Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

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Histoire des Franco-Américains : nouvelle utilité, nouvelle efflorescence?

Par Patrick Lacroix, Ph. D.[1]

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Le 20 mars dernier se réunissait à l’Université du Vermont, grâce aux organisateurs David Massell et Richard Watts, la conférence Franconnexions, dédiée aux liens historiques et actuels entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre. L’événement aux airs de colloque scientifique a également attiré des figures politiques et des fonctionnaires prêts à valoriser cette relation transnationale et à discuter d’enjeux contemporains. En trois sessions, les participants ont pu saisir l’ampleur démographique, culturelle et économique d’une relation quelques fois centenaire. Si cet échange s’est voulu une célébration d’un même héritage, d’une expérience commune et d’un destin partagé, il a aussi exposé les défis qui attendent les historiens.nes du fait français aux États-Unis.

La première session a introduit le paradoxe historique de la vie franco-américaine. À partir des années 1820, près d’un million de Canadiens.nes français.es se sont établis.es aux États-Unis, constituant un vaste mouvement migratoire que seuls quelques autres groupes ethnoculturels ont surpassé par leurs nombres. Or, malgré le rôle économique important qu’ils et elles ont joué en Nouvelle-Angleterre, ces Canadiens.nes expatriés.es ont été trop facilement oubliés.es des chercheurs.ses ainsi que de la population de cette région. Très rapidement, comme l’a indiqué Susan Pinette (Université du Maine à Orono), l’image de ces Franco-Américains.es devint celle d’une quiet presence, d’une hidden minority, tel que l’attestent deux études des années 1980[2].

Rosie the Riveter et Ronnie the Bren Gun Girl : les racines historiques d’un symbole visuel genré

Par Sarah Van Vugt[1]

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Histoire et actualité de « Rosie »

Lorsqu’il est question des symboles nord-américains du féminisme, peu d’entre eux surpassent « Rosie the Riveter » en termes d’omniprésence et de popularité. Bien que les représentations de Rosie remontent à la Deuxième Guerre mondiale, celles-ci demeurent des référents facilement reconnaissables et puissants. Lorsque Rosie est aujourd’hui mentionnée, la plupart des gens pensent à l’affiche « We Can Do It ! » crée par l’artiste J. Howard Miller et accrochée brièvement dans les usines de l’entreprise Westinghouse : une jolie femme en uniforme de travail y était représentée, les manches retroussées, le bras levé et le poing fermé. Il est évident que cette image spécifique de Rosie demeure familière et est constamment réinventée. Il suffit, à titre d’exemple, d’entrer le mot-clic #wecandoit n’importe quel jour sur Instagram, et il est garanti que vous trouverez bon nombre de photographies de personnes personnifiant Rosie, s’habillant comme elle, prenant sa pose emblématique ou portant des accessoires lui étant associés tels que son bandana rouge à pois blancs. Plusieurs produits dérivés ont aussi fait leur apparition au fil du temps, notamment ce baume à lèvre que j’ai récemment reçu en cadeau.

Pour bien comprendre le sens d’images historiques, il est particulièrement important de saisir le contexte dans lequel elles ont été produites : à qui s’adressaient-elles, qui les a réellement vues et qu’ont-elles représenté pour celles et ceux qui les ont consultées. De plus, il faut considérer ce que vous pensez percevoir, quand vous regardez l’image[2]. Dans ce texte, je souhaite analyser un certain nombre d’images historiques avec l’objectif de fournir un contexte valable pour une interprétation moderne de leur symbolique. Une version revisitée de l’affiche « We Can Do It ! », réalisée par Abigail Gray Swartz et intitulée « The March », a récemment servi de couverture à l’édition du 6 février 2017 du New Yorker[3]. On pouvait y voir une Rosie présentée sous les traits d’une femme noire portant un chapeau tricoté en laine rose. Le chapeau est devenu un symbole controversé des récentes marches pour les femmes du 21 janvier 2017. Évoquant le pouvoir collectif des femmes à organiser et à faire le changement de même que l’importance d’une approche intersectionnelle au féminisme, l’image reprenait, à bien des égards, le symbolisme déjà présent dans la version de Miller : expression confiante et déterminée, manches retroussées et poing levé[4]. L’image du New Yorker a également conservé d’autres éléments visuels originels tels que les couleurs, notamment le jaune vibrant et le marine du fond, le bleu de la chemise de Rosie et le rouge de son vernis à ongles.

