Osire Glacier, professeure, Département d’histoire, Université Athabasca
Introduction
En octobre 2018, un procès sème le doute au sein de l’opinion publique au Maroc sur l’intégrité de Taoufik Bouachrine, rédacteur en chef du célèbre quotidien arabophone Akhbar al-Yaoum. La Cour d’appel de Casablanca l’a condamné à quinze ans de prison ferme et 255 000 euros d’amende pour traite d’êtres humains, abus de pouvoir à des fins sexuelles, viol et tentative de viol[1]. Certes, l’accusation de traite humaine paraissait invraisemblable pour la majorité du public. Bouachrine était l’un des rares éditorialistes du pays qui osait critiquer sans mâcher ses mots les politiques publiques poursuivies par l’élite dirigeante. Par contre, l’accusation concernant le fait qu’il ait utilisé son statut professionnel pour l’obtention de faveurs sexuelles, notamment auprès de journalistes débutantes, semblait crédible. Après tout, les structures patriarcales, avec leur logique de prédation sexuelle masculine et de victimisation des femmes, sont bien ancrées dans les mentalités. Selon les statistiques du Forum économique mondial, le Maroc se classe 144e parmi 156 nations en matière d’égalité entre les sexes[2]. Or, figurent parmi les conséquences des construits patriarcaux, la féminisation du chômage[3], les discriminations à l’égard des femmes sur le marché du travail[4], la banalisation des violences à leur égard, y compris celles à caractère sexuel[5]. Résultat, le procès de Bouachrine a précipité une partie de la population dans un conflit moral, à savoir l’option de soutenir la liberté d’expression d’un journaliste audacieux ou celle de dénoncer les violences qu’il aurait prétendument perpétrées à l’encontre des femmes.
Pendant que l’opinion publique tentait de se positionner face à ce conflit moral, une autre arrestation, survenue à moins d’un an d’intervalle, change la donne. En septembre 2019, Hajar Raissouni, journaliste pour Akhbar al-Yaoum, soit le quotidien que Bouachrine dirigeait avant sa détention, a été condamnée à un an de prison[6]. La jeune femme est accusée d’avoir pratiqué un avortement illégal et d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage. En effet, tout rapport sexuel en dehors du mariage est criminalisé[7] ; de même, l’avortement est prohibé, sauf si la vie de la mère est en danger[8]. Mais il faut se souvenir que la journaliste a couvert des mouvements de protestation sociale, dont le Hirak Rif en 2017[9], le Hirak de la soif à Zagora en 2017[10] et le Hirak Jerada en 2018[11]. Elle a aussi dénoncé les violences commises par la police à l’encontre des manifestants et manifestantes, pourtant pacifiques, ainsi que l’arrestation abusive de certains et certaines d’entre iels. À la suite d’une mobilisation nationale et internationale d’envergure, Raissouni a été graciée par le roi Mohammed VI en octobre 2019.
C’est en 2020 que s’est posée avec acuité au sein de l’opinion publique la problématique de l’instrumentalisation des affaires de mœurs par le système judiciaire, dans le dessein délibéré est de bâillonner les voix critiques du régime. En mai, Soulaimane Raissouni, oncle de Hajar Raissouni mentionnée ci-dessus, aussi journaliste et rédacteur en chef, a été arrêté. Accusé d’agression sexuelle à l’encontre d’un jeune militant LGBTQ, il a été condamné à cinq ans de prison et 9500 euros d’amende[12]. Rappelons qu’après la détention de Bouachrine, Raissouni a assumé la direction d’Akhbar al-Yaoum, quotidien dans la mire des autorités en raison de sa ligne éditoriale critique du régime. Quelques mois plus tard, soit en juillet, le journaliste d’investigation Omar Radi a été arrêté à son tour et condamné à six ans de prison et 19 000 euros d’amende pour espionnage et viol[13]. Mentionnons qu’il s’intéressait particulièrement à la mainmise des élites politiques sur l’économie du pays[14]. Dans une célèbre enquête, il a documenté, chiffres à l’appui, l’appropriation des terres des citoyens et citoyennes ordinaires par ces élites[15].
Dans cet article, je propose de démontrer que la criminalisation des journalistes et des activistes, entre autres, pour des raisons d’ordre sexuel, se situe dans le continuum patriarcal et historique de l’appropriation du corps des femmes. Sans conteste, toute plainte pour viol et autres violences sexuelles doit être prise au sérieux, et donc faire l’objet d’une enquête judiciaire aussi minutieuse qu’exhaustive. Cela dit, les procès alliant dangereusement sexe et politique que le Maroc a connus lors des dernières années indiquent que l’État vise à faire d’une pierre deux coups, à savoir bâillonner les voix critiques du régime d’une part, et projeter l’image d’un État protecteur des femmes d’autre part, alors qu’en réalité, il jugule le processus de démocratisation dans la nation, tout en discréditant la cause des femmes et celle des victimes de viol.
Au préalable, une remarque d’ordre méthodologique s’impose : si j’ai privilégié un style accessible au public dans ce texte, j’adhère aux approches féministes de l’État[16], qui considèrent que les institutions de l’État ainsi que leurs pratiques se basent sur des conceptions particulières de la masculinité, et inversement, de la féminité. D’où l’institutionnalisation de la hiérarchie dans les sphères privée et publique, de la verticalité des rapports sociaux et politiques, de la violence et de la répression des voix critiques du régime. Enfin, ce texte se situe dans la continuité des historiographies féministes qui soutiennent que l’étude de toutes les formes de pouvoir doit impérativement inclure des théories portant sur la sexualité et sur la hiérarchie entre les genres[17]. En d’autres mots, la sexualité et les rapports entre les genres s’inscrivent pleinement dans les champs du politique et de l’histoire politique. D’ailleurs, comme je propose de le montrer en deux volets dans cet article, le viol et les menaces de viol jouent un rôle central dans l’histoire récente des luttes pour le pouvoir au Maroc.
Lire la suite