Sermons du dimanche et violence conjugale : points tournants religieux des identités maritales québécoises dans les années 1890

Publié le 26 mars 2018

Par Mathilde Michaud, doctorante à la University of Glasgow

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Lorsqu’on explore les trajectoires de vie des femmes dans la culture chrétienne moderne, le mariage est souvent considéré comme un point tournant dans la construction de « l’identité féminine ». Si cette pression sociale s’est relâchée depuis les années 1960 et 1970, le mariage représentait une étape incontournable dans la vie des femmes au XIXe siècle et, le plus souvent, leur éducation était dédiée au développement des traits considérés désirables chez la bonne ménagère. Dans le Québec du XIXe siècle, le principal producteur de cette « identité féminine » est l’ultramontanisme, une branche du catholicisme accordant le pouvoir absolu au Pape et se refusant la moindre influence du libéralisme ou des soi-disant « libertés modernes »[1]. Prenant contrôle de l’éducation publique des mains de l’État et en revendiquant l’autorité temporelle de dicter la loi – surtout en regard des pratiques maritales – l’Église Catholique gagne un pouvoir social autant que spirituel sur les paroissien.ne.s québécois.e.s dans les années 1840[2]. Cet article investiguera les façons par lesquelles l’Église Catholique québécoise de la fin du XIXe siècle exerça son influence afin de réguler les expériences maritales individuelles ainsi que les scripts de genre – concept développé par Joan W. Scott référant aux attentes socialement prescrites en fonction du genre perçu d’un individu[3] – qu’elle souhaitait imposer plus particulièrement sur les femmes à l’intérieur de l’institution du mariage.

Cette analyse se fera à travers l’étude de deux sermons n’ayant pas été étudiés à ce jour et qui furent prêché lors de deux services consécutifs par le Père François-Xavier Cloutier en 1891 : « Des devoirs du mari en sa qualité de supérieur » et « Devoirs de la femme envers son mari »[4]. Vicaire de la Cathédrale de l’Assomption, église mère de l’Évêché de Trois-Rivières, les sermons du Père Cloutier sont d’une importance particulière en raison de sa position, mais aussi de la paroisse dans laquelle il prédiquait. Ordonné en 1874, Cloutier devient le troisième Évêque de Trois-Rivières en 1899 et est connu pour son intérêt particulier pour l’implication de l’Église Catholique dans l’éducation publique. Lorsqu’il prêcha ses deux sermons, François-Xavier Cloutier avait déjà atteint un certain statut au sein de l’Évêché, ayant été nommé Chapelain ainsi que prédicateur principal de la Cathédrale en 1884[5].

Plusieurs thèmes clés reliés au genre sont abordés dans le cadre des sermons du Père Cloutier. À travers sa formulation des devoirs maritaux, Cloutier s’exprime quant aux sphères séparées, aux devoirs d’entretiens ménagés, et articule une approche genrée du respect dans le milieu familial, établissant ainsi un double standard fort dans la notion de compagnonnage. Bien que chacun de ces thèmes puisse faire l’objet d’études distinctes, un survol de leur ensemble laisse entrevoir un ensemble de prescriptions plus englobant et inattendu. Par sa présentation déséquilibrée des devoirs maritaux et de par la présence d’un double standard visiblement insécable de sa conception du respect et de la vie de couple, Père Cloutier semble justifier la souffrance et les épreuves comme étant au cœur du script de la « féminité ». Qui plus est, celles-ci sont complémentaires à l’usage de la violence physique et émotionnelle comme outil de contrôle légitime par le mari. En analysant le langage ainsi que les outils discursifs utilisés dans ses sermons, je tenterai de tracer un meilleur portrait des prescriptions de François-Xavier Cloutier et de leur apport au discours de la violence conjugale. Pour ce faire, je débuterai par une revue des devoirs maritaux tels que dictés par Cloutier, ainsi que leurs rôles dans la consolidation des inégalités de genre et de la violence conjugale.