Imposer les riches

Par Darwin, économiste et blogueur[1]

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k10674Alors qu’une grande partie du débat politique actuel tourne autour de la répartition de la richesse, de la justice fiscale et des finances publiques, on ne peut oublier que les débats sur ces thèmes ont une longue histoire. Le livre Taxing the Rich. A History of Fiscal Fairness in the United States and Europe (Imposer les riches. Une histoire de l’équité fiscale aux États-Unis et en Europe) de Kennet Seheve et David Stasavage, revisite les arguments qui ont, par le passé, servi à justifier l’augmentation des impôts des plus riches.

Première partie : Le débat sur la fiscalité

1. Les gouvernements et l’imposition des riches

Les auteurs énoncent dès les premières lignes de ce livre la thèse qu’ils y défendront. On n’impose pas davantage les riches que les pauvres pour combattre les inégalités ou parce qu’un dollar retiré à un riche le pénalise moins qu’un dollar retiré à un pauvre, mais bien pour compenser le fait qu’ils bénéficient d’un meilleur traitement de l’État que les citoyens plus pauvres et, dans une moindre mesure, que les riches contribuent moins aux autres façons de financer l’État, comme aux taxes à la consommation et aux tarifs. Si les arguments de la défense de nos intérêts personnels (il y a plus de pauvres que de riches) et de l’efficacité (taxons où l’argent est) peuvent jouer un certain rôle, la base des arguments les plus porteurs pour taxer davantage les riches demeure l’équité, le fait que l’État doit traiter tous les citoyens également et équitablement.

L’histoire ouvrière américaine vue d’en bas

Par Benoit Marsan, doctorant en histoire à l’UQÀM, chargé de cours (UQÀM et UQO) et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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À voir l’importance qu’occupent dans l’actualité les courses démocrate et républicaine à l’investiture présidentielle, il est facile de perdre de vue que les dynamiques sociales et politiques américaines dépassent l’horizon des grandes figures et des principales institutions politiques du pays. Heureusement, deux récents documentaires, Howard Zinn, une histoire populaire américaine[1] et The Mine Wars[2], ont le mérite de nous montrer une histoire des États-Unis vue d’en bas et largement animée par les luttes de la classe ouvrière américaine. Jusqu’au Red scare[3], qui suit la Première Guerre mondiale, il est nécessaire de rappeler que le mouvement ouvrier américain est en partie influencé par des courants anarchistes, socialistes et religieux progressistes. Des années 1870 au début des années 1920, des millions d’hommes et de femmes, de diverses origines ethniques et nationales, anonymes ou non, ont imaginé une société américaine démocratique et égalitaire qui dépasse de loin le statu quo politique et social proposé à l’heure actuelle par l’élite politique du pays. Ces utopies se sont manifestées à travers une riche et fascinante tradition de radicalisme ouvrier. Cette dimension du passé américain est la plupart du temps occultée ou minimisée par l’histoire officielle[4]. C’est dire que les mouvements de contestation des dernières années, tels Occupy Wall Street ou encore Black Lives Matters, sont loin d’être des anomalies dans le contexte américain et peuvent plutôt s’appuyer sur un large répertoire de résistances populaires et de luttes qui peut être retracé jusqu’au tout début de l’histoire des colonies américaines[5]. Voici donc une brève recension de ces deux réalisations offertes en DVD. J’ai porté une attention particulière à The Mine Wars, car il s’agit d’une histoire encore moins connue que les principaux événements présentés dans Howard Zinn, une histoire populaire américaine.

We Shall Overcome : la lutte contre la ségrégation à Newark, 1950-1967

Par Jonathan Vallée-Payette, candidat à la maîtrise en histoire à l’UQÀM

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Intervention de la police de Newark lors des émeutes de 1967. Crédis t: Donna Gialanella / The Star-Ledger

Intervention de la police de Newark lors des émeutes de 1967.
Crédits : Donna Gialanella / The Star-Ledger.

