Compte rendu de : Denyse Baillargeon, Repenser la nation. L’histoire du suffrage féminin au Québec, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2019, 235 p.

Publié le 29 octobre 2019
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catégorisé, N. (2019). Compte rendu de : Denyse Baillargeon, Repenser la nation. L’histoire du suffrage féminin au Québec, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2019, 235 p.. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=9823

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Par Johanne Daigle, professeure au Département des sciences historiques de l’Université Laval

Illustration de Marie-Claude Lepiez.
Couverture: Les éditions du remue-ménage

Remarquablement documenté, cet ouvrage de petit format doté d’une belle teinte mauve en couverture représente une étude substantielle d’un segment phare de l’histoire des femmes au Québec : la difficile « conquête » du suffrage obtenu en 1940 pour la majorité des femmes au palier provincial et dans cette foulée, de l’éligibilité. Cette publication relève le défi d’offrir « la synthèse la plus complète à ce jour sur cette question », tel qu’annoncé en quatrième de couverture.

L’étude québécoise se greffe au projet plus vaste de Veronica Strong-Boag, pionnière dans le champ de l’histoire des femmes, de produire une série d’ouvrages sur l’histoire du suffrage féminin au Canada. Dans cette foulée, l’ouvrage de Denyse Baillargeon, connue principalement pour ses travaux sur l’histoire des ménagères et celle de la maternité, présente bien davantage que le parcours d’une lutte tumultueuse qui se déroule à plus de vingt ans d’écart de celles des autres provinces et territoires. Racontée à partir d’une division chronologique en cinq chapitres, cette histoire nous plonge au temps de l’Acte constitutionnel de 1791, marquant les débuts du parlementarisme et la possibilité pour certaines femmes de voter. Il nous amène jusqu’en 2018, aux portes de l’actualité, en soulignant la parité de représentation des femmes dans le cabinet du premier ministre François Legault.

Entre ces deux moments phares, l’historienne a choisi de considérer d’autres droits de nature juridique, économique ou sociale conquis et parfois perdus, comme le douaire. Le suffrage devient ici « le point d’ancrage d’un ensemble de droits individuels et collectifs que l’on associe de nos jours aux droits de la personne » (p. 10). Choix judicieux, qui élargit substantiellement la perspective, considérant par exemple la prise en compte de l’action sociale des femmes dans une visée citoyenne et ce, en dépit de l’obtention tardive du suffrage. En cela, le Québec se compare davantage aux pays de tradition catholique européens (France, Italie, Belgique) qu’aux autres provinces et territoires canadiens de tradition anglo-saxonne. La synthèse s’attarde également aux positions de femmes s’étant prononcées contre le suffrage féminin, en particulier celles de groupes de milieux ruraux d’abord vouées à leur famille et refusant d’être associées à ce monde masculin aux mœurs dégradées. Le choix d’inclure en quelques pages neuves la situation des femmes autochtones maintenues dans le système colonialiste des réserves du gouvernement fédéral s’imposait au premier chef. L’état de dépendance et la déstructuration des rapports de genre au sein des communautés qui en résultent, comme le relate l’auteure, expliquent bien plus justement la situation que la prétendue indifférence trop souvent prêtée aux femmes des Premières Nations quant au droit de suffrage qui ne leur fut accordé au palier fédéral qu’en 1960.

