Une place au soleil : recension

Publié le 13 mars 2018

Par Lyns-Virginie Belony, candidate au doctorat en histoire à l’Université de Montréal (UdeM)

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L’ouvrage Une place au soleil : Haïti, les Haïtiens et le Québec, publié en français aux éditions Mémoire d’encrier, et écrit par l’historien canadien et professeur adjoint à l’Université de Toronto Sean Mills, constitue un travail conséquent tant il coïncide avec la récente crise politique autour des demandeurs d’asile haïtiens. Historien des mouvements sociaux au Québec, Mills renverse en partie la tendance qui vise à appréhender comment les immigrants.es ont été changés.es par l’expérience de la dispersion et se prête à l’exercice de comprendre l’apport plus spécifique des immigrants.es haïtiens.nes à la société québécoise. S’il existe très peu de doutes quant à la sympathie de l’auteur pour son sujet, Mills réussit tout de même à offrir une analyse convaincante qui ne se limite pas à quelques énumérations décontextualisées sur la présence haïtienne au Québec. Il s’agit, au contraire, d’une histoire croisée entre le Québec et Haïti que nous propose l’auteur, dans laquelle une relation privilégiée entre les deux entités est explorée pour mettre en évidence comment divers débats concernant la langue, la race et la place du Québec dans le monde ont été influencés par cette rencontre.

La première partie du livre, étalée sur deux chapitres, vise à mieux situer le contexte qui donna naissance aux relations entre le Québec et Haïti. Si l’on observe déjà un intérêt pour Haïti au Québec au début des années 1930, c’est pendant la seconde moitié de la décennie et au cours des années 1940 qu’on assiste à l’édifice de relation « bilatérale » entre les deux sociétés. Le premier chapitre du livre offre un portrait général de la rencontre du Québec et d’Haïti dans cet intervalle. Prenant pour point d’appui le Deuxième Congrès de la langue française au Canada tenu en 1937 dans la ville de Québec, Mills démontre comment la relation Québec-Haïti s’est d’abord tissée comme celle de la réunion de deux sociétés francophone et catholique partageant une culture française commune et prétendument universelle dans un océan nord-américain majoritairement/à prédominance anglophone[1]. Malgré le désir, lors du congrès, de projeter un certain imaginaire d’Haïti comme une terre d’abord et avant tout francophone, Mills relate avec précision l’ambiguïté entourant l’aménagement linguistique en Haïti. Les délégués haïtiens au Congrès étaient très conscients de la manière dont le français était historiquement associé presque exclusivement à une élite lettrée. Ceux-ci participèrent néanmoins à la prolifération d’un discours sur Haïti dépeignant le pays comme une société unilingue conformément francophobe et, à l’image du Québec, fièrement catholique, ignorant ainsi à la fois la réalité linguistique, mais également les campagnes anti-superstitions, lancées par les autorités religieuses du pays, combattant surtout la pratique du vaudou[2]. Les délégués canadiens-français, à l’instar de leurs homologues haïtiens, contribuèrent à cette image d’Haïti en rappelant les liens historiques et culturels qui unissaient les deux sociétés. Pour les Canadiens.nes-français.es, les Haïtiens.nes représentaient des alliés naturels vu l’appartenance mutuelle à la grande famille et « civilisation française[3] ». Au lendemain du Congrès, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale forçait un rapprochement plus étroit entre le Québec et Haïti. Alors que le Québec, à la suite de l’établissement du gouvernement Vichy, perdait un allié culturel important, en Haïti, le nouvel ordre politique en Europe contraignit la république caribéenne à se tourner vers cette province canadienne pour répondre à divers besoins ecclésiastiques autrefois garantis par la France. En vue d’assurer l’avenir du clergé en Haïti, et sans doute pour augmenter son capital politique, le président haïtien Élie Lescot (1940-1946) prit diverses mesures pour solidifier cette relation. En 1943, il entama une visite au Québec où il souligna que malgré la chute de la France, le Québec et Haïti devaient, comme l’exprime Mills, « faire front commun pour assurer la survie de la culture et de la civilisation françaises dans les Amériques[4] ».  Mills rappelle que la bannière de la solidarité culturelle n’était pas l’unique prisme par lequel le Québec percevait Haïti. En effet, bien que les éloges pour Haïti et la grande distinction de son élite fussent reconnus par les Canadiens.nes-français.es, de telles félicitations n’étaient pas étendues à la majorité paysanne. Tandis qu’ Haïti représentait une société sœur avec laquelle le Québec partageait la langue et la culture française, de manière symbolique, elle demeurait tout de même profondément différente et moins « civilisée » que le Québec[5]. Mills affirme que cette manière de penser Haïti, bien qu’elle semblât paradoxale aux premiers abords, cimenta au contraire « les bases idéologiques de la relation moderne entre le Canada français et ce pays. Haïti vient représenter la civilisation française en même temps que sa négation radicale[6] ». Mills va plus loin et déclare que :

