainsi, sans nier la pertinence d’exiger la gratuité scolaire, les CUTE proposent d’aller plus loin en politisant l’activité étudiante et en revendiquant un salaire et des conditions d’études convenables afin d’améliorer son accessibilité. En rupture avec la stratégie dominante du mouvement étudiant des dernières années, les militant.e.s des CUTE réactualisent la revendication du salaire étudiant, inspiré.e.s des féministes de la Campagne internationale pour un salaire au travail ménager (Wages for Housework de 1972 à 1977)[1] et des syndicalistes étudiant.e.s de l’Union nationale des étudiants de France (en phase avec le principe de l’étudiant comme jeune travailleur intellectuel inscrit dans la Charte de Grenoble de 1946).

C’est dans cette perspective que George Caffentzis, un des militants à l’origine de la campagne Wage for Students à New York en 1975 et professeur de philosophie retraité à la University of Southern Maine, est venu donner son appui à la campagne des CUTE dans le cadre d’une conférence l’an dernier. À la veille de la journée internationale des stagiaires du 10 novembre, une soirée discussion intitulée « De la chambre à coucher à la salle de classe, lutter contre l’exploitation étudiante » proposait un regard historique et actuel sur les différentes facettes de l’exploitation étudiante, en la liant à celle des femmes, des personnes assistées sociales, des artistes et autres personnes qui sont aussi affectées par la multiplication des formes de travail gratuit. Durant la soirée, le public a également eu l’occasion d’entendre Kay Dickinson, militante au sein du groupe londonien Precarious Workers Brigade, coautrice de Training for Exploitation et professeure en études cinématographiques à l’Université Concordia ainsi que Christina A. Rousseau chercheuse indépendante et chargée de cours à l’Université Trent sur la campagne Wages for Housework et Wages Due Lesbians en Italie et au Canada[2].

Aujourd’hui, la proposition de salarier les étudiant.e.s pour le temps passé en classe soulève certaines passions parmi les professeur.e.s et étudiant.e.s qui défendaient pourtant la gratuité scolaire lors de la grève étudiante de 2012. Elles et ils accusent principalement la revendication du salariat étudiant de marchandiser davantage l’éducation. C’est le cas, par exemple, de Stéphane Chiarello, professeur en gestion des ressources humaines de l’Université du Québec à Trois-Rivières qui a publié une lettre ouverte au moment de l’annonce d’un financement pour compenser les stagiaires en éducation durant leur stage final. Selon lui, cette nouvelle mesure « continue lentement, mais sûrement, à assimiler la population (étudiante) à une logique de marché. Il ne reste qu’un pas à franchir pour choisir la privatisation plutôt que la gratuité »[3].

Mais déjà dans les années 1970, George Caffentzis et ses collègues de Wages for Students se confrontaient à une opposition similaire de la part de « professeurs « socialistes » et (d’)étudiants « révolutionnaires » » défendant les universités publiques comme des lieux de conscientisation, voire de formation d’une conscience de classe. Par exemple, dans la première édition du journal de Zerowork (voir note 6), George Caffentzis cite le tract, publié en 1974, du collectif d’enseignants de la City University of New York, The Newt Davidson Collective, comme illustration de cette posture idéologique, mais aussi pratique, à la défense de l’éducation gratuite et en opposition au salaire étudiant. Pour ce collectif, l’éducation n’est pas seulement un outil permettant l’ascension individuelle, mais elle permet l’émancipation sociale des classes populaires. Ainsi, au nom d’une certaine gauche, ils défendent l’éducation gratuite et proposent une analyse différente sur les transformations alors en cours dans les universités. Ainsi, c’est la contradiction de la classe capitaliste qui mettrait l’université en crise:

« Les capitalistes ne peuvent pas continuer sans cesse d’utiliser le système scolaire pour augmenter la productivité et, en même temps, s’attendre à ce qu’il perpétue et ratifie les arrangements sociaux existants. Plus ils éduquent des gens, et plus ces gens sont mieux éduqués, plus il devient difficile de maintenir les inégalités de classe, raciales et sexuelles qui sont à la base de la société capitaliste. Les travailleurs instruits sont souvent des travailleurs dangereux, car ils apprennent plus qu’ils ne sont censés le faire. . . les personnes instruites avaient tendance à commencer à poser des questions plus précises et à demander de meilleures réponses. Et de meilleures vies. […] La contradiction est devenue incontrôlable » (traduction de l’auteure)[4].