À la suite d’une substantielle introduction qui trace un bilan de la production scientifique sur le sujet – choix assez rare dans un ouvrage de synthèse – et qui précise les cadres référentiels retenus, le premier chapitre intitulé « Pionnières du suffrage (1791-1949) » rappelle brièvement l’organisation politique des sociétés iroquoïennes[1] au regard de la place des femmes et considère l’Acte constitutionnel de 1791, les Rébellions de 1837-1838 et la question du douaire. Il montre en substance que la perte de certains droits témoigne d’une reconfiguration des rapports de genre dans la foulée de l’implantation d’une société capitaliste libérale. « […] l’assimilation des femmes à la domesticité et à la maternité va profondément imprégner les esprits … et venir hanter le mouvement féministe quand, au tournant du XXe siècle, il va réclamer le droit au suffrage » (p. 52). Le second chapitre, « Donner une voix aux femmes (1880-1910) », se situe une trentaine d’années plus tard avec l’émergence du mouvement des femmes. Il rappelle avec justesse l’important engagement de ces dernières dans des œuvres caritatives et la nouvelle conception de l’action sociale féminine inspirée du renouveau religieux, tant protestant que catholique. Cette forme d’engagement renouvelée et les besoins décuplés des masses populaires urbaines constituent au Québec l’un des principaux ferments du suffragisme. Le troisième chapitre, « Élargir la lutte (1910-1926) », décrit explicitement ce combat pour le suffrage à travers les associations, dont la Montreal Suffrage Association et le Comité provincial pour le suffrage féminin, révélant les fortes résistances des ténors nationalistes canadiens-français, en particulier celles du journaliste Henri Bourassa. Le suffrage féminin met en cause, selon l’auteure, « leur ethnicité et leur virilité, fondements de leur identité pour lesquels ils se battront avec la dernière énergie » (p. 124).

Le quatrième chapitre « Patience et longueur de temps… (1926-1940) » s’attarde à ces nouvelles associations et stratégies au cœur de la lutte pour le suffrage. Les militantes se rendent au Parlement provincial à 14 reprises (les fameux « pèlerinages » à Québec, de 1927 à 1940) lorsqu’est présenté pour discussion en Chambre le projet de loi sur le suffrage féminin. Avec cette « seconde génération » de militantes suffragistes – Idola Saint-Jean et Thérèse Casgrain prenant le relais de Marie Lacoste-Gérin-Lajoie et de Joséphine Marchand-Dandurand – on perçoit une évolution dans l’argumentaire des militantes « qui conjuguent généralement égalité des droits et différence des sexes » (p. 147). Le cinquième et dernier chapitre, « Le vote, et après? », rappelle qu’en 1940, les Autochtones « inscrits » et les Inuit ne peuvent pas encore voter, ni les personnes d’origine asiatique. L’auteure expose de manière éclairante la situation des femmes autochtones. Elle s’attarde ensuite sur la place des femmes en politique – leur participation au vote et leur propension à se porter candidates –, en relatant l’élection de Marie-Claire Kirkland en 1961 et celles, plus récentes, de Pauline Marois qui fut pour un temps première ministre du Québec et de Françoise David. Elle s’intéresse encore à la place des femmes dans divers contextes allant de l’adoption des chartes des droits aux deux référendums sur l’avenir national du Québec. Si la diversité de vues s’en dégage, l’historienne présente également plusieurs moments où les inégalités vécues en tant que femmes unissent les députées.

Quelques prémisses interprétatives traversent l’ouvrage, dont l’idéologie des sphères de vie séparées et la question nationale qui s’observeraient dans les débats jusqu’au milieu du XXe siècle (p. 20). L’influence de la première question est fort bien illustrée dans le propos au regard de l’expérience maternelle structurante dans la vie de la majorité des femmes. L’argumentaire nationaliste aurait pu être plus finement observé depuis la Révolution tranquille à partir de travaux montrant les difficiles arrimages entre féminisme et nationalisme, dont ceux de Diane Lamoureux et de Micheline Dumont. Si ces prismes servent au mieux le propos, la question du maternalisme, une notion forgée au début des années 1990 pour qualifier les arguments largement répandus dans les rangs des militantes féministes pour légitimer l’obtention de droits civiques et politiques par les attributs maternels des femmes, mériterait à notre avis d’être revue. Largement utilisée dans les travaux antérieurs de l’auteure, cette notion recèle plusieurs ambiguïtés dont témoigne par ailleurs le bilan des études en introduction. Dans un contexte très réfractaire aux droits des femmes, plusieurs études historiques ont montré comment les militantes avaient stratégiquement soutenu que leurs responsabilités en tant que mères leur conféraient l’autorité d’agir dans la société. Quant aux conceptions réellement partagées par des militantes féministes, la question que posait Mary Wollstonecraft, auteure féministe anglaise, dès la fin du XVIIIe siècle, à savoir : « Comment être à la fois mère et citoyenne? » (p. 52), nous paraît plus pertinente que de se demander en conclusion du présent ouvrage : « Les femmes ont-elles changé la politique? Ou la politique s’est-elle chargée de changer les femmes? », (p. 212). Comme le donne à penser la réponse mi-figue mi-raisin, la maternité reste une expérience spécifique, à l’instar d’autres formes de discrimination que vivent nombre de femmes, que l’on ne peut embrigader dans une idéologie, fut-elle qualifiée de maternaliste.