Dans la soirée du mardi 28 juillet 1964, une certaine Mme Allen organisa une assemblée de voisinage à son domicile de la rue Hunterdon dans le quartier Clinton Hill de Newark (New Jersey). Bien qu’elle en ait très certainement discuté avec ses voisins, certaines des personnes présentent eurent connaissance de l’assemblée par l’entremise d’un tract distribué par les militants du NCOFE, le Newark Committee on Full Employment. L’assemblée de voisinage portait sur la conversion d’un lot de terrain à l’abandon, au coin des rues Hunterdon et Avon, à un pâté de maisons de celle de Mme Allen. Un croquis du lot en question était reproduit sur le tract avec l’inscription «If we want these lots used for something which will help us, we all must join together[1].»  On suggère la construction d’une aire de jeux pour remplacer le lot vacant. Ce soir-là, les résidents écoutèrent les témoignages de militants rapportant leur rencontre avec l’administration municipale et discutèrent d’autres endroits où pourrait être construite une aire de jeu.

Mme Allen et les gens qui se réunirent ce soir-là pour discuter de la conversion d’un lot à l’abandon dans leur quartier représentaient un nouveau type de militants, non seulement à Newark, mais dans l’ensemble des villes des États-Unis. Rejetant les alliances politiques traditionnelles avec l’establishment local, et le système de cooptation des minorités qui l’accompagnait, ces nouveaux militants établirent leurs actions sur des principes d’enracinement communautaire et d’autonomie politique. Les militants du NCOFE étaient impliqués dans une série d’activités visant non seulement l’autonomisation politique des newarkais, mais aussi l’application et l’amélioration de la réglementation du logement, la déségrégation du logement et des écoles, le plein emploi et des conditions de travail décentes, etc.  Ces activités incluaient la visite des logements du ghetto où les militants du NCOFE s’enquéraient auprès des résidents de leurs conditions de vie générales (s’ils occupaient un emploi ou non, par exemple) et plus particulièrement, sur l’état de leur logement[2]. En plus de ces enquêtes «sur le terrain», le NCOFE offrait de l’assistance juridique et aidait les résidents à remplir les formulaires de plainte lors de violations du code du logement. En tant que militants politiques, ils invitaient également les résidents à participer aux réunions de quartier où tous étaient encouragés à discuter de leur réalité quotidienne, à rencontrer des militants d’autres villes et à échanger tant sur des solutions pratiques aux problèmes quotidiens que sur des actions politiques. Le NCOFE était une organisation parapluie regroupant diverses associations tant locales, comme le Clinton Hill Neighborhood Council (CHNC), que nationales, comme la Students for a Democratic Society (SDS). Son autonomie par rapport à l’appareil politique local reposait non seulement sur ses revendications politiques, mais aussi sur l’alliance entre le mouvement afro-américain des droits civiques, les associations étudiantes, les syndicats et les associations locales de voisinage.

Le logement à Newark

Dans une publication de septembre 1944 intitulée Newark Will Have Money to Spend![3], le Newark Community Committee, un regroupement d’entreprises et d’industries locales, s’enorgueillissait du potentiel de consommation grandissant de la région en temps de guerre. En effet, le plein emploi jumelé au rationnement d’une économie de guerre avait contribué à l’accumulation importante de liquidités non utilisées. Le NCC mentionnait que si les consommateurs étaient disposés à utiliser leur nouveau pouvoir d’achat une fois la guerre terminée, cela permettrait de dépasser les records de production établis durant la guerre et mener à la création de nouveaux marchés pour une économie fondée sur la consommation de masse. « Forethought and planning are vitally necessary to guide business and industry from the orderly discipline of War to a safe and stable postwar position, to avoid what otherwise might become the chaos of peace[4]. » La construction de maisons à grande échelle était considérée comme l’élément fondateur de la nouvelle économie d’après-guerre, stimulant non seulement l’industrie de la construction comme jamais auparavant, mais également en créant un nouveau mode de vie demandant la production et l’achat de biens de consommation[5].