Ces deux représentations d’Haïti ne sont pas dissociées l’une de l’autre, mais unies par des métaphores de la famille qui permettent à l’élite canadienne-française de comprendre et de considérer comme naturelles les hiérarchies au sein des sociétés et entre celles-ci, de même que de représenter dans une relation paternelle les pauvres d’Haïti[7].

Cette métaphore de la famille permet donc au Québec d’adopter une posture de supériorité vis-à-vis Haïti, tout en gardant une façade de cordialité et une ambition d’aider autrui. On assiste alors à la mise en place d’un double discours qui définira les termes dans lesquels Haïti et ses ressortissants seront imaginés au Québec.

Pendant l’après-guerre, les missionnaires canadiens-français tant convoités par le gouvernement Lescot furent en partie responsables de la diffusion au Québec de cette représentation binaire d’Haïti. Dans son deuxième chapitre, Mills s’intéresse principalement aux années 1950 où cette présence canadienne-française en Haïti croît de manière considérable. Il demeure convaincu qu’à travers différents écrits, conférences et séminaires, ces religieux participèrent activement à diffuser diverses idées sur l’altérité haïtienne[8]. Si l’auteur reconnaît qu’Haïti est depuis longtemps vue comme arriérée dans l’imaginaire occidental, la relation de témoins privilégiés qu’occupent ces missionnaires offrit une légitimité additionnelle à la représentation occidalocentrique des Haïtiens.nes. Une analyse de plusieurs publications des missionnaires telles que Le Précurseur et Orient, rédigées et distribuées par des religieux canadiens-français, renforce l’idée que ces missions haïtiennes comprenaient une importante dimension civilisatrice[9]. De l’avis de l’auteur, ceux qui devaient œuvrer en Haïti pour au moins une autre décennie concevaient leur travail sous le prisme d’une action bienveillante basée sur des principes rationnels et une supériorité incontestable. La pauvreté et le caractère supposément appauvri des mœurs de la société haïtienne demandaient l’assurance et le conseil d’individus tirés d’une société sœur, mais toujours plus distinguée. Pour Mills, la posture paternaliste des missionnaires canadiens-français en Haïti s’explique en partie par une conviction infantilisante de l’insuffisance et de l’infériorité morale des Haïtiens.nes[10]. L’auteur pousse cette logique plus loin en suggérant qu’Haïti représentait en fait un lieu où les Canadiens.nes-français.es, par l’entremise des missionnaires, pouvaient occuper une place dans l’arène internationale de l’après-guerre en évoquant une incarnation des valeurs chrétiennes et occidentales[11]. Sans doute conscient que sa lecture très critique à l’égard du travail des missionnaires canadien-français rencontrerait certaines objections d’Haïtiens.nes, Mills propose quelques cas anecdotiques tels que celui de Frantz Voltaire. Historien et politologue respecté au sein de la communauté haïtienne montréalaise, Voltaire rappelle que les lieux d’instruction instaurés par ces religieux venus du Canada devinrent au fil du temps des sites importants pour favoriser la curiosité intellectuelle et l’expression d’idées parfois dissidentes, notamment pendant les années 1960 alors que le dictateur François Duvalier (1957-1971) dirigeait le pays[12]. Mills concède plus tard dans son chapitre que malgré l’attitude cavalière des religieux dans les débuts de leurs missions, plusieurs voix au sein de l’Église catholique au Québec, principalement à la suite de Vatican II en 1962, s’élevèrent pour forcer un questionnement sur leurs actions en Haïti. Inspirés en partie par la théologie de la libération, plusieurs religieux cherchèrent au tournant des années 1970 à se défaire des pratiques qui avaient guidé leur action en Haïti au début de la décennie précédente.

Après cette analyse qui assoit l’établissement de « premiers » rapports entre le Québec et Haïti, dans la deuxième moitié de son livre, l’auteur veut plutôt examiner le contexte qui produit de nombreuses vagues de migrants.es haïtiens.nes. Les cinq chapitres suivants se consacrent ainsi à mettre en évidence la manière dont ces nouveaux.elles arrivants.es participèrent à différents débats qui animèrent la société québécoise au cours des années subséquentes.

