Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

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Utopie et végétarisme. Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es

Par Alex Bellemare, chercheur postdoctoral, Université d’Ottawa

«Les hommes-éléphants», gravure par Louis Binet pour La Découverte australe par un homme volant, ou le Dédale français (1781).

En janvier 2019, le Québec a été secoué par une pénurie subite de tofu. Les fabricants et les commerçants ont été pris de court par cette soudaine explosion de la demande, ne parvenant plus à satisfaire les commandes qui augmentent pourtant sans cesse d’année en année. Début 2019, le nouveau Guide alimentaire canadien stipulait que les citoyens du Canada devaient accroître considérablement leur consommation de protéines végétales. Le Guide qui associe santé et diète végétale est explicite à ce propos : « Choisissez plus souvent les aliments protéinés d’origine végétale ». Manger davantage de protéines végétales – et par conséquent moins de protéines animales – serait globalement une avancée, surtout du point de vue de l’hygiène de vie. En février 2019, le magazine d’information L’actualité, affichant l’image d’un cochon d’un rose pétulant, plaçait sa une sous le signe de « La révolution végane ». Ces quelques faits divers sont au moins des marqueurs de tendances lourdes (les protéines végétales ont désormais la cote dans les sociétés industrialisées), peut-être des indicateurs de changements plus profonds dans les consciences ; peut-être l’indice d’effets de société plus massifs et durables, qui se négocient à la frontière de l’histoire, de l’anthropologie et de la philosophie. Une question sous-tend l’ensemble de ces réflexions, qui ont généralement pour centre la consommation de protéines végétales : l’anthropocentrisme a-t-il des limites visibles, des frontières implicites ? En effet, sous les régimes alimentaires qu’on adopte se trouvent parfois des idéologies ou des systèmes de pensée, parfois des philosophies, mais le plus souvent des impensés (qui guident pourtant nos habitudes, nos pratiques, notre consommation). Or manger est un geste culturel, un fait social qui implique, qu’on le veuille ou non, des choix (fussent-ils tacites) qui ont des conséquences quotidiennes : tout ce que nous mangeons a une histoire ; ce que nous mangeons dit quelque chose de qui nous sommes.

Le débat que présuppose cette question, qui dérive des pratiques alimentaires, peut se résumer ainsi, par son contraire ou son informulé : que signifie manger de la viande aujourd’hui ? Est-il possible de penser les divers imaginaires alimentaires qui ont historiquement pris forme, sans utiliser de poncifs ou de généralisations, sans faire des semonces et des reproches à ceux et à celles qui mangent différemment de nous ? Aujourd’hui, le débat sur la question animale est effectivement houleux, et les approches (du carnisme au véganisme en passant par le végétarisme) sont souvent sourdes les unes aux autres ; convaincre, blâmer, émouvoir sont autant de stratégies rhétoriques utilisées pour remporter l’adhésion de ceux et de celles qui sont, bien souvent, déjà des adeptes de l’un ou l’autre de ces régimes alimentaires. Ces discours, lorsqu’ils sont pris dans leurs extrêmes, empêchent, parce qu’ils sont souvent dogmatiques, ou alors  sensationnalistes, de poser des questions a priori fort simples, mais dont les conséquences sont complexes et intriquées. Pourquoi manger de la viande ? Pourquoi ne pas en manger ? Pourquoi est-il important de se poser la question ?

Black Earth Rising : il y a eu un génocide contre les Tutsi, mais…

Par Sandrine Ricci, candidate au doctorat en sociologie et chargée de cours (UQAM), autrice de Avant de tuer les femmes, vous devez les violer ! Rapports de sexe et génocide des Tutsi (2014, Syllepse) et Lisa Ndejuru, candidate au doctorat en études interdisciplinaires (Université Concordia) et boursière John F. Lemieux fellowship en études sur le génocide et les droits de la personne.

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Black Earth Rising, Netflix

Black Earth Rising, Netflix

Alors que s’amorcent les activités visant à commémorer le 25e anniversaire du génocide des Tutsi du Rwanda, des discours révisionnistes circulent, au Québec comme ailleurs, et il est parfois difficile de les détecter. Diverses voix critiques s’indignent par exemple au sujet de la série Black Earth Rising diffusée sur Netflix (titre en français : Passé sous silence). Ce thriller judiciaire véhiculerait, en creux, une thèse révisionniste : celle d’un double génocide qui aurait atteint symétriquement Tutsi et Hutu. À l’instar de l‘expression « génocide rwandais », on peut reprocher à cette thèse de poursuivre l’objectif d’effacement inhérent au projet génocidaire dont il importe de rappeler qu’il visait spécifiquement les Tutsi en raison de cette identité abusivement établie comme « ethnique » par le pouvoir colonial.

Doudou Boicel, le FestiJazz et la scène jazz montréalaise

Affiche du FestiJazz 1978

Affiche du FestiJazz 1978

Le 23 février dernier, le centre culturel Never Apart à Montréal présentait une entrevue en direct avec l’une des figures légendaires de la scène jazz montréalaise, Doudou Boicel. Guyanais d’origine, arrivé à Montréal en 1970, Boicel devient rapidement un acteur majeur de la culture noire dans la métropole, tant au niveau de la vitalité de sa scène musicale en général que pour ce qui est de la création de plusieurs points de référence : il mettra sur pied le club Rising Sun en 1975 et trois ans plus tard, en 1978, sera à l’origine d’un festival de jazz qui préfigurera, voire jettera les bases de celui qu’on connaît aujourd’hui. Témoin privilégié des rapports de pouvoir racialisés qui traversent et structurent la culture et ses institutions, et en même temps pilier incontournable d’une constellation diasporique de musicien-e-s noir-e-s qui viennent se produire chez lui et desquel-le-s il se lie d’amitié, Boicel revient sur son parcours et du même souffle sur celui de la scène jazz à Montréal.