Mais, pour les auteur.e.s du manifeste de Wages for Students, il était évident que ce genre d’argumentaire servait « les efforts du capital en vue d’intensifier le travail, en rationalisant et disciplinant la classe ouvrière », soit, en lui demandant toujours plus de travail gratuit au service du capital[5].

C’est donc avec enthousiasme et un brin de nostalgie que George Caffentzis est venu, le 9 novembre 2017, présenter aux militant.e.s des CUTE et aux personnes intéressées la proposition de Wages for Students. Le militant de longue date est revenu sur le contexte d’émergence de la revendication d’un salaire pour les étudiant.e.s dans le mouvement étudiant américain et a formulé quelques réponses aux critiques « de gauche » au sujet du salaire étudiant. Sa proposition résonne aujourd’hui au Québec, alors que la classe dirigeante, les établissements scolaires et plusieurs intellectuel.le.s de gauche continuent de répéter le slogan des architectes de la « démocratisation » de l’éducation supérieure au tournant des années 1960 – « Qui s’instruit, s’enrichit ». À partir de la présentation de George Caffentzis, cet article présentera brièvement l’histoire de Wages for Students, une campagne en rupture avec l’idée selon laquelle l’éducation est un investissement qu’il soit personnel ou collectif…

Wages for Students et la transformation des universités

Notes sur son histoire et sa défense

La campagne Wages for Students a débuté en 1975 aux États-Unis. Parmi les nombreux développements politiques de cette année-là, la crise budgétaire à la Ville de New York a probablement été la plus marquante dans la préparation et le lancement de la campagne. En effet, lorsque les fonctionnaires de New York se sont rendu.e.s à Washington pour demander au gouvernement américain de l’aide financière afin d’éviter la faillite, ils et elles ont été confronté.e.s à l’ultimatum de l’administration Ford : « commencez à facturer des frais de scolarité à la City University of New York, sinon oubliez notre aide! » Ce moment représente bien le passage d’une conception de l’éducation considérée comme « un bien collectif », pour les élites économiques et politiques, à une conception privatisée de l’éducation, au sens où elle devient un investissement personnel.

En rétrospective, cette exigence de l’administration américaine n’aurait pas dû créer la surprise. Les États-Unis, comme ailleurs, étaient alors en pleine transition du keynésianisme au néolibéralisme. Du point de vue historique, c’est le moment où l’État refuse de continuer à prendre en charge une part de la reproduction sociale et le « transfert » au marché. Le modèle keynésien est alors clairement en crise, mais le terme « néolibéralisme » n’est pas encore couramment utilisé et son application est encore plutôt difficile à repérer à l’époque.

Lorsque de nouveaux frais de scolarité sont finalement annoncés aux étudiant.e.s de la City University, George Caffentzis et ses camarades du Collectif Zerowork[6] sentent une dernière chance pour, à la fois bloquer cette transition vers une nouvelle phase du capitalisme et dépasser le modèle keynésien en vigueur. Ils et elles y voient une occasion d’articuler une résistance anticapitaliste, comme les militantes du Collectif féministe international, qui menait une campagne pour le salaire au travail ménager, tentaient de le faire au même moment.

C’est donc en s’inspirant de cette campagne, qui à la fois représentait une opportunité pour critiquer le capitalisme et une réelle stratégie pour transformer le salaire, généralement perçu comme un outil d’aliénation, en une arme de libération contre l’aliénation, que Wages for Students commence à s’organiser. L’objectif est de mettre à l’ordre du jour la revendication du salaire étudiant à New York et au Massachusetts. Les militants de Zerowork font des tournées de classes dans les universités et les écoles secondaires et joignent les manifestations étudiantes pendant quelques années en distribuant des fascicules « Wages for Students » à leurs camarades et collègues étudiant.e.s, dans l’espoir d’atteindre leur esprit et leur cœur.