Dans le troisième chapitre, Mills se concentre sur la première grande vague d’immigrants.es haïtiens.nes arrivés.es au Québec au début des années 1960. Fuyant dans la majorité des cas la persécution du gouvernement totalitaire de François Duvalier, ces Haïtiens.nes quittèrent pour une société avec laquelle leur pays avait établi des relations depuis plus d’une vingtaine années. Au Québec, ils et elles se retrouvèrent au cœur d’une province en pleine transformation. À l’inverse des discours parfois empreints de préjugés qui entourent les débats actuels sur l’immigration haïtienne au Québec, ces premiers migrants.es, malgré l’expérience réelle du racisme, reçurent un accueil plus positif que ceux de vagues ultérieures. Cette réceptivité, Mills l’explique par deux facteurs principaux : certes, la conjoncture historique qui marque l’arrivée de ces migrants.es, mais également leur appartenance sociale. Lorsque Mills peint un portrait de Montréal dans les années 1960, il fait écho à sa monographie The Empire Within: Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal[13]. Les intellectuels.les qui façonnent la ville, que Mills qualifie «d’avant-gardes», s’intéressaient aux questions de décolonisation, aux droits civiques des Noirs.es américains.es et au «Black Power »[14]. C’est dans ce contexte de changement et d’ouverture du Québec qu’il faut replacer les expériences des «premiers.ères» migrants.es haïtiens.nes. Le café Le Perchoir d’Haïti sur la rue Metcalfe devient, à cette même époque, un point de rencontre où écrivains.es québécois.es et haïtiens.nes conversent et partagent des réflexions au sujet de leurs œuvres respectives. En plus d’artistes de tous genres, nombreux sont les docteurs.es, infirmières, avocats.es, notaires et autres membres constituant la classe moyenne haïtienne qui furent contraints de prendre la voie de l’exil. Mills rappelle qu’il est estimé que jusqu’à 80% des professionnels.les haïtiens.nes quittèrent la république au même moment. À Montréal, les docteurs.es haïtiens.nes étaient plus nombreux.ses que dans leur pays natal[15]. Ces statistiques démontrent l’ampleur d’un «exode des cerveaux» et de la mainmise duvaliériste sur Haïti. De plus, la situation politique en Haïti continua d’intéresser ces nouveaux.elles arrivants.es et un possible retour était parfois envisagé. Certains organisèrent, notamment dans les milieux marxistes haïtiens, une résistance au régime dictatorial depuis l’exil au Québec. À la fin de la décennie et au début de la suivante, on parle de Montréal comme de la «capitale littéraire» de ce que l’on qualifie désormais de «diaspora haïtienne.» Cette image des Haïtiens.nes fut néanmoins appelée à changer dans les années suivantes avec les nouvelles réalités entourant l’immigration haïtienne au Québec.

Les années 1970 ne menèrent pas aux mutations sur la scène politique haïtienne escomptées par plusieurs artistes et activistes installés au Québec. Malgré le décès de François Duvalier en 1971, son fils lui succède et ne rompt pas avec les pratiques dictatoriales et de violences arbitraires qui avaient marqué la présidence de son père. Alors que plusieurs songeaient à s’installer de manière permanente au Québec, les Haïtiens.nes s’intéressèrent de plus en plus au nationalisme québécois et malgré l’intérêt que certains.es accordèrent au mouvement souverainiste, ils et elles émirent plusieurs critiques à l’égard des deux paliers de gouvernement pour leur support économique à la dictature duvaliériste. Dans les mots de l’auteur, le quatrième chapitre du livre explore donc la question de « l’internationalisme que les exilés haïtiens ont apporté au débat politique dans le Québec des années 1970[16] ». Si la possibilité d’une souveraineté éventuelle du Québec ne fit pas l’unanimité chez les Haïtiens.nes qui, comme Mills le rappelle, tentaient toujours de donner un sens à leur nouvelle identité[17], beaucoup, par souci de cohérence avec leurs idées anticoloniales et leur conviction dans le droit des peuples à l’autonomie, ne pouvaient dédaigner le désir légitime de voir le Québec atteindre son indépendance politique complète. La revue Collectif Parole lancée en 1979 par l’écrivain haïtien Émile Ollivier, pour répondre à un besoin dans la diaspora de discuter de questions politiques et de la vie en exil, encourageait ses lecteurs.rices à considérer ce que la souveraineté du Québec devait signifier, notamment pour sa population racisée[18]. L’année suivante, elle déploya de nombreux efforts pour affirmer la solidarité haïtienne à la cause souverainiste. Ce soutien haïtien était conditionnel. En effet, les écrivains.es haïtiens.nes établirent de nombreux parallèles entre la situation politique en Haïti et le soutien offert par les gouvernements canadiens et québécois au régime de Jean-Claude Duvalier[19]. Toute initiative à retombées économiques (même d’acteurs privés tels que les touristes) visant l’île caribéenne concourait à garantir la survie de la dictature. L’exploitation d’Haïti n’était pas qu’une affaire canadienne touchant uniquement le gouvernement fédéral. Selon l’auteur, le corpus laissé par de nombreux penseurs.ses et écrivains.es haïtiens.nes témoigne de leur effort pour réfléchir à la place du Québec au cœur d’une analyse qui veut repenser les relations Nord-Sud. C’est sans doute dans ces descriptions que l’on trouve les parties les plus originales du livre. Laissant de côté l’analyse parfois descriptive des premiers chapitres, Mills met à l’avant-plan de nombreuses sources primaires inédites. Celles-ci nous dévoilent la complexité du travail mené par ces Haïtiens.nes et témoignent de leur compréhension aiguë de la politique québécoise. C’est ce même discernement qui fut déployé par les écrivains.es et activistes haïtien.nes lors de la « crise des 1500 », sujet du prochain chapitre.