 Dans l’ensemble, les qualités de cet ouvrage sont nombreuses. Il en est ainsi des propos signifiants placés en exergue qui rapportent des paroles éloquentes de suffragistes, parfois d’opposants, qui rappellent l’âpreté des débats sur cette question mais aussi sur d’autres enjeux liés aux droits des femmes. Les propos choisis sont particulièrement savoureux. Placée en tout début de l’ouvrage, la remarque d’Idola Saint-Jean, s’adressant à Mme Hernance Roy dans une lettre datée du 25 novembre 1935, nous interpelle particulièrement : « [Q]uand s’écrira l’histoire du suffrage, le rôle joué par nos politiciens fera triste figure à côté de celui des femmes qu’ils ont insultées » (p. 9). Celle de Thérèse Casgrain, s’adressant aux femmes libérales lors de leur congrès à Ottawa en 1928, est également fort instructive quant à la vision irrationnelle des opposants au suffrage féminin: « Le droit de participer aux activités nationales […] n’est pas plus incompatible avec notre sexe, nos devoirs ou nos responsabilités que ne le sont par exemple l’obligation de payer notre impôt sur le revenu ou celle de nous conformer aux lois. […] Prétendre que la femme qui vote soit une anormale, dépasse un peu les bornes » (p. 125).

Autre apport significatif, le souci de tracer le profil de plusieurs militantes influentes, par l’utilisation d’encadrés, ajoute à la connaissance de femmes pour certaines déjà familières, francophones et anglophones, à commencer par Julie Bruneau Papineau, Hortense Globensky, Ishbel Aberdeen, Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, Idola Saint-Jean, Marie-Claire Kirkland-Casgrain, Pauline Marois et Françoise David. D’autres profils de femmes, peut-être moins connues des francophones, viennent enrichir la traditionnelle galerie de portraits dans l’histoire du suffrage féminin, dont Carrie Mathilda Derick, Octavia Grace Ritchie England, et des militantes issues de l’histoire plus récente comme Florence Fernet-Martel, Irène Joly et la militante de Kahnawake Mary Two-Axe Earley. Cette dernière réunissait une trentaine de femmes mohawks pour soumettre un mémoire à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada afin de dénoncer l’injustice selon laquelle une femme autochtone épousant un non-autochtone perdait son statut d’« Indienne » au sens de la loi. Elle fondait en 1968 l’Equal Rights for Indian Women. Une loi inique qui ne sera modifiée qu’après maints épisodes de lutte en 1985. Cette galerie de portraits de militantes réunis dans l’ouvrage nous instruit sur l’ampleur, la diversité et la durée des luttes menées par des femmes de provenance plus variée que ne le laissait supposer les études antérieures.

Mentionnons enfin l’ampleur de la recherche réalisée pour cet ouvrage et l’érudition de son auteure sur l’histoire des femmes en général. L’histoire du suffrage ici racontée puise à de multiples sources. En plus des nombreuses études sur le Québec et le Canada, l’auteure s’inspire d’une documentation générale sur l’histoire du monde, en insistant sur les cas de la France et de l’Irlande. Elle a pu procéder à l’inclusion de recherches complémentaires dans les archives des associations suffragistes, dans le dépouillement des débats parlementaires reconstitués de l’Assemblée législative du Québec, dans la mise à profit de périodiques en ligne – avec la fonction de recherche thématique – en provenance du site de Bibliothèques et archives nationales du Québec (BAnQ), pour ne nommer que les principaux apports. Cet ouvrage, de remarquable facