Ta jupe est trop courte: sors de l’église… ou plutôt la classe

Publié le 20 octobre 2020

Par Mat Michaud, University of Glasgow

Je ne choquerai personne en disant que les sociétés occidentales ont, aujourd’hui et par le passé, tenté de contrôler l’apparence des femmes. Il est cependant plus difficile de convaincre que la rhétorique derrière cette gestion corporelle au 21e siècle ressemble presque en tout point à celle mise en œuvre par l’Église catholique québécoise du 19e siècle. Depuis plus d’une semaine déjà, l’actualité québécoise est traversée par cette seconde tentative d’élèves du secondaire de provoquer un changement quant à l’application des codes vestimentaires dans leur école. Cet évènement, et plus particulièrement la mise en exergue des codes adressés aux adolescentes, m’offre une occasion parfaite pour dresser les ressemblances entre ce mouvement et la gestion des corps des femmes par l’Église catholique il y a plus de 100 ans.

Tout d’abord, effectuons un petit tour d’horizon médiatique. On se rappellera les carrés jaunes, portés majoritairement par des jeunes femmes étudiant à l’école Joseph-François-Perreault en 2018.[1] Si ce mouvement avait permis d’entamer la discussion dans l’espace public, cette mobilisation n’a jamais abouti. On y avait dénoncé des codes vestimentaires discriminatoires faisant entrave au processus d’apprentissage; des demandes singulièrement inégales quant à la longueur des jupes, la largeur des bretelles de camisole, appliquées sous menace d’être sortie de classe, retirant l’accès aux cours à celles qui ne s’y soumettaient pas. Bien que ces mêmes codes soient parfois porteurs d’injonction au maintien des normes de genre masculines en régulant, par exemple la longueur des cheveux ou la possibilité de porter maquillage et vernis à ongles – des prescriptions qui œuvrent au maintien d’une ligne claire entre le masculin et le féminin -, ils semblent moins uniformément appliqués dans les écoles secondaires du Québec. Qui plus est, ces règles vestimentaires ne participent pas activement à la sexualisation des jeunes hommes – si ce n’est qu’en amplifiant la notion selon laquelle les pulsions sexuelles masculines sont irrépressibles – comme le font les règlements visant les étudiantes.

Fast forward. Depuis quelques semaines maintenant, des étudiants ont décidé de prendre les choses en main et, se faisant de fabuleux alliés, ont pris la parole et porté la jupe en solidarité avec celles affectées par ces règlements débalancés. Cependant, alors qu’on applaudit le courage et l’initiative des jeunes hommes qui ont décidé de prendre action, l’accueil médiatique met en lumière l’attention particulière portée aux voix masculines.[2] Non seulement sont-ils la cible de moins de critiques que le furent les étudiantes des carrés jaunes, mais alors même que les médias et directions d’écoles secondaires clament leur soutien au mouvement, des étudiantes se font toujours sortir de classe pour des jupes jugées trop courtes.[3] En 2020, globalement rien ne semble donc avoir changé – bien que j’applaudisse les quelques écoles qui ont mis en application des codes vestimentaires non genrés. Je souhaite participer au débat à partir d‘une perspective historique.

 La mise en œuvre des codes vestimentaires repose sur deux principes :1) la décence; 2) la prévention des « sources de distractions » pour les jeunes hommes. En effet, dans une analyse des codes vestimentaires de 31 écoles primaires, Mathieu Gagnon et Stéphane Marie concluaient que, non seulement 75% des règles étaient dirigées spécifiquement vers la tenue des jeunes filles, mais aussi que ces règles étaient en place afin d’assurer un environnement d’apprentissage propice à la concentration des garçons?.[4] Ces constatations semblent refléter parfaitement les doléances autant des carrés jaunes en 2018 que des étudiants.es de Jean-Eudes qui, la semaine dernière, dénonçaient la participation, volontaire ou non, des institutions d’enseignement à l’hypersexualisation des corps féminins et à la culture du ‘slut shaming’.

L’idée de « décence » – un concept typiquement judéo-chrétien – est présente dans le discours institutionnel catholique au 19e siècle. Mais plus intéressante est l’utilisation d’une rhétorique de la distraction du bon catholique à la messe. Considérant que dans la vaste majorité des écoles les garçons et les filles étaient séparés.es, l’église constituait un des lieux de rencontres publics mixtes. Le manuel de bienséance Politesse Canadienne, publié en 1847 par « une institutrice de chez nous » enseigne effectivement aux bonnes catholiques, qu’une toilette tapageuse, « détourne l’attention des fidèles, qui sont venus à l’église pour prier Dieu?[5] » et les enjoint à la restreinte et à cette fameuse décence. Notons que par « fidèles » on entend bien évidemment le masculin. Dans la Vraie Politesse, un autre manuel de bienséance publié à Montréal en 1873, la culpabilisation des femmes qui portent une attention particulière à leur apparence s’accentue. Non seulement, on les accuse de distraire, mais aussi de pervertir profondément l’âme des chrétiens :

Les femmes mondaines, dit-il, ont une singulière religion : c’est le dimanche en grande parure, qu’elles font à Dieu une visite de cérémonie, à l’heure où tout le monde y va et où elles espèrent bien ne pas rencontrer le maître de la maison; alors chacune, sous prétexte de prier Dieu, ne néglige aucun moyen de le faire oublier aux autres;par la parure, par les attitudes, on s’efforce d’attirer l’attention des fidèles et de les damner, en leur faisant adorer des idoles?[6].