Dans le cinquième chapitre de sa monographie, Mills discute de la crise des migrants.es haïtiens.nes qui bouleversa le Québec en 1974. Dans la version révisée de son article Quebec, Haiti, and the Deportation Crisis of 1974, publié en 2013[20], l’auteur retrace le déroulement et l’évolution du débat entourant le statut incertain de ces nouveaux.elles arrivants.es. Dans les années 1970, l’immigration haïtienne au Québec fut marquée par son haut degré d’hétérogénéité. Tandis que les premières vagues de migrant.es comprirent des individus principalement issus de la classe moyenne francophone, les vagues subséquentes cédèrent la place à des individus créolophones de provenance socioéconomique souvent plus humble. De plus, si l’existence d’un régime autoritaire demeure un facteur important qui poussa vers la dispersion, ce fut généralement des motivations économiques qui encouragèrent le déplacement. Ne réalisant pas que les lois canadiennes sur l’immigration avaient changé en 1972, des migrants.es haïtiens.nes se retrouvèrent dans une impasse. Plusieurs avaient rejoint la province canadienne dans l’espoir de demander le statut d’immigrant à leur arrivée. Néanmoins, cette requête leur était désormais impossible. Pris dans les filatures du système, quelque 1500 migrants.es haïtiens.nes se retrouvèrent donc menacés.es de déportation. Malgré certaines divisions subsistantes entre les Haïtiens.nes francophones et plus éduqués.es issu.es du premier flux migratoire des années 1960 et leur contrepartie largement créolophone arrivée dans les années 1970, Une Place au Soleil fait état d’une réelle campagne de « relation publique » pour la défense des « 1 500 ». Divers organismes récemment fondés, tels que le Bureau de la communauté chrétienne de Montréal (BCCHM) et la Maison d’Haïti, militèrent pour faire valoir les droits de ces migrants.es à l’heure où le double discours sur les Haïtiens.nes, dépeints à la fois comme semblables et profondément différents.es s’amplifiait. Tandis que l’opinion publique sur la question des 1 500 demeurait partagée, plusieurs activistes tels que le prêtre Paul Dejean, arrivé au Québec en 1969, refusèrent de circonscrire le débat autour d’un cri pour la charité. En plus de faire valoir que les migrants.es haïtiens.nes constituaient précisément le type de néo-québécois.es que la province francophone affirmait désirer à travers écrits et engagements publics[21], Dejean souligna également que le Canada et le Québec avaient tous deux une part de responsabilité morale dans le maintien de la dictature en Haïti. Comme évoqué plutôt, le soutien économique à la dictature était particulièrement critiqué[22]. Dejean soutenait que la crise des 1 500 ne pouvait être disjointe de l’exploitation du tiers-monde par l’Occident[23]. Selon cette grille de lecture, la place des banques canadiennes, l’industrie du tourisme (qui avait un coût important sur l’infrastructure haïtienne), puis l’Agence canadienne de développement international (CIDA) avaient toutes contribué à aggraver la situation en offrant au gouvernement duvaliériste les vivres nécessaires pour asseoir et garantir son pouvoir. La même logique voulait que l’exil forcé, de ceux et celles qu’on désignait de plus en plus comme des réfugiés.es[24], devint une conséquence inévitable qui ne devait pas inspirer la pitié, mais bien la compréhension et surtout la solidarité à travers des actions concrètes. Ce n’est qu’en 1980 que la controverse devait se solder par l’adoption d’une amnistie négociée entre les deux paliers de gouvernements[25]. Quoique cette mesure ne régla pas définitivement les problèmes de tous.tes les migrants.es concernés.es par la crise[26], la plupart d’entre eux et elles purent toutefois officialiser leur statut[27]. Mills insiste sur la particularité de cette crise. À son avis, il est remarquable que l’argumentaire adopté par Dejean et d’autres activistes haïtiens pour défendre les 1500 fût récupéré par le gouvernement québécois pour défendre la cause des 1500. Pour Mills, il témoigne du degré de succès de ces médiateurs.rices haïtiens.nes[28].