Le groupe à l’origine de la campagne était également inspiré par les développements politiques alors en cours dans les milieux ouvriers en Italie. Notamment, les militant.e.s sont animé.e.s par la revendication des « 150 heures » des travailleurs de l’automobile, reprise plus tard par des syndicats dans le cadre de négociations. Cette campagne revendique l’équivalent de 150 heures (environ un mois) par année durant lequel l’usine serait transformée en école où les travailleuses et les travailleurs seraient payé.e.s pour apprendre, choisir leurs cours et leurs professeurs[7]. Cette proposition, comme celle d’un salaire pour l’ensemble des étudiant.e.s, remet en question l’idée selon laquelle l’éducation cultive l’âme (tout comme la perspective d’un salaire pour les ménagères démystifie la notion de « l’amour »)[8]. C’est d’ailleurs en raison de cette conception des études comprise comme un investissement personnel que l’État refuse toujours de donner aux étudiant.e.s un soutien, même sémantique, à cette revendication, en désignant toute transaction monétaire de l’État à l’étudiant.e comme une « bourse », une « subvention » ou une « compensation », plutôt qu’un salaire.

Cette tentative de diversion n’a toutefois pas réussi à leurrer les étudiant.e.s. Plusieurs d’entre elles et eux commencent à envisager leur combat selon une nouvelle perspective : celle d’une lutte ouvrière dont le conflit est susceptible de mettre les universités en crise. Cet angle fournit ainsi de nouvelles armes aux étudiant.e.s pour se rebeller contre le travail avant l’entrée sur le marché du travail et contre le complexe militaro-industriel au sein même des universités[9].

Qu’est-ce qui a conduit à la défaite de la campagne Wages for Students ? Une réponse collective se retrouve dans l’introduction du livre Wages for Students:

« Il est clair, rétrospectivement, que le capital étasunien et son État comprenaient que l’expansion du salaire, prônée par les campagnes autour du travail ménager et des étudiants, était une menace politique pour le système. Ce n’est pas un hasard si nombre de réformes néolibérales de ces trente dernières années ont été des attaques contre les droits sociaux et le libre accès à l’éducation universitaire; et que ces attaques ont été menées tout autant par les républicains que par les démocrates, en parallèle des coupes dans les salaires et les avantages des salariés.

Le salaire étudiant, comme revendication, a malheureusement surgi au moment où les stratèges aux États-Unis étaient en train d’abandonner la politique keynésienne de subsomption des luttes salariales dans le plan de développement du capital. Et, au lieu d’un salaire étudiant, il y eut une énorme augmentation des frais de scolarité (+ 500% entre 1985 et aujourd’hui). Au final, l’étudiant endetté moyen a désormais une dette de près de 30 000 dollars et la totalité de la dette étudiante dépasse 1,1 trillion de dollars. Au lieu d’obtenir le salaire scolaire, les étudiants aux États-Unis ont payé pour travailler dans les universités et se préparer pour leur future exploitation[10] ».

La création de nouvelles marchandises, en particulier dans les secteurs de la reproduction sociale telle que la fécondation in vitro, est une des particularités qui distingue la période néolibérale du 21e siècle de son ancêtre paléolibéral : le libéralisme du 19e siècle. Le reconditionnement de la formation universitaire comme une marchandise — c’est-à-dire à la fois comme un produit de consommation, mais aussi comme un investissement — s’intègre parfaitement dans ce système. Le « front uni » des capitalistes et de leurs agents politiques contre toute campagne qui revendique un salaire pour les étudiant.e.s a rendu difficile sa progression depuis les années 1980. La campagne pour la rémunération des stagiaires ici à Montréal, Gatineau et Sherbrooke ainsi que des campagnes similaires aux États-Unis et dans le monde signifient cependant que ce « mur de brique » commence à se détériorer.

Après quelques défaites et, surtout, après l’imposition des frais de scolarité à la City University of New York, la campagne Wages for Students a pris fin en 1977. Mais les idées générées sur la relation entre le travail étudiant et l’argent sont demeurées au cœur du militantisme politique de George Caffentzis. Face à la répression et au chômage du début des années 1980 aux États-Unis, le militant est parti enseigner à l’Université de Calabar (Nigeria) de 1983 et 1987. À son retour aux États-Unis, il a poursuivi son travail politique sur les enjeux étudiants en Afrique (entre 1989 et 2006) au sein du Comité pour la liberté académique en Afrique (Committee for Academic Freedom in Africa) qu’il a cofondé. Avec ses camarades, il a mené plusieurs travaux de recherche et de soutien pour les mouvements étudiants africains contre les programmes néolibéraux d’ajustement structurel de la Banque mondiale dans les universités africaines, qui ont permis, entre autres, de couper les allocations financières aux étudiant.e.s et d’imposer des frais de scolarité à travers le continent.