Les préoccupations des autorités politiques et économiques du pays n’étaient pas différentes de celles des industriels de Newark[6] et la question du logement devint une composante essentielle de l’intervention des gouvernements. Déjà en 1937 le Housing Act (ou Wagner-Steagall Act) du gouvernement fédéral autorisait la United States Housing Authority (USHA) à octroyer des subventions aux autorités locales pour la construction et l’entretien de logements publics. À la signature de la loi, le President Roosevelt déclara : « Today, we are launching an attack on the slums of this country which must go forward until every American family has a decent home[7]. » Quant au Housing Act de 1949, il permettait notamment l’octroi de subventions fédérales pour la démolition de taudis. La Newark Housing Authority (NHA) utilisa les programmes d’assistance fédérale à un tel point que Newark devint la ville des États-Unis avec le plus de logements publics per capita[8]. Mais en privilégiant l’éradication des taudis et la construction d’une unité de logement public pour une unité de taudis détruite, la loi favorisait la concentration des résidents les plus pauvres dans des tours d’habitation dans le centre des villes. Sur le plan de la ségrégation spatiale, le résultat était dramatique. Déjà en 1950, le quartier central de Newark (central ward) regroupait à lui seul 90 pour cent des Afro-Américains de la ville[9]. Au moment des émeutes de 1967, plus de 95 pour cent des logements publics du central ward étaient occupés par des Afro-Américains[10]. Les conditions de vie y étaient également précaires. Selon les secteurs du central ward, entre 43,1 pour cent et 91 pour cent des unités d’habitation étaient jugées insalubres[11].

La ségrégation dans le logement

Outre les programmes de renouvellement urbain, la législation fédérale en matière de logement favorisait le développement de la banlieue à grande échelle, notamment en garantissant les prêts hypothécaires des nouveaux acheteurs. Jumelé avec les investissements massifs pour le développement des autoroutes, il devenait ainsi plus avantageux pour les entrepreneurs et pour les particuliers d’investir dans la construction de maisons en banlieue que dans la rénovation des infrastructures déjà existantes dans les centres-villes et qui étaient, pour une bonne partie d’entre elles, menacées de démolition par les autorités locales en raison des politiques de slum clearance. Des pratiques racistes, utilisées tant par les particuliers que par les institutions, empêchèrent la population afro-américaine d’accéder à la propriété en banlieue et à un logement décent en ville.

Newark Housing Authority, 57 Sussex Ave., Newark, New Jersey. Colored slums (1944). Crédit : Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA No. de reproduction: LC-G612-T-46075 (interpositive).

Newark Housing Authority, 57 Sussex Ave., Newark, New Jersey. Colored slums (1944). Crédit : Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA No. de reproduction: LC-G612-T-46075 (interpositive).

Une des pratiques racistes les plus répandues pour empêcher l’arrivée d’Afro-Américains dans un quartier était l’application de «clauses restrictives» (restrictive covenants), où les résidents blancs d’un secteur s’entendaient pour ne pas vendre ou louer leur propriété à des Afro-Américains. La Federal Housing Administration (FHA) encourageait cette pratique de «clauses restrictives» sur des principes de différenciation raciale, arguant qu’il en allait de la sécurité des quartiers. Il fallut attendre l’arrêt Shelley v. Kraemer de la Cour suprême des États-Unis en 1948 pour que cette pratique soit rendue illégale, bien qu’elle continua cependant sur des bases informelles[12]. De plus, la fuite massive de Blancs des villes vers les banlieues (white flight) n’était pas seulement due à l’accès bon marché à la propriété en banlieue, mais également au départ volontaire de la population blanche d’un quartier lors de l’arrivée de nouvelles familles afro-américaines[13]. Une autre pratique institutionnelle répandue consistait à ne pas accorder de prêts hypothécaires aux résidents de secteurs particuliers des villes. Si cette pratique (redlining) était courante dans le système bancaire privé, elle devint la norme lorsque la Home Owners’ Loan Corporation (HOLC), une agence fédérale de prêts hypothécaires, en adopta officiellement la pratique dans les années 1930. Sous le Housing Act de 1937, la FHA était autorisée à octroyer des prêts hypothécaires et, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral permit à la Veterans Administration (VA) d’y aller de ses propres prêts hypothécaires. Les pratiques de la FHA et de la VA étaient toutes deux calquées sur celles de la HOLC : chaque ville était divisée en secteurs et chaque secteur était classé selon quatre catégories : le secteur A (couleur associée : vert) était considéré «en demande» et «homogène» (population blanche, américaine («WASP») et professionnelle); le secteur B (couleur associée : bleu) était considéré «toujours désirable», mais «ayant atteint son plein potentiel»; le secteur C (couleur associée : jaune) était considéré comme «définitivement en déclin»; le secteur D (couleur associée : rouge) était celui où les «phénomènes associés au secteur C étaient déjà survenus»[14]. Les secteurs associés à la catégorie D étaient invariablement habités par une proportion importante (pas nécessairement majoritaire) d’Afro-Américains, qui se voyaient ainsi dans l’impossibilité d’obtenir un prêt hypothécaire pour rénover ou acheter une maison.