Si les deux situations demeurent distinctes, il est difficile de discuter de la crise des 1500 sans réfléchir à l’enjeu actuel que présentent les demandeurs.ses d’asile haïtiens.nes particulièrement à la lumière de nombreux bouleversements sur la scène politique américaine. La campagne présidentielle américaine de 2016, imprégnée d’un sentiment de xénophobie, ainsi que les nombreuses déclarations communiquées par le nouveau président Donald Trump depuis février 2017, conjuguées à certaines affirmations du premier ministre canadien Justin Trudeau ont encouragé un climat d’incertitude qui mène depuis plus d’un an plusieurs migrants.es haïtiens.nes en situation d’irrégularité aux États-Unis à franchir la frontière avec le Canada[29]. En outre, malgré plusieurs protestations[30]. en novembre 2017, le gouvernement américain a signalé son intention de révoquer le statut de protection temporaire (Temporary Protected Status-TPS) accordé à quelque 60 000 migrants.es haïtiens.nes arrivés.es aux États-Unis à la suite du tremblement de terre de 2010[31]. Plusieurs propos attribués au président américain depuis décembre 2017 laissent également sous-entendre un dédain de la part de Donald Trump à l’égard des Haïtiens.nes. Après certaines allégations suggérant que le président avait avancé, lors d’une discussion sur l’immigration, que les Haïtiens.es étaient tous porteurs.ses du virus du SIDA[32], en janvier 2018, lors de nouveaux échanges sur cette question, le président républicain aurait affiché, dans des termes non équivoques, son irrévérence pour les migrants.es de certains pays, dont Haïti[33]. Il reste difficile d’anticiper si ces remarques se traduiront véritablement par des actions politiques concrètes avec pour objectif de limiter l’immigration haïtienne aux États-Unis (puisque des discussions bipartisanes entre républicains et démocrates encore en cours démontrent le manque de consensus face à une réforme de l’immigration)[34]. De plus, il est  trop tôt pour affirmer avec quelconque autorité, en dehors d’une hausse potentielle des demandeurs.ses d’asile haïtiens.nes venu.es des États-Unis, l’impact réel de ces développements sur le Canada. La lecture du livre de Sean Mills nous permet néanmoins de mieux historiciser les réflexions du président américain. Au-delà du Québec, Une place au soleil rappelle bien comment ces propos affectés de mépris pour les Haïtiens.nes ne représentent en rien des paroles démunies de sens symbolique, mais s’avèrent plutôt le fruit d’une manière de comprendre Haïti bien ancrée dans la pensée occidentale depuis plus de deux siècles.