L’entrevue est réalisée par le collectif Échantillons, un projet d’écoute critique et de contextualisation des esthétiques africaines et afro-diasporiques dans les différents rapports de pouvoir qui s’imbriquent selon les contextes.

Les congrès internationaux des écrivains et artistes noirs (1956 et 1959)

Par Adeline Darrigol, chercheuse associée au Laboratoire 3L.AM de l’Université du Maine

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Les participant.es au premier congrès de 1956.

Du 19 au 22 septembre 1956 s’est tenu à Paris le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, sous l’initiative d’Alioune Diop, Directeur de la revue Présence Africaine[1]. C’est dans l’amphithéâtre Descartes de l’Université de la Sorbonne que s’est rassemblée une soixantaine de délégués venus d’Afrique, d’Amérique, de Madagascar et des Caraïbes. On notait la présence de personnalités telles que Richard Wright (États-Unis), Jean Price Mars (Haïti), Marcus James (Jamaïque), Jacques Rabemananjara (Madagascar), Aimé Césaire, Frantz Fanon et Édouard Glissant (Martinique), Léopold Sédar Senghor et Cheikh Anta Diop (Sénégal) ou Amadou Hampâte Bâ (Mali). Dans l’assistance, se trouvaient aussi de nombreux étudiants noirs résidant en France. La similitude de leur situation et l’identité de leur sort face à l’Occident liaient les participants. Ces points communs créaient une certaine fraternité entre eux. Dans son discours d’ouverture, Alioune Diop a affirmé : « l’événement dominant de notre histoire a été la traite des esclaves. C’est le premier lien entre nous […]. Noirs des États-Unis, des Antilles et du continent africain […], nous avons ceci d’incontestablement commun que nous descendons des mêmes ancêtres[2] ».

Hip-hop, vulnérabilités et rapports de pouvoir : en conversation avec Lucas Charlie Rose

Plus près du soleil

Crédit photo: My vision, shared.

Par Philippe Néméh-Nombré, doctorant en sociologie (Université de Montréal), membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca et co-fondateur du projet Échantillons et Lucas Charlie Rose, rappeur, fondateur du labelTrans Trenderz et militant (Black Lives Matter Montréal)

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Quelques jours avant le lancement de l’album de Lucas Charlie Rose Plus près du Soleil, et quelques jours avant la diffusion du documentaire Entends ma voix sur ICI ARTV, revenant sur les différentes positions et perspectives quant au spectacle SLAV et à son retrait de la programmation du Festival de Jazz de Montréal à l’été 2018, j’ai suggéré à Lucas Charlie Rose de discuter, de revenir sur son travail inspirant, nécessaire, et puis de penser à, ou plutôt avec la musique, le hip-hop, les lieux, les expériences noires, les mots et les manières dont ils se rejoignent. Qu’on le fasse ensemble, surtout. Il m’a reçu chez lui, dans son studio.

Lucas Charlie RoseYou scared of dogs?

Philippe Néméh-Nombré – Pas du tout. Et puis il est trop beau.

LCR – Elle va apprendre à te connaitre, elle aura compris que tu l’as vue, elle t’aura montré sa balle cinquante fois, puis elle va arrêter de japper.

PNN – Elle s’appelle Whiskey, c’est ça?

LCR – Oui. Elle va avoir cinq ans dans deux mois, mais elle agit comme un bébé! C’est ma meilleure amie. Bon, alors…

PNN – Oui, alors encore une fois, un immense merci de prendre ce temps. De prendre ce temps aujourd’hui, le temps d’en discuter, mais aussi de faire ce que tu fais. Et de le vivre, de le faire tous les jours : tu produis de la musique, tu fais aussi beaucoup de travail politique. Et puis il y a le geste politique dans ta musique, aussi, ce sont vraiment des choses très liées. Du travail, de l’investissement, de ce que j’en comprends, de ce que j’en sais, qui est d’un côté assez douloureux parce qu’il s’agit de toujours mettre en évidence les problèmes et la manière dont ils s’imbriquent, parce qu’il s’agit de dire ce qui est difficile, de dire ce qui est difficile à dire et à vivre. Mais en même temps, d’un autre côté, c’est aussi plein de possibilités parce qu’il s’agit de fissurer l’ordre « normal » des choses et de créer des futurs. On recrée similairement à travers la musique et à travers le travail politique. Comment, pour toi, ces deux trucs se complètent, interagissent, se recoupent?

LCR – Je trouve ça bizarre, le mot « politique », déjà. Quand je pense « politique », je pense Emmanuel Macron, Donald Trump, Justin Trudeau et tous les mecs qui parlent de ce qu’ils ne vivent pas, de ce qui n’a rien à voir avec eux. Je pense à tous ceux qui parlent à la place de, sans rien n’y connaitre. Moi, je parle de moi. Dans mon travail, je parle de moi. Dans mes démarches « politiques », dans le fond, je parle de mes communautés, de ce qui m’arrive et de ce qui nous arrive. Des problèmes qui entourent et traversent les communautés desquelles je fais partie. Et puis j’essaie d’aider et d’apporter mon soutien aux autres causes. J’ai simplement envie que les gens dans mes communautés mangent bien, c’est vraiment ça, je veux seulement qu’on aille mieux. Le mot « politique » est utilisé pour marquer un choix d’intérêt, est connoté de manière à pouvoir dire « je ne m’y intéresse pas » ou « la politique ce n’est pas un de mes hobbys ». Tandis que pour nous, la question ne se pose pas quand on essaie de survivre pour, simplement, vivre tranquille. C’est tout.

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