La politique newarkaise

Les militants afro-américains de Newark avaient fondé dès 1914 une section locale de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP)[15]. Les militants de la NAACP-Newark étaient principalement issus de la classe moyenne afro-américaine. Ils fondaient leur légitimité sur la coopération avec l’establishment politique local et avaient comme objectif la déségrégation des écoles et de l’administration publique. En parallèle, le membrariat de la Urban League était similaire à celui de la NAACP-Newark, mais son action était plutôt orientée du côté de l’entreprise privée. Bien qu’importante, l’action de ces deux groupes était limitée par la quête constante de légitimité auprès de l’establishement politique et économique local. Des regroupements militants alternatifs socialistes, comme le New Jersey Civil Rights Congress, le Negro Labor Council ou le Negro Labor Vanguard[16], furent créés et critiquèrent ouvertement la Urban League et la NAACP pour leur complicité avec les élites locales et la lenteur des progrès dans la déségrégation et l’amélioration des conditions de vie matérielle des Afro-Américains.

Bien que des Afro-Américains furent élus à plusieurs postes publics et politiques (représentants de districts, parlementaires de comté, candidats des partis républicain ou démocrate, etc.), le premier représentant élu afro-américain du central ward fut Irvine Turner en 1954. À cette époque, il s’agissait de la position la plus élevée à n’avoir jamais été occupée par un Afro-Américain à Newark. L’élection de Turner n’était nullement une menace pour l’establishment qui gouvernait Newark. Au contraire, Turner était perçu comme un rouage important de la cooptation des Afro-Américains. Sa légitimité reposait sur un discours essentiellement populiste et non sur des réformes structurelles significatives. S’il pouvait attaquer publiquement les propriétaires de taudis, les entreprises privées pratiquant la discrimination ou encore la Urban League et la NAACP pour leur modération[17], il utilisait habilement ses contacts à la toute puissante NHA (à la fois un des plus importants employeurs en construction et propriétaire foncier de la ville) pour trouver des emplois et des logements à ses commettants du central ward. En retour, Turner approuvait les programmes de slum clearance de la NHA. Ce cercle vicieux lui permettait de préserver son pouvoir sur le central ward à plusieurs égards : non seulement plusieurs Afro-Américains lui étaient redevables pour un emploi et pour un toit, mais les programmes massifs de slum clearance, jumelés à l’allocation des logements publics basés sur l’appartenance ethnique, assuraient une concentration accrue des Afro-Américains dans le central ward en renforçant, du moins théoriquement, sa base d’appuis politiques. En 1962, l’alliance entre les «machines électorales ethniques[18]» afro-américaine et italienne permit l’élection à la mairie de Hugh J. Addonizio. Ce dernier avait promis à la communauté afro-américaine la fin de la brutalité policière, la déségrégation du système scolaire et l’arrêt des politiques de slum clearance. À la communauté italienne, il promit la fin de la «domination irlandaise» dans la bureaucratie[19].

Les nouvelles organisations militantes

Parmi la nouvelle génération de militants afro-américains des droits civiques, peu attendaient un changement substantiel de la nouvelle administration municipale. Une grande partie de la nouvelle contestation provenait du Congress of Racial Equality (CORE), une alternative radicale à des groupes comme la NAACP[20]. Avec une organisation reposant sur la participation populaire à l’extérieur des structures politiques traditionnelles, CORE pouvait dénoncer la cooptation de la classe ouvrière afro-américaine par la nouvelle élite afro-américaine sans avoir les mains liées par des alliances avec les «machines électorales ethniques» ou avec la NHA. Si grande était l’influence de CORE et d’autres organisations pour la défense des droits civiques[21], notamment auprès de la nouvelle génération de jeunes afro-américains arrivant du Sud, que Turner se sentit menacé et invectiva publiquement ces nouveaux militants : «Let them come within peeping distance of my men (who will go so far as to destroy for me) and I’ll show you how to get rid of them, ‘cause they will give ‘em a good oldtime beating. That’s what they need[22]. »