L’analyse de Mills qui suit une trame à la fois géographique et chronologique se poursuit  jusqu’aux abords des années 1990. Les chapitres six et sept explorent les « nouvelles » formes de discrimination désormais contingentes du quotidien haïtien au Québec et aussi le succès inattendu du romancier Dany Laferrière, devenu la coqueluche du milieu littéraire québécois. Ici, Mills traite des années 1980 où réfléchir sur Haïti et ses ressortissants.es se situait sous un emblème dichotomique, très peu différent de celui qui semble guider  les pensées du président américain actuel. En effet, si à la fin du vingtième siècle, la représentation de la société sœur comme une nation francophone et catholique ne disparut pas dans son intégralité, cette vision fut sérieusement contestée. L’image qu’évoquaient les migrants.es haïtiens.nes n’était généralement plus celle d’écrivains.es, de professeurs.es et de professionnels.les, mais celle de travailleurs.ses domestiques, d’ouvriers.ères peu qualifiés et de chauffeurs de taxi. L’expérience du racisme, l’exploitation économique et le sentiment de marginalisation qui accompagnaient le quotidien de nombreux.ses Haïtiens.nes promurent toutefois la création d’un terrain fertile pour le militantisme et l’exploration artistique. En privilégiant des archives contenues dans de nombreux centres communautaires haïtiens de la région montréalaise, Mills réfléchit à différents lieux de production du savoir. Dans le sixième chapitre, il pose son regard sur le militantisme féministe d’activistes de la Maison d’Haïti et sur la mobilisation de chauffeurs de taxi haïtiens au début des années 1980. Particulièrement dans le cas des chauffeurs de taxi, Mills fait référence à leurs entreprises pour dénoncer l’exploitation, l’exclusion et les formes de discrimination dont ils étaient victimes en mettant de l’avant un corpus produit par ces mêmes acteurs. Lorsqu’en février 1982, Transports Canada émit une nouvelle régulation forçant les chauffeurs de taxi à débourser un montant additionnel pour desservir l’Aéroport Dorval, les chauffeurs de taxis haïtiens y virent une tentative de circonscrire leur accès à ce marché[35]. La même année, tandis que SOS Taxi mettait vingt chauffeurs noirs à la porte, citant pour cause la difficulté de faire compétition aux autres compagnies employant majoritairement des conducteurs blancs, les chauffeurs de taxis haïtiens interprétèrent cette mesure comme discriminatoire. Loin d’accepter la place qui leur était reléguée, les chauffeurs de taxi choisirent plutôt la voie de l’organisation civique. En 1982, L’Association haïtienne des Travailleurs du Taxi (AHTT) vit le jour. Née dans le feu de l’action, cette association soumit, en 1983, un mémoire à la Commission des droits de la personne pour présenter sa lecture de l’étendue du problème[36]. D’autres organisations parallèles telles que le Collectif des chauffeurs de taxi noirs du centre-ville prirent aussi forme[37]. Les archives de cette organisation démontrent que, pour ces chauffeurs de taxi, l’enjeu dont il était question dépassait de loin les frontières de leur industrie. Bien au contraire, ces manifestations de racisme, bien qu’à première vue anodines, étaient en fait une conséquence logique de l’impérialisme occidental[38]. En plus de rejeter cette tendance à imaginer le savoir comme centré uniquement dans les cercles intellectuels « classiques », les membres du Collectif des chauffeurs de taxi noirs du centre-ville articulèrent une pensée distincte en positionnant leurs nombreuses dénonciations dans une perspective de longue durée. À travers le lancement de leur propre revue scientifique, Le Collectif, ils situèrent la montée du racisme dans cette industrie par le biais d’un exposé sur l’intolérance et la xénophobie[39]. Racontant de manière tangible les difficultés associées à la migration et l’intégration, ils décloisonnèrent leur vécu d’un cadre géopolitique purement québécois et placèrent plutôt leur critique dans un discours postcolonial. Selon l’avis de ces chauffeurs, puisque les préjugés contre les personnes d’ascendances africaines semblaient s’avérer un enjeu à l’échelle mondiale, le problème des chauffeurs de taxi à Montréal ne pouvait pas être dissocié de celui des Noirs.es en Afrique du Sud[40]. En effet, cette discrimination en fin de vingtième siècle n’était qu’une séquelle de la domination de l’Europe sur le reste du monde. Cette vision subalterne de l’ampleur que prit cette crise dans l’industrie du taxi est mise de l’avant tout au long du chapitre. Par son intervention, Mills réussit à réintroduire (ou à introduire pour la première fois) un savoir autre, marginalisé et oublié produit par des individus n’appartenant pas à l’élite haïtienne traditionnelle.