« Des devoirs du mari en sa qualité de Supérieur » : Vigilance et correction[6]

Père Cloutier entame son premier sermon par un appel à la vigilance. Les hommes, dit-il, se doivent de surveiller leurs femmes diligemment afin d’identifier les problèmes relatifs à leur caractère et y remédier à l’aide d’une correction « convenable [et] énergique »[7]. Sous-tendant à ce discours, Cloutier insiste tout particulièrement sur le besoin conjoint d’amour et d’autorité. Tout en insistant sur le devoir d’un mari d’exprimer du respect pour sa compagne et de se réfréner d’administrer une « correction » physique alors que des « avis » et « insinuations » pourraient suffire, Cloutier considère les « hommes d’une bonne pâte » – ceux qui traitent leurs femmes avec trop de douceur ou se laissent dominer – comme un plus grand fléau que ceux qui « tourmentent » leurs femmes[8]. En effet, le bon mari chrétien fait connaître son autorité et, pour le bien-être de la famille, il applique la correction nécessaire si ses insinuations sont insuffisantes. Ce faisant, Cloutier fournit les fondements de la justification du pouvoir hiérarchique sous-tendant l’utilisation de la force physique comme recours légitime. Il va même jusqu’à établir les deux règles de base qu’un homme doit observer afin « d’user de [son] autorité » : appuyer son « commandement » sur la raison afin qu’une femme puisse en voir « la justice et l’équité »; appliquer ledit commandement avec « un esprit de douceur et d’amitié »[9].

« Devoirs de la femme envers son mari » : Obéissance, patience et entretien ménager[10]

L’obéissance et la patience sont données comme deux devoirs élémentaires de toute bonne femme. Même si les maris sont eux aussi appelés à exercer leur patience, Cloutier souligne qu’il s’agit principalement d’un devoir féminin, car il dit pouvoir comprendre l’impatience des maris face au babillage incessant et irréfléchi vers lequel les femmes tendent « naturellement ». Il postule de même que le silence est nécessaire à une bonne ménagère dont les « manières rebutantes et [les] reproches irritants » déplairaient autrement à leurs maris[11]. Justifiant l’infériorité féminine par la volonté divine, Cloutier annonce la gouvernance masculine et l’affliction féminine comme étant des vérités bibliques absolues, citant le troisième livre de la Genèse afin de supporter sa déclaration : « sub viri potestate eris et ipse dominabitur tui » (Gen 3:16) (« Il dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. » [Bible Louis Segond])[12].

L’utilisation du latin dans les sermons du Père Cloutier est particulièrement intéressante en ce qu’elle joue un rôle distinct du discours prononcé. En effet, en cette fin du XIXe siècle, peu étaient lettré.e.s, et moins encore versé.e.s dans l’usage du latin[13]. L’usage récurrent de citation latine a donc attiré mon attention et son étude a révélé un patron genré à la fois dans son usage et ses significations. Bien que citant fidèlement les textes bibliques, Cloutier utilise le latin afin de naturaliser les traits et prescriptions liées à la femme dans l’institution du mariage; afin de signifier une volonté divine à travers sa propre voix mortelle. On peut en effet observer que les figures religieuses telles que Saint Paul, l’Esprit saint ou Dieu sont systématiquement référencées et citées lorsqu’on introduit un devoir féminin ou qu’on discute les qualités d’une bonne épouse, alors qu’ils sont rarement mentionnés pour justifier le script de la masculinité. Des seize références aux Écritures, plus de la moitié sont dédiées au renforcement du discours de l’infériorité des femmes et à leur commander de ne jamais remettre leurs maris en question.

Effectivement, un des enseignements sur lequel le Père Cloutier semble insister le plus est l’idée selon laquelle, tel que professé par Saint-Jean-Chrysostome, les femmes doivent s’occuper uniquement de leurs « propres obligations, sans aller chercher ce que doit faire [leur] mari » si elles souhaitent préserver l’harmonie familiale et maintenir leur compagnon sur le droit chemin[14]. Bien qu’elle puisse sembler innocente, cette directive enjoint à l’obéissance, la patience silencieuse et la réclusion des femmes, tout en prescrivant un diligent devoir masculin de « surveiller et punir ». À travers l’histoire de Sainte Monique – une femme qui s’éleva au-dessus de sa condition de femme battue en aimant son mari, gardant le silence et priant avec ferveur – Cloutier acquittait non seulement les hommes violents, mais rendait aussi les femmes responsables de la violence de leur mari, leur « indiscipline » justifiant le recours à « l’autorité » : « C’est ainsi qu’elle [Sainte Monique] triompha de cet homme indomptable; tandis que d’autres femmes moins sages, [irritaient] par des procédés malhabiles des maris plus traitables, les rendaient plus méchants[15]. » Il est intéressant de noter que Père Cloutier fait rarement référence à la violence, utilisant systématiquement des euphémismes tels que « fierté presque brutale », « parole outrageante », « accès des colères » ou « mauvais traitement », un lexique ressemblant étrangement à celui qu’il emploie pour discuter les « humeurs » que les maris doivent s’assurer de « corriger »[16]. Par ces euphémismes, il exonère davantage les hommes violents dont il fait paraître les actions proportionnelles à celles qu’ils « corrigent ».

Enfin, Cloutier renforce l’idée d’obéissance silencieuse des femmes comme centrale à leur script de genre en ne s’adressant jamais directement à elles dans ses sermons, même lorsqu’il discute des devoirs qui leur sont assignés. Alors qu’il interpelle directement les hommes en s’adressant de façon répétitive aux « maris chrétiens » dans le vocatif et en utilisant un « vous » personnel, il réfère uniquement aux épouses comme « les femmes » ou simplement « femmes », usant d’un ton moralisateur afin de leur rappeler leur rôle inférieur : « Que les femmes n’aillent pas croire qu’elles peuvent se dispenser de ces devoirs[17]. »

La quasi-totalité de l’argumentaire du Père Cloutier repose sur la supposition que « corriger » sa femme fait partie de l’ordre naturel de la vie conjugale. Explorant les devoirs conjugaux sous une lunette hautement hiérarchisée des statuts de genre, ses appels répétés à une « supériorité » masculine venue du ciel servent à justifier les épreuves des femmes, l’absence de liberté dans le mariage et leur devoir d’obéissance et de silence, même dans les conditions les plus difficiles[18]. Bien que, lorsque considérées hors contextes, ces prescriptions puissent sembler anodines voir insignifiantes, la définition que fait Cloutier des « lois » des hommes : prudence, charité, discrétion, devient éloquente lorsque replacée dans le script des obligations maritales. Sa première mention de la discrétion fait en effet office de conseil aux maris dans l’exercice de leur « correction » qui, si menée en plein jour, pourrait générer du mépris à l’égard de leur femme de la part des enfants et des domestiques[19]. Cette brève étude des sermons du Père François-Xavier Cloutier met en lumière comment un discours tel que celui de la violence maritale peut pénétrer le narratif de la vie conjugale et se retrouver au centre des discussions du « divin » et du « moral ».

Pour en savoir plus

« François-Xavier Cloutier ». Répertoire du Patrimoine culturel du Québec. [En ligne]http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=13193&type=pge#.WL_muBLJxo4.

Archives de l’Évêché de Trois-Rivières (AETR), Collection de recueils de sermons, François-Xavier Cloutier, 1891.

EID, Nadia F. Le clergé et le pouvoir politique au Québec. Une analyse de l’idéologie ultramontaine au milieu du XIXe siècle. Montréal, Hurtubise HMH, 1978, 318 p.

LINTEAU, Paul-André. Histoire du Québec contemporain. T. 1 : De la Confédération à la crise (1867-1929). Montréal, Boréal, 1989, 758 p.

SCOTT, Joan W. Gender and the Politics of History. New York, Columbia University Press, 1999, 242 p.

SYLVAIN, Philippe et Nive VOISINE. Histoire du Catholicisme québécois. Réveil et consolidation. T. 2 : 1840-1898. Montréal, Boréal, 1991, 507 p.


[1] Philippe Sylvain et Nive Voisine, Histoire du Catholicisme québécois. Réveil et consolidation. T. 2 : 1840-1898. Montréal, Boréal, 1991, p. 129.

[2] Nadia F. Eid, Le clergé et le pouvoir politique au Québec. Une analyse de l’idéologie ultramontaine au milieu du XIXe siècle, Montréal, Hurtubise HMH, 1978, p. 33-35.

[3] Joan W. Scott, Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1999, 242 p.

[4] Archives de l’Évêché de Trois-Rivières (AETR), Collection de recueils de sermons, François-Xavier Cloutier, 1891, p. 205-221.

[5] « François-Xavier Cloutier », Répertoire du Patrimoine culturel du Québec, en ligne.

[6] AETR, Collection de recueils de sermons, François-Xavier Cloutier, 1891, p. 206.

[7] Ibid., p. 207.

[8] Ibid., p. 206.

[9] Ibid., p. 207-208.

[10] Ibid., p. 213.

[11] Ibid., p. 216.

[12] Ibid., p. 213.

[13] Paul-André Linteau, Histoire du Québec contemporain. T.1 : De la Confédération à la crise (1867-1929), Montréal, Boréal, 1989, p. 274.

[14] AETR, Collection de recueils de sermons, François-Xavier Cloutier, 1891, p. 219.

[15] Ibid., p. 216.

[16] Idem.

[17] Ibid., p. 217.

[18] Ibid., p. 206.

[19] Ibid., p. 208.