Les membres des différentes organisations militantes des droits civiques comprirent rapidement qu’ils avaient besoin d’un programme d’action commun afin d’établir une stratégie cohérente pour la déségrégation à la fois de l’emploi, de l’éducation et du logement. Une des organisations principales derrière cette stratégie d’agenda commun était la Students for a Democratic Society (SDS) qui, dès 1961, favorisa la création de «chapitres» au sein des campus universitaires dont l’objectif était de réunir des associations locales déjà existantes et de nouveaux militants et d’établir des alliances stratégiques à la base. La structure nationale de SDS servait ainsi de lieu de convergence permettant la mise en commun de ressources militantes et financières. C’est dans ce contexte qu’est créé le Economic Research and Action Project (ERAP), l’organe d’action communautaire du SDS. Le but d’ERAP était la mobilisation des travailleurs (avec ou sans emploi) et des militants pour les droits civiques au sein de coalitions locales fondées sur l’intégration raciale et l’égalité économique. Des centaines de militants du SDS participèrent à l’ERAP et s’installèrent dans les ghettos des villes industrielles du Nord[23]. Des syndicats, dont la United Auto Workers (UAW), financèrent l’ERAP et partagèrent, du moins pour un temps, un agenda militant commun avec le SDS (notamment en ce qui a trait à la déségrégation des emplois et la démocratisation du travail).

Le SDS établit un projet ERAP dans le quartier Clinton Hill[24] de Newark en 1964[25]. En collaboration avec le Clinton Hill Neighborhood Council (CHNC), le SDS créa le Newark Committee on Full Employment (NCOFE)[26]. Outre le SDS et le CHNC, les militants de NCOFE provenaient d’horizons divers tels que CORE, du NAACP, du Americans for Democratic Action (ADA, section du comté de Essex) ainsi que de syndicats locaux comme le Local 889 du Asphalt Workers (affilié à l’American Federation of Labor (AFL)) et du International Union of Electrical Workers (IUE, affilié au Congress of Industrial Organisations (CIO))[27]. Le quartier de Clinton Hill était emblématique des changements importants que vivaient les centres des villes industrielles du Nord. Menacé d’éradication en vertu des programmes de slum clearance, Clinton Hill a été longtemps habité principalement par la classe moyenne juive et devint majoritairement afro-américain en raison du white flight des années 1950. Avec le redlining, le sous-emploi grandissant de la communauté afro-américaine, la pratique de sous-division des logements par les propriétaires et l’augmentation des loyers, les conditions de vie s’y étaient grandement détériorées. Comme nous l’avons vu plus tôt, avec l’exemple de Mme Allen, cette coalition reposait sur un contact de proximité avec la population : ses militants habitaient les ghettos, offraient des services juridiques, aidaient à réparer les logements, organisaient des grèves du loyer et des représentations auprès d’élus municipaux. En parallèle à NCOFE, d’autres groupes ont émergé, comme la Black Liberation Army, le United Brothers ou le Committee for a Unified Newark, qui prônaient un nationalisme afro-américain radical[28].

Manifestants et soldats de la Garde nationale lors des émeutes de 1967. Crédits : Donna Gialanella / The Star-Ledger

Manifestants et soldats de la Garde nationale lors des émeutes de 1967. Crédits : Donna Gialanella / The Star-Ledger.