Mêlant analyse sociale, culturelle et littéraire dans son dernier chapitre, Mills se concentre sur l’ascension singulière de l’écrivain Dany Laferrière dans les années 1980 et 1990. Si le chapitre semble par moments exister hors du cadre plus sociopolitique établi dans le reste du livre, Mills y interroge tout de même comment Laferrière, notamment par l’entremise de son roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), proposa un nouveau regard sur le Québec à travers les yeux et la plume d’un écrivain se situant à l’intersection de diverses identités. Le titre provocateur annonçait un ouvrage qui traiterait sans artifices de relations interculturelles et de sexualité. Pour Mills, Laferrière réussit avec justesse à discuter des transformations profondes au Québec s’opérant depuis deux décennies. Les changements dans les politiques migratoires canadiennes depuis les années 1960 avaient promu l’arrivée d’immigrants.es non-blancs.hes dans la province[41]. Les migrants.es noirs.es, souvent reçus avec une certaine méfiance et anxiété étaient la proie de discours décrétant la sexualité noire comme étant déviant[42]e. Les hommes noirs en particulier représentaient des prédateurs potentiels. Leur sexualité atypique s’écartant supposément des mœurs occidentales était douteuse tant elle remettait en question l’ordre établi. En ressuscitant le vieil archétype de la femme blanche virginale menacée de tous côtés par le laxisme sexuel des hommes noirs, on pouvait mieux justifier cette aberration, voire même cette peur, de l’homme noir et les conséquences de sa sexualité pour le maintien d’une organisation sociale cohérente[43]. Les premiers chapitres de ce livre traitent d’ailleurs du rôle des missionnaires canadiens-français dans l’élaboration d’un discours scrutant la sexualité noire. Ici, Mills veut surtout illustrer comment Laferrière, à travers plusieurs tours littéraires, démontre que le Québec a joué un rôle dans l’édifice de cette conceptualisation d’une sexualité noire fondamentalement différente, primitive et menaçante pour la femme blanche,  dont la moralité était le pilier pour la survie de la société. Il était également question de comprendre comment le principe de cette sexualité vue presque comme animale était en fait une construction sociale. Pour Mills, malgré l’accueil mixte de l’ouvrage, ce qui demeure signifiant est que Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer capture une conjoncture importante dans l’histoire du Québec, dans sa perception de la sexualité et dans les limites généralement imposées aux écrivains. Ce chapitre sera susceptible de plaire à ceux et celles pour qui l’avènement du personnage de Dany Laferrière demeure encore un mystère. Il piquera également la curiosité des lecteurs.rices qui souhaiteraient trouver plus d’ouvrages questionnant la sexualité et les corps racisés, particulièrement dans un contexte québécois.

En définitive, Une place au soleil propose un regard sur plus de cinquante ans de relation entre le Québec et Haïti. On y retrouve de nombreux noms familiers et d’autres plus inédits. Si l’on peut par moments reprocher à Mills une trop grande insistance sur les divisions entre Haïtiens.nes francophones et créolophones qui ne témoigne pas toujours de la complexité du fait linguistique au sein de cette communauté et que ses discussions sur l’immigration sont souvent imprégnées d’une certaine vision du multiculturalisme, le livre demeure un outil qui, au fil des années, s’imposera certainement comme indispensable autant pour parler du Québec depuis la Révolution tranquille que de la communauté haïtiano-québécoise.


Pour en savoir plus

COMITÉ DE RÉDACTION. « Let the Haitians Stay ». The New York Times, (2017, 19 novembre). [En ligne] https://www.nytimes.com/2017/11/19/opinion/haiti-temporary-status.html

DAWSEY, Josh. « Trump derides protections for immigrants from ‘shithole’ countries ». The New York Times, (12 janvier 2018). [En ligne] https://www.washingtonpost.com/politics/trump-attacks-protections-for-immigrants-from-shithole-countries-in-oval-office-meeting/2018/01/11/bfc0725c-f711-11e7-91af-31ac729add94_story.html?utm_term=.0037799a19ea

HIRSCHFELD DAVIS, Julie. « Stoking Fears, Trump Defied Bureaucracy to advance Immigration Agenda ». The New York Times, (23 décembre2017). [En ligne] https://www.nytimes.com/2017/12/23/us/politics/trump-immigration.html?_r=1

JORDAN, Miriam. « Trump Administration Ends Temporary Protection for Haitians ». The New York Times, (20 novembre2017). [En ligne] https://www.nytimes.com/2017/11/20/us/haitians-temporary-status.html

KASSAM, Ashifa. « Trudeau forced to backtrack on open invitation to refugees ». The Guardian, (25 août 2017). [En ligne] https://www.theguardian.com/world/2017/aug/25/justin-trudeau-forced-to-backtrack-on-open-invitation-to-refugees

MAZEIN, Elodie. « Tractations sur l’immigration: contexte empoisonné aux États-Unis ». La Presse, (12 janvier2018), [En ligne] http://www.lapresse.ca/international/etats-unis/201801/14/01-5149956-tractations-sur-limmigration-contexte-empoisonne-aux-etats-unis.php

MILLS Sean. The Empire Within: Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal. Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 302 pages

MILLS, Sean. « Quebec, Haiti, and the Deportation Crisis of 1974 », The Canadian Historical Review, vol. 94, no 3, (septembre 2013), p. 405-35.

MILLS, Sean. Une place au soleil : Haïti, les Haïtiens et la refondation du Québec, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2016, 369 p.

STEVENSON, Verity. « Misleading social media messages entice Haitian asylum seekers to come to Canada ». CBC News, (5 août 2017). [En ligne] http://www.cbc.ca/news/canada/montreal/misleading-information-haitian-asylum-seekers-1.4235565.