La question du travail étudiant est revenue à son agenda au lendemain d’Occupy Wall Street! aux États-Unis, alors qu’il effectue des recherches sur l’endettement des étudiants et milite pour son abolition dans le cadre de la campagne pour la grève de la dette (Strike Debt) entre 2011 et 2015. Mais même à travers les hauts et les bas, la brochure Wages for Students et la campagne dans laquelle celle-ci s’inscrivait a toujours tenue une place spéciale dans son cœur.

Pour répondre à la critique

Dans la dernière partie de sa présentation, Caffentzis commente les critiques formulées contre les salaires des étudiant.e.s auxquelles les militants de Wages for Students en 1975 ainsi que les militant.e.s de la campagne actuelle des CUTE se sont confronté.e.s. Pour lui, plusieurs de ces critiques révèlent différentes conceptions du salaire qui doivent être décortiquées.

Critique A : Un salaire pour les étudiant.e.s marchandise davantage l’éducation et affaiblit son potentiel révolutionnaire.

Il faut d’abord commencer par souligner le fait que travailler gratuitement pour le capitalisme ne constitue pas un acte révolutionnaire! Le travail gratuit peut être un signe de désespoir ou d’une ambition personnelle à « réussir » dans le système, mais il n’a rien de révolutionnaire. Ceux et celles qui croient qu’un salaire réduirait le pouvoir des travailleuses et des travailleurs devraient d’abord découvrir elles et eux-mêmes la nature du salaire et se questionner sur l’impact individuel et collectif de son absence. Les révolutionnaires veulent démarchandiser la société, mais pas en augmentant le travail non rémunéré! En fait, celles et ceux qui appellent à une telle stratégie sont manifestement hypocrites, puisque personne ne peut vivre que d’air frais[11].

Il faut reconnaître que le système capitaliste est déjà engagé dans le néolibéralisme, et qu’il a pour principe la commercialisation éventuelle et la marchandisation de tous les aspects de la vie, du corps et de l’âme. D’ailleurs, le salaire n’est pas un simple échange d’argent pour un montant déterminé à partir de la valeur du travail (mesurée par le temps de travail requis pour sa reproduction).

Premièrement, le produit du travail (labor commodity) est plus « métaphysique », puisqu’il cache la plus-value que le capitaliste s’approprie en raison de la relation de pouvoir entre lui/elle et le travailleur ou la travailleuse. Comme Cox et Federici l’ont souligné il y a longtemps : « […] le salaire n’est pas seulement un peu d’argent, mais l’expression fondamentale du rapport de force entre le capital et la classe ouvrière[12] ».

Deuxièmement, et c’est la raison pour laquelle Wages for Students n’est pas un « contrat de productivité » (i.e. comme si une augmentation des salaires signifierait une augmentation concomitante de la productivité), l’objectif politique d’une telle campagne est de montrer comment, quand et où l’exploitation se produit, même si elle est invisibilisée par l’absence de relation salariale. En général, le capital, et particulièrement dans sa phase néolibérale, désire se libérer des obligations liées à la reproduction quotidienne des travailleur.euse.s en utilisant des contrats « sans promesse ». Cela est particulièrement vrai pour l’étudiant.e à qui on offrira, à sa sortie de l’école, des contrats de travail à temps partiel ou temporaire ou encore des stages sans salaire (présentés comme des investissements sur sa carrière) sous prétexte, en vain, que cela permettrait d’avoir « un bon emploi ». Cette rhétorique ne pénalise pas seulement l’étudiant.e elle-même ou lui-même, mais a des effets délétères sur l’ensemble de la classe ouvrière, car les stages sont invariablement une forme de travail « volé » (« scabbing ») aux travailleuses et travailleurs salarié.e.s qui se voient remplacé.e.s par des stagiaires non rémunérés.e.s.