L’émergence de nombreux regroupements militants et de voisinage a permis à la communauté afro-américaine de s’organiser sur des bases effectives et indépendantes, minant de facto le régime politique traditionnel de cooptation des minorités. Et lorsqu’en 1967 le maire Addonizio, rompant avec ses promesses électorales, s’engagea à la construction d’un nouveau campus pour la New Jersey School of Medicine and Dentistry, signifiant le déplacement forcé de 22000 résidents afro-américains, aucun compromis ne pouvait être envisageable. De nombreuses manifestations s’organisèrent au printemps 1967. L’arrestation, la détention et l’agression du chauffeur de taxi afro-américain John Smith le 12 juillet 1967 par des policiers blancs devinrent le symbole de décennies de racisme et de frustrations. Ce qui, au soir du 12 juillet, était une manifestation contre la brutalité policière suite à la rumeur selon laquelle Smith était mort de ses blessures se transforma rapidement en émeutes qui durèrent jusqu’au 17 juillet et où 26 personnes trouvèrent la mort et plus de 1100 autres furent blessées[29].

Conclusion

Les événements de Newark ne peuvent être compris sans lier la ségrégation dans le logement et l’autonomisation politique croissante des Afro-Américains. La ségrégation raciale était l’un des principaux instruments de domination d’une élite politique dont le pouvoir reposait sur la cooptation d’une minorité alors jugée docile (une minorité qui, cependant, devint majoritaire dans le central ward). Aussitôt que des forces politiques alternatives se coordonnèrent et établirent leur légitimité politique sur leurs propres bases, l’establishment local ne pouvait répondre avec ses mécanismes habituels.

Ce que des résidents comme Mme. Allen et des militants et des résidents réclamaient n’était rien de moins que le droit à la ville, c’est-à-dire, pour paraphraser le géographe David Harvey, le droit d’exercer un contrôle démocratique sur le processus d’urbanisation[30]. Avec ce texte, nous avons voulu présenter une brève histoire des origines de cette lutte et restituer les émeutes de 1967 dans un contexte politique particulier.

Pour en savoir plus

BONGIORNO, Marylou, dir. Revolution ‘67. coproduction Bongiorno Productions Inc., Independent Television Service, POV/American Documentary Inc., WSKG, 90 minutes, 2007

COHEN, Lizabeth. A Consumer’s Republic : The Politics of Mass Consumption in Postwar America. New York, Vintage Books, 2004, 567 p.

HARVEY, David. The Urban Experience. Baltimore, The John Hopkins University Press, 1989, 293 p.

HARVEY, David. « Le droit à la ville ». La revue des livres, no 9 (3 mai 2012). [En ligne]http://www.revuedeslivres.fr/le-droit-a-la-ville-david-harvey.

HAYDEN, Tom. Rebellion in Newark: Official Violence and Ghetto Response. New York, Vintage Books, 1967, 102 p.

JACKSON, Kenneth T. Crabgrass Frontier: The Suburbanization of the United States. New York, Oxford University Press, 1985, 396 p.

KAPLAN, Harold. Urban Renewal Politics: Slum Clearance in Newark. New York, Columbia University Press, 1963, 219 p.

MASSEY, Douglas S. et Nancy A. DENTON. American Apartheid: Segregation and the Making of the Underclass. Cambridge, Harvard University Press, 1993, 292 p.

MEIER, August et Elliott RUDWICK. CORE : A Study in the Civil Rights Movement, 1942-1968. Chicago, University of Illinois Press, Chicago, 1975, 563 p.

MUMFORD, Kevin. Newark: A History of Race, Rights and Riots in America. New York, New York University Press, 2007, 307 p.

SALE, Kirkpatrick. SDS. New Yok, Random House, 1973, 752 p.

SASAKI, Yutaka. « “But Not Next Door”: Housing Discrimination and the Emergence of the “Second Ghetto” in Newark, New Jersey, After World War II ». The Japanese Journal of American Studies, no 5 (1993-1994), p. 113-115.

SCHWARTZ, Joel et Daniel PROSSER, dir. Cities of the Garden State : Essays in the Urban and Suburban History of New Jersey. Dubuque Montclair State College/Kendall/Hunt Publishing Company, 1977, 177 p.


[1] The Students for a Democratic Society Papers – 1958 à 1970 – 41 rouleaux microfilms (35mm.), New York University, Bobst Tamiment Main Collection, Film R-7095. Voir rouleau no 21 (1964).

[2] Voir le témoignage de Carol Glassman : Newark Community Union Project, Oral History Project – Février à juin 1965 – 0,6 mètres de documents textuels. New York University, Bobst Tamiment Main Collection, TAM131, boîte no 1.

