Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

Le patronage dans la magistrature : une pratique aux fondements historiques ancrés

Valérie Lapointe-Gagnon

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Que reste-t-il de «la Patente»?

André Laurendeau, journaliste au Devoir.

Il y a des jours où le hasard joue bien ses cartes. Les audiences de la Commission Bastarache sur le processus de nomination des juges viennent à peine de se conclure qu’en me plongeant dans l’analyse de mes sources pour ma thèse, je tombe sur un article écrit par André Laurendeau dans l’Action nationale en 1962, article intitulé « Le Palais sera-t-il le dernier rempart du patronage ? ».

La répétition de l’histoire est ici trop belle pour la passer sous silence. Intellectuel engagé, homme d’action et journaliste, André Laurendeau fut, pour reprendre les termes employés par le sociologue Fernand Dumont, « le meilleur témoin de nous-mêmes ». Tourmenté, préoccupé par le sort de la Cité, il investit de multiples tribunes (le Bloc populaire, l’Action nationale, le Devoir, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme) pour dénoncer les injustices. En juillet 1962, c’est au patronage qui gouverne le processus de nomination des juges qu’il s’attaque et ses mots ne peuvent que faire écho à la situation actuelle. Pour faire un bref survol historique de la situation, il faut rappeler qu’en 1962, l’indépendance du système judiciaire est alors fortement contestée. C’est également à cette époque qu’est mise en branle la Commission Salvas, dont le rapport mit en lumière le favoritisme dans l’octroi des contrats gouvernementaux sous le règne de l’Union nationale.

Voici, pour illustrer mon propos, quelques extraits de l’article signé par Laurendeau :

« On se demande parfois d’où vient le patronage, et pourquoi il a au Canada français de si profondes racines. Ni les historiens ni les sociologues ne l’ont encore expliqué de façon satisfaisante, et je ne me hasarderai pas à proposer hâtivement une réponse. J’ignore quelle est sa cause spécifique – sinon l’universel égoïsme  – ; mais je crois savoir pourquoi il dure.

C’est que nous le souffrons, nous le tolérons, nous le dénonçons du bout des lèvres, personne ne le pourchasse jusque dans ses retranchements, jusque dans ses manifestations les plus élevées.

Nous acceptons que la magistrature soit livrée au patronage. Nous regardons comme normal que le Procureur général ou le ministre de la Justice choisissent leurs principaux collaborateurs parmi les partisans notoires.

[…]

J’ai écrit plus haut que la magistrature est livrée au patronage. Je ne veux pas dire que les juges exercent un patronage; je constate que la plupart d’entre eux n’ont pas été nommés seulement à cause de leur valeur personnelle, de leur science et de leur expérience juridiques : il a fallu qu’ils soient en outre des membres reconnus du parti au pouvoir.

[…]

Tant mieux si un système exécrable a permis de réunir une magistrature intègre et compétente. Au reste, à nos yeux, la politique n’est pas une tare […]. L’anormal, c’est qu’il faille presque toujours avoir été libéral pour être nommé juge sous un gouvernement libéral, anormal qu’il faille presque toujours avoir été conservateur ou Union nationale pour être nommé juge sous un gouvernement conservateur de l’Union nationale. C’est en cela que se reconnaît le « patronage ». »

Jusqu’à quel point la situation actuelle se rattache-t-elle à celle décrite par André Laurendeau ? Ça sera au commissaire Michel Bastarache d’en juger, bien qu’il ait déjà admis que le système de nomination des juges était perfectible.

La différence avec la situation décrite par André Laurendeau, c’est qu’en 2010, la majorité des citoyens, comme en témoignent les sondages, ne semble plus accepter que la magistrature soit potentiellement livrée au patronage. C’est pourquoi j’espère vivement qu’au moment d’écrire son rapport, le commissaire Bastarache tirera enseignement des propos d’André Laurendeau écrits quelque cinquante ans plus tôt :

« C’est pourquoi l’intransigeance s’impose. Du magistrat au petit fonctionnaire, on doit s’attendre que la compétence l’emporte. On doit cultiver en soi la faculté de s’étonner et de se scandaliser quand elle est outrageusement mise de côté, et quand le parti, la faction ou le groupe manifestent leur emprise sur l’État. »

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Appel à communications (Artefact)

  1. Simon Jolivet

    Oui, les propos de Laurendeau, même s’ils datent de 1962, sont éclairants pour juger de la certaine aisance actuelle à retomber dans le favoritisme partisan. Est-ce que le favoritisme et la corruption ne sont que des tares inévitables, se pointant sans cesse lorsque des êtres humains possèdent ou exercent un certain pouvoir? Il est difficile d’y répondre. Par contre, il existe une différence qui m’apparaît certaine entre 1962 et 2010. Et cela concerne la réaction des citoyens-voteurs. Si en 1962, cette soi-disant « tare inévitable » de la corruption et du favoritisme était souvent contestée par les électeurs/électrices qui croyaient pouvoir « changer les choses », il semble qu’aujourd’hui, vu le cynisme ambiant de la population à l’égard de la politique et des politiciens, très peu de gens ne veuillent même protester ou manifester leur mécontentement. L’indifférence et je dirais même l’absence de colère chez une grande partie de la population (et je m’inclus là-dedans) laissent le beau jeu aux politiciens et aux promoteurs, lobbyistes, etc., et surtout à ceux qui sont mal intentionnés. Il faudrait peut-être se questionner aussi sur cette apathie citoyenne qui me semble parfois assez grande au Québec.

  2. Alex T.

    Sans conteste, il s’agit là d’une trouvaille des plus opportunes dans les circonstances, où les parallèles à faire entre le passé et le présent sont légion.

    Comme le souligne avec justesse l’auteure, l’histoire se répète… Mais qu’est-ce qui se répète, au juste?

    Serait-ce les odeurs âcres de la corruption, du patronage qui, à 50 ans d’intervalles, semblent se reproduire en 2010 là où elles sévissaient en 1962?

    Ou ne serait-ce pas plutôt les mêmes craintes, les mêmes appréhensions qui semblent, aujourd’hui, comme hier, animer les esprits et les discussions?

    Ce serait cela, plus encore, qui me saute aux yeux à la lecture de ces quelques extraits où transparaissent tout à la fois la verve et l’engagement d’André Laurendeau.

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