L’obtention de salaires pour les stagiaires et les étudiant.e.s permettrait donc de commencer à renverser la tendance actuelle qui profite de cette main-d’œuvre créatrice de plus-value, mais non rémunérée. Plutôt que les étudiantes et les étudiants paient pour être exploité.e.s par le capital, comme c’est le cas actuellement, elles et ils commenceraient à récupérer ce qu’elles et ils ont donné.

Critique B : Le salaire étudiant encourage la salarisation d’activités qui ne devraient pas être salariées.

Pour commencer, l’argument moral ne peut justifier la salarisation ou non d’une activité. Cette critique au sujet du travail étudiant est d’ailleurs souvent utilisée pour justifier qu’on ne reconnaisse pas le « travail du sexe » comme un travail. Celui-ci doit pourtant être rémunéré, quel que soit le scrupule moral qu’il suscite. Autrement, comment peut-on justifier la reconnaissance d’autres formes de travail éreintantes comme dans les mines de charbon ou le camionnage long courrier ? Sur ce point, l’aile libertarienne du néolibéralisme a raison : si nous étions dans un monde « parfaitement » néolibéral, c’est-à-dire sans entrave morale à la logique de marché, il n’y aurait plus de restrictions concernant le travail du sexe.

Ainsi, quel que soit le statut moral de ces formes de travail, le refus de salarier certaines activités sous prétexte que cela encouragerait la salarisation d’activités qui ne devraient pas l’être, s’il en était suivi de ses conclusions logiques, conduirait à rejeter tous les efforts et les luttes visant à élargir l’éventail des formes de travail salarié. Plus encore, cette justification servirait à refuser la salarisation de certaines activités qui le sont déjà, puisque « amorale ». L’esclavage, par exemple, est un travail sans salaire, mais seule une personne antiabolitionniste radicale pourrait défendre l’idée selon laquelle la libération des esclaves ne passe pas par la reconnaissance et la salarisation de leur travail, parce que cela pourrait encourager certain.e.s à exiger le paiement de leurs reins.

Quoi qu’il en soit, la question centrale de cette idée est la suivante : qui doit décider quel travail doit être fait dans la société capitaliste pour obtenir un salaire? Qui (ou quels intérêts) fixe la morale dans cette rationalité argumentative ? Dans l’histoire du capitalisme, ces réponses ont toujours été redéfinies au travers des luttes entre les classes et à l’intérieur de celles-ci.

Critique C : Le travail étudiant ne crée pas de valeur. Il est difficilement mesurable et ne profite pas strictement au capital.

Cette critique utilise le paradigme du travail en usine pour forger sa compréhension de ce qu’est du travail. Mais il existe de nombreuses formes de travail qui ne sont pas assimilables à celles présentes en usine et qui sont pourtant rémunérées. Par exemple, une grande partie du temps consacré à la production artistique et culturelle n’est pas soumise au contrôle strict du chronomètre. Les contrats dans ces domaines, que l’on associe plutôt à du travail à la pièce ou par projets, comme dans le secteur de la construction d’ailleurs, sont basés sur un temps de travail variable.

Un autre élément à considérer dans cette critique est la dévaluation du travail scolaire. Les capitalistes ont toujours le souci d’indiquer aux travailleuses et aux travailleurs que leur travail est sans valeur ou peu productif, et qu’en ce sens, il mérite peu ou pas de salaire. Ils nous « prédisent » continuellement que les machines remplaceront le travail humain dans une décennie, un demi-siècle ou un siècle… afin de dévaluer le travail exécuté dans le présent. Ils maintiennent ce rituel pour une raison très simple: affaiblir les exigences salariales des travailleuses et travailleurs tout en les menaçant d’être remplacé.e.s, au mieux maintenant, sinon bientôt.

En ce sens, les travailleuses et les travailleurs ont découvert il y a longtemps que le meilleur moyen de déterminer la valeur de leur force de travail (ce que les capitalistes achètent avec un salaire) est de la refuser collectivement en s’adressant à la classe capitaliste. C’est la question « cruciale » à laquelle les stagiaires peuvent répondre si la grève est déclenchée : la perte momentanée d’une main-d’œuvre gratuite à exploiter nuira-t-elle à leur « rentabilité »? Les stagiaires sont sur le point de lancer cette expérience dans le cadre des journées de grève annoncées par les CUTE.

Pour terminer sa conférence, Caffentzis reprend un passage de La tempête de Shakespeare. Prospero, qui répond à Miranda, après qu’elle admette qu’elle n’aime pas regarder leur esclave, Caliban: « Tel qu’il est, nous ne pouvons nous en passer. C’est lui qui fait notre feu, qui nous porte du bois : il nous rend des services utiles[13] ». Il parie ainsi que la grève des stages à venir fera entendre une version du 21e siècle de la plainte de Prospero dans les prochains jours.

Pour en savoir plus

CAFFENTZIS, George, « Throwing Away the Ladder: The Universities in the Crisis », Zerowork I, (1975), p.128-142.

CAFFENTZIS, George, ALIDOU, Ousseina, et Silvia FEDERICI, « We No Go Sit Down: CAFA and the Struggle Against Structurally Adjusted Education in Africa », Journal of Higher Education in Africa, vol. 6, N2&3, 2008, pp. 61–76

CAFFENTZIS, George, Monty Neill et John Willshire-Carrera (Introduction); Jakob Jakobsen, María Berríos, and Malav Kanuga (dir.), Wages for Students | Sueldo para Estudiantes | Des salaires pour les étudiants, Chico, Californie, AK Press, 2016.

CHIARELLO, Stéphane, « Une rémunération pour des stages? », Le Devoir, 30 mars 2018.

Conseil du statut de la femme, Pour affronter l’avenir le congé-éducation au Québec, un enjeu important pour les femmes. Document de travail, Québec, 1er février 1987.

COX, Nicole et FEDERICI, Silvia, « Counter-Planning from the Kitchen », Falling Wall Press, 1975.

CUTE Comités unitaires sur le travail étudiant (18 novembre 2017), « Fighthing students’ exploitation: Georges Caffentzis » [enregistrement vidéo], sur le site Youtube, consulté le 21 septembre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=hht4yyDiIKA&t=85s

CUTE Comités unitaires sur le travail étudiant (21 mai 2017), « Silvia Federici – Un salaire pour le travail gratuit : perspective révolutionnaire » [enregistrement vidéo], sur le site Youtube, consulté le 21 septembre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=HZBgbXzR_sY

FEDERICI, Silvia, « Salaire contre le travail ménager », Le foyer de l’insurrection, 1977.

s.a., (2014, 10 septembre), Background : Genesis of Zerowork #1 [site Web], consulté le 5 septembre 2018, http://zerowork.org/GenesisZ1.html#1.

SHAKESPEARE, William (1611), La tempête [livre], sur le site Ebooks libres et gratuits, consulté le 5 septembre 2018, https://www.ebooksgratuits.com/pdf/shakespeare_tempete.pdf

TOUPIN, Louise, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977). Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2014, 452 p.


[1] Voir à ce sujet Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977). Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2014, 452 p.

[2] Il est possible de visionner l’ensemble de ces présentations, voir CUTE Comités unitaires sur le travail étudiant, [site Web], consulté le 5 septembre 2018, https://www.youtube.com/channel/UCt7wZf2ODYNAS3bO5KYuJxA.

[3]. Stéphane Chiarello, « Une rémunération pour des stages? », Le Devoir, 30 mars 2018.

[4] Pour en savoir plus sur cette mise en débat, voir George Caffentzis, « Throwing Away the Ladder: The Universities in the Crisis », Zerowork I, (1975), p.128-142.

[5] s.a., « Des salaires pour les étudiants », Wages for Students | Sueldo para Estudiantes | Des salaires pour les étudiants,  Chico, Californie, AK Press, 2016 (1975), p.162.

[6] Le collectif initial qui a publié la première revue de Zerowork regroupe des intellectuels issus de différents milieux (Chili, Grèce, Italie, États-Unis) et aux parcours militants variés. Pour plus d’informations sur ce collectif, voir s.a., (2014, 10 septembre), Background : Genesis of Zerowork #1 [site Web], consulté le 5 septembre 2018, http://zerowork.org/GenesisZ1.html#1.