[3] Newark Will Have Money to Spend!, Newark, Committee for Economic Development, 1944, 16 p.

[4] Ibid.

[5] À cet égard, mentionnons le développement du système autoroutier étasunien via le Federal-Aid Highway Act de 1956 où le gouvernement fédéral finançait à 90 pour cent la construction d’autoroutes. Outre des impératifs officiels de défense nationale, la création de ce système était notamment motivée par l’accès à des terres à bas prix pour la construction domiciliaire.

[6] Pour une lecture plus approfondie sur l’économie de consommation de masse mise en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nous recommandons : Lizabeth Cohen, A Consumer’s Republic : The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Vintage Books, 2004, 567 p., notamment le chapitre 2 intitulé «The Birth of the Consumer’s Republic» (p. 112-191). Pour une perspective théorique sur ce phénomène, nous recommandons : David Harvey, The Urban Experience, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1989, 293 p.

[7] Kenneth T. Jackson, Crabgrass Frontier : The Suburbanization of the United States, New York, Oxford University Press, 1985, p. 224.

[8] Ibid., p. 225.

[9] Kevin Mumford, Newark : A History of Race, Rights and Riots in America, New York, New York University Press, 2007, p. 23.

[10] Robert Curvin, The Persistent Minority : The Black Political Experience in Newark, Thèse de doctorat, Princeton, Princeton University, 1975, p. 15.

[11] Report of the National Advisory Commission on Civil Disorders, New York, The New York Times Edition, 1968, p. 469.

[12] Pour une lecture exhaustive sur la création des ghettos afro-américains, nous recommandons Douglas S. Massey et Nancy A. Denton, American Apartheid : Segregation and the Making of the Underclass, Cambridge, Harvard University Press, 1993, 292 p.

[13] Pour une lecture exhaustive sur les pratiques discriminatoires dans le logement et ses conséquences à Newark, nous recommandons Yutaka Sasaki, «“But Not Next Door”: Housing Discrimination and the Emergence of the “Second Ghetto” in Newark, New Jersey, After World War II », The Japanese Journal of American Studies, no 5 (1993-1994), p. 113-115.

[14] Kenneth T. Jackson, Crabgrass Frontier : The… p. 197-198.

[15] Robert Curvin, « Black Ghetto Politics in Newark After World War II », dans Joel Schwartz et Daniel Prosser, dir., Cities of the Garden State : Essays in the Urban and Suburban History of New Jersey, Dubuque Montclair State College/Kendall/Hunt Publishing Company, 1977, p. 147.

[16] Ibid.

[17] Incidemment, ni la Urban League, ni la NAACP n’avaient appuyé Turner pour son élection, préférant Roger Yancey, un avocat afro-américain du Central ward.

[18] Robert Curvin, The President Minority…, p. 42.

[19] Ibid.

[20] Pour une lecture approfondie de l’histoire de CORE, nous recommandons : August Meier et Elliott Rudwick, CORE : A Study in the Civil Rights Movement, 1942-1968, Chicago, University of Illinois Press, Chicago, 1975, 563 p.

[21] Pour une lecture approfondie de l’histoire du SDS, nous recommandons : Kirkpatrick Sale, SDS, New Yok, Random House, 1973, 752 p.

[22] Robert Curvin, The Persistent Minority… p. 46.

[23] David Milton Gerwin, The End of Coalition : The Failure of Community Organizing in Newark in the 1960s, Thèse de doctorat, New York, Columbia University, 1998, p. 21.

[24] Un des membres de SDS impliqué dans le projet ERAP, Stanley Aronowitz, avait habité et milité dans les années 1950 au sein du Clinton Hill Neighborhood Council. Il connaissait la réalité du quartier et y avait encore des contacts. Ibid., p. 32.

[25] Ibid., p. 36

[26] Suite à des différends personnels et politiques, le Newark Community Union Project (NCUP) succéda à NCOFE à l’été 1964, mais poursuivit des objectifs et des méthodes similaires. Ibid.

[27] Ibid., p. 37.

[28] Robert Curvin, The Persistent Minority…, p. 60.

[29] Kevin Mumford, Newark : A History…, p. 125.

[30] David Harvey, «Le droit à la ville», La revue des livres, no 9 (3 mai 2012), en ligne.

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