L’éducation catholique du 19e siècle présente ces « nudités indécentes » – on parle ici d’une épaule découverte, d’un décolleté ou d’une jambe à nue, ce qui n’est étonnamment pas très loin des tenues jugés contraires aux codes vestimentaires aujourd’hui – comme ce qui « allume les passions, ce qui excite les désirs, ce qui occasionne du moins les regards les plus criminels[.] Et peut-on bien se croire innocent lorsqu’on contribue ainsi à rendre les autres coupables[7] ».? Les femmes sont donc appelées à se cacher; sources des pensées impures des hommes, elles sont perçues comme responsables des actions qu’ils pourraient porter à leur égard.

Les jeunes femmes ne sont pas les seules socialisées à blâmer leur corps pour les actions des autres. Dans les collèges classiques, écoles élitistes pour garçons, le clergé reconnaît la « tendance » des jeunes hommes pour les péchés de la chair et, bien qu’ils soient réprimandés pour la chose, on croit qu’ils n’en sont pas réellement responsables. C’est plutôt la nature humaine faillible qui est blâmée. Les historiennes Louise Bienvenue et Christine Hudon synthétisent remarquablement le phénomène: « Le jeune pubère est en effet réputé impressionnable. Son imagination, emportée par l’évocation d’une chevelure féminine, d’un chaste amour ou d’un tendre baiser, risque de s’emballer au point qu’il ne parvienne plus à dominer ses pulsions?[8] ». Autant d’euphémismes qui reflètent particulièrement bien l’attitude présente dans les manuels catholiques.

Dans les deux cas présentés, les enjeux de décence, de modestie, mais aussi ceux relatifs aux pulsions sexuelles des hommes sont au cœur des directives de l’Église. La peur du potentiel sexuel des corps féminins apparaît ainsi au centre des enjeux moraux de la société. Le fait que cette peur soit toujours présente dans la gestion du système scolaire aujourd’hui est inquiétante. Je partage cette préoccupation déjà formulée par plusieurs chercheurs.euses en éducation et en sociologie.

Mathieu Gagnon et Stéphane Marie concluent effectivement leur article en nous appelant à réfléchir aux conséquences que peuvent avoir de tels règlements sur la socialisation autant des jeunes femmes que des jeunes hommes.

Avec de tels codes vestimentaires, nous croyons qu’il est justifié de nous demander quels messages nous lançons aux filles, dès leur plus jeune âge? Est-ce celui que leur tenue vestimentaire, voire leur corps, peut déranger, principalement les garçons, et que ce sont à elles de faire attention à la manière dont elles se vêtissent, pour ne pas déranger les garçons – et non aux garçons d’apprendre à vivre avec les choix des filles et à se concentrer sur leurs apprentissages? Qu’inculquons-nous, que ce soit directement ou indirectement, aux jeunes filles et aux jeunes garçons lorsque nous laissons entendre que nous sommes en droit d’être « dérangés » à la vue d’une épaule, d’un dos ou d’une mi-cuisse et que, de surcroît, il revient principalement aux filles de se cacher[9]?

Dans un texte collectif publié le 16 octobre dans Le Devoir, des anciennes élèves de Jean-Eudes, l’une des écoles à l’avant-plan du mouvement de ces dernières semaines, écrivent:

Le matin, on a vu le regard des surveillants rivé sur nos jupes plutôt que sur nos yeux. Dans les corridors, on a vu deux directeurs accroupis au sol guettant les centimètres de jambes dévoilés de leurs élèves. On a vu des amies se faire dire que les surveillants étaient déconcentrés quand on se penchait pour boire à la fontaine d’eau. On a vu une directrice se prononcer dans chaque classe pour nous comparer ouvertement à des travailleuses du sexe dû à l’état de notre uniforme. On a vu nos camarades se faire sortir de classe par des figures d’autorité au beau milieu d’un cours ; leur habillement qualifié de honteux. Il serait bien temps que la honte change de camp?[10].

Bien évidemment, la lecture du texte a fait naître en moi une colère légitime face à un problème d’ordre systémique, une colère à laquelle les autrices du texte ont droit, mais qui devrait aussi être exprimée par celles et ceux qui traitent de ces sujets dans la sphère académique. Colère face à des comportements objectifiant de la part des intervenants.es. Colère face à un sexisme et une dénigration de la sexualité, lorsqu’associée à une femme ou revendiquée par elle. Colère face au fait que le jeu de l’humiliation et de l’insulte soit encore une pratique acceptée dans nos écoles lorsqu’il s’agit de régimenter la façon dont les femmes décident de se vêtir. Il est en effet bon de se rappeler qu’il était monnaie courante au Québec et ailleurs dans le monde Atlantique nord d’utiliser la honte afin de réguler les pratiques sociales, le plus souvent utilisant les femmes comme objet.

L’Abbé Reyre, auteur de manuels pour jeunes filles utilisés comme livres de lecture aux Ursulines de Trois-Rivières rappelle effectivement « que votre première parure doit être la modestie, et que sans celle-là toutes les autres ne pourraient servir qu’à vous attirer la haine de Dieu, et qu’à vous faire perdre l’estime des hommes[11]? ». Politesse Canadienne surenchérit en suggérant que les « bonnes Canadiennes » ont « trop de vertu, d’honneur, de bon goût, et de simple bon sens, pour [se présenter à l’église] vêtues en marionnettes……… avec des tissus transparents………, écourtées, décolletées et les bras nus!…….. Ce serait la pire, la plus inqualifiable des inconvenances………… un scandale!……?[12] ».

Les bonnes étudiantes, sont ainsi appelées à en faire autant en respectant les règles de la décence, en se couvrant, et en s’assurant de ne pas distraire leurs camarades de classe dont l’éducation semble primer sur la leur, au risque de se faire sortir de classe ou encore de se faire slut shamer devant l’ensemble de la classe par la direction. Et je peux admettre que oui, plusieurs déjà s’accordent pour dire que ces règlements vestimentaires sont à la fois sexistes et sexualisant. Mais pourtant, malgré cette constatation, rien ne change. Je me demande si – pour « nous » qui sommes si fiers d’avoir mis fin au « joug » de l’Église catholique – mettre à jour les similitudes entre la gestion des corps et habitudes vestimentaires des femmes par l’Église et celle faite par les écoles permettra peut-être de convaincre ceux et celles qui doutent encore que nous ayons beaucoup de chemin à faire et qu’il faudrait finir par agir. J’ose l’espérer.


[1] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1091786/carre-jaune-code-vestimentaire-joseph-francois-perreault

[2] Gabrielle Morin-Lefebvre, « Code vestimentaire au secondaire: des garcons font la guerre au sexisme une jupe à la fois », Journal de Montréal, 10 octobre 2020 [https://www.journaldemontreal.com/2020/10/10/code-vestimentaire-au-secondaire–des-garcons-font-la-guerre-au-sexisme-une-jupe-a-la-fois]; « Des garcons en jupe pour un code vestimentaire plus inclusive », Ici Radio-Canada, L’actualité pour les jeunes [https://ici.radio-canada.ca/jeunesse/maj/1740062/garcons-en-jupe-code-vestimentaire-inclusif-ecole].

[3] Jessica Nadeau, « Code vestimentaire: des filles jugent les directions d’école bien culottés », Le Devoir, 16 octobre 2020 [https://www.ledevoir.com/societe/587954/code-vestimentaire-des-filles-jugent-les-directions-d-ecole-bien-culottees].

[4] 1 Mathieu Gagnon & Stéphane Marie, « Les codes vestimentaires à l’école primaire ont-ils un genre? », Huffington Post, 11 Novembre 2016 [https://quebec.huffingtonpost.ca/mathieu-gagnon/codes-vestimentaires-ecole-habillement-filles-garcons_b_12985714.html?utm_hp_ref=qc-code-vestimentaire].

[5] Une institutrice de chez nous, Politesse Canadienne (Montréal: 1847), 14.

[6] Vraie politesse et le bon ton : plus particulièrement à l’usage des élèves des collèges, pensionnats, etc., etc., et de tous ceux qui entrent dans la société, (Montréal : 1873),  45.

[7] L’Abbé Reyre, L’École des Jeunes Demoiselles, ou Lettre d’une mère vertueuse à sa fille, avec la réponse de la fille à sa mère (Paris : Chez Boisse, 1825), 16.

[8] Louise Bienvenue, Ollivier Hubert et Christine Hudon (eds), Le collège classique pour garçons. Études historiques sur une institution québécoise disparue (Montréal : Éditions Fides, 2014), 227-228.

[9] Mathieu Gagnon & Stéphane Marie, « Les codes vestimentaires à l’école primaire ont-ils un genre? », Huffington Post, 11 Novembre 2016 [https://quebec.huffingtonpost.ca/mathieu-gagnon/codes-vestimentaires-ecole-habillement-filles-garcons_b_12985714.html?utm_hp_ref=qc-code-vestimentaire].

[10] Sofiane Allali, Delphine Brisson, Gabrièle Charbel, Laurence Dufresne, Matisse Gibeau, Élodie Herrera, Emma Heymans, Florence Lachapelle, Alexandrine Lamoureux, Samie Mc Nicoll, Roxane Michel, Agathe Plez, Marjorie Thériault, Zoé Quiviger, « Les élèves ne devraient plus se voir réprimandées pour la longueur de leur jupe », Le Devoir, 16 octobre 2020 [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/587955/les-eleves-ne-devraient-plus-se-voir-reprimandees-pour-la-longueur-de-leur-jupe].

[11] Reyre,L’École des Jeunes Demoiselles, 18.

[12] Une institutrice de chez nous, Politesse, 14-15.