[7] Rappelons que cette mesure, appelée congé-éducation au Québec, a déjà été l’objet de rapports et de recommandations de commissions d’études, que ce soit au fédéral (rapport Adams sur le congé-éducation en 1979) ou au provincial (Commission Jean (CEFA) sur la formation des adultes en 1982). Également, les rapports de la Commission d’éducation des adultes du Conseil supérieur de l’éducation (1978) et ceux de l’Institut canadien d’éducation des adultes (1983) portent explicitement sur les besoins en matière de congé-éducation. Cette revendication, directement inspirée de la lutte en Italie, est également reprise par le Conseil du statut de la femme au Québec en 1987 qui propose d’inclure cette disposition au sein de la Loi sur les normes du travail, afin de rejoindre les non-syndiqué.e.s et les femmes en particulier, pour qui l’accès à l’éducation est toujours plus restreint. Voir Conseil du statut de la femme, Pour affronter l’avenir le congé-éducation au Québec, un enjeu important pour les femmes. Document de travail, Québec, 1er février 1987.

[8] Silvia Federici, « Salaire contre le travail ménager », Le foyer de l’insurrection, 1977.

[9] À la fin des années 1960, alors que les mobilisations anti-guerre et anti-coloniales sont dans l’ère du temps, notamment avec les manifestations contre l’intervention américaine au Cambodge en 1970, les militants étudiants critiquent le rôle des universités dans la recherche militaire. Cette critique demeure présente au cours des années 1970 et se complexifie alors que l’administration Nixon change de stratégie dans le financement des universités afin de limiter la « crise du chômage » anticipée. Ainsi, le financement des campus les plus touchés par les mobilisations étudiantes est réduit au profit d’autres universités dans lesquelles les domaines dits « professionnels » deviennent dominants : le droit, la médecine, la psychologie, l’administration des affaires. (Caffentzis, op.cit., 1975)

Cette critique sur l’arrimage entre des universités et les besoins en main d’œuvre des administrations gouvernementales subsiste lors du passage de George Caffentzis en Afrique quelques années plus tard, où, avec ses camarades, il critique la restructuration des universités africaines en fonction des impératifs du marché. Cette reconfiguration imposée par la Banque Mondiale a eu pour conséquence la plus visible l’exode sans précédent des cerveaux africains. Pour en savoir davantage sur les résistances contre l’imposition progressive de frais de scolarités et de coupes dans les subventions de logement et de nourriture, voir Ousseina Alidou, George Caffentzis et Silvia Federici, « We No Go Sit Down: CAFA and the Struggle Against Structurally Adjusted Education in Africa », Journal of Higher Education in Africa, vol. 6, N2&3, 2008, pp. 61–76.

[10] George Caffentzis, Monty Neill et John Willshire-Carrera, « Introduction à la présente édition », Wages for Students | Sueldo para Estudiantes | Des salaires pour les étudiants, Chico, Californie, AK Press, 2016, p.150.

[11] Lors de son passage à Montréal le 18 mai 2016, la théoricienne et militante italo-américaine, Silvia Federici, va plus loin en proposant aux professeur.e.s qui s’opposent au salaire étudiant de renoncer à leur salaire. Durant cette conférence intitulée « Un salaire pour le travail gratuit : perspective révolutionnaire », la militante soutient que l’absence de reconnaissance de la valeur du travail étudiant renforce l’inégalité entre les statuts de professeur et d’étudiant et invisibilise les conditions d’exploitation propre au statut d’étudiant. En refusant de reconnaître et de rémunérer le travail des étudiant.e.s, sous prétexte que celui-ci aggraverait la marchandisation de l’éducation, les critiques remettent le fardeau de la lutte contre l’école néolibérale sur le dos de celles et ceux qui ont le moins de pouvoir dans l’institution scolaire : les étudiant.e.s.

[12] Citation traduite d’un texte des militantes de Wages for Housework, Nicole Cox et Silivia Federici. « Counter-Planning from the Kitchen », Falling Wall Press, 1975.

[13] William Shakespeare (1611), La tempête [livre], sur le site Ebooks libres et gratuits, consulté le 5 septembre 2018, https://www.ebooksgratuits.com/pdf/shakespeare_tempete.pdf