[1] Dans le but de poser un regard sérieux sur l’état de la langue française au Canada et d’en faire la promotion, un premier Congrès de la langue française, mis de l’avant par la Société du parler français au Canada, s’était tenu à l’Université Laval à Québec en 1912. Un quart de siècle plus tard, l’initiative est relancée sous l’emblème de « L’esprit français au Canada, dans notre langue, dans nos lois, dans nos mœurs. » Malgré son thème générique, ce deuxième congrès a une portée internationale et attire des délégués de la Belgique, la France et d’Haïti. Voir Denis Racine, « Le deuxième congrès de la langue française en 1937 », Cap-aux-Diamants, no 122 (été 2015), p. 35-36.

[2] Sean Mills. Une place au soleil : Haïti, les Haïtiens et la refondation du Québec, Traduction d’Hélène Paré, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2016, 51 p.

[3] Ibid., p. 44.

[4] Ibid., p. 54.

[5] Ibid., p. 32.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 33.

[8] Ibid., p. 72.

[9] Ibid., p. 80.

[10] Ibid., p. 83.

[11] Ibid., p. 91.

[12] Ibid., p. 95.

[13] Sean Mills, The Empire Within: Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010. Voir aussi la traduction française de l’ouvrage, Sean Mills. Contester l’empire : Pensée postcoloniale et militantisme, Traduction d’Hélène Paré, Montréal, Éditions Hurtubise, 2011.

[14] Mills, Une place au soleil, p. 111.

[15] Ibid., p. 121.

[16] Ibid., p. 150.

[17] Ibid., p. 172.

[18] Ibid., p. 170.

[19] Ibid., p. 166.

[20] Sean Mills, « Quebec, Haiti, and the Deportation Crisis of 1974 », The Canadian Historical Review, vol. 94, no 3 (septembre 2013), p. 405-35.

[21] Mills, Une place au soleil, p. 192-193.

[22] Ibid., p. 197.

[23] Ibid., p. 198.

[24] Ibid., p. 217.

[25] Ibid., p. 222.

[26] Certains furent en effet déportés en Haïti.

[27] Mills, Une place au soleil, p. 223.

[28] Ibid., p. 192.

[29] Ashifa Kassam (2017, 25 août), Trudeau forced to backtrack on open invitation to refugees [The Guardian], consulté le 16 octobre 2017, https://www.theguardian.com/world/2017/aug/25/justin-trudeau-forced-to-backtrack-on-open-invitation-to-refugees ;  voir aussi, Verity Stevenson (2017, 5 août), Misleading social media messages entice Haitian asylum seekers to come to Canada, [CBC News], consulté le 16 octobre 2017, http://www.cbc.ca/news/canada/montreal/misleading-information-haitian-asylum-seekers-1.4235565.

[30] Comité de rédaction (2017, 19 novembre), Let the Haitians Stay [The New York Times], consulté le 24 novembre 2017, https://www.nytimes.com/2017/11/19/opinion/haiti-temporary-status.html.

[31] Miriam Jordan (2017, 20 novembre), Trump Administration Ends Temporary Protection for Haitians [The New York Times], consulté le 24 novembre 2017, https://www.nytimes.com/2017/11/20/us/haitians-temporary-status.html.

[32] Julie Hirschfeld Davis (2017, 23 décembre), Stoking Fears, Trump Defied Bureaucracy to advance Immigration Agenda [The New York Times], consulté le 22 janvier 2018, https://www.nytimes.com/2017/12/23/us/politics/trump-immigration.html?_r=1.

[33] Josh Dawsey (2018, 12 janvier), Trump derides protections for immigrants from ‘shithole’ countries [The New York Times], consulté le 22 janvier 2018, https://www.washingtonpost.com/politics/trump-attacks-protections-for-immigrants-from-shithole-countries-in-oval-office-meeting/2018/01/11/bfc0725c-f711-11e7-91af-31ac729add94_story.html?utm_term=.0037799a19ea. En effet, le président américain aurait qualifié Haïti, le Salvador et les nombreux pays du contient Africains de « trou de merde. »

[34] Elodie Mazein (2018, 12 janvier), Tractations sur l’immigration: contexte empoisonné aux États-Unis [La Presse], consulté le 22 janvier 2018, http://www.lapresse.ca/international/etats-unis/201801/14/01-5149956-tractations-sur-limmigration-contexte-empoisonne-aux-etats-unis.php.

[35] Mills, Une place au soleil, p. 254.

[36] Ibid., p. 255.

[37] Ibid., p. 260.

[38] Ibid., p. 258.

[39] Ibid., p. 260.

[40] Ibid., p. 264.

[41] Ibid., p. 280.

[42] Ibid., p. 280-281.

[43] Ibid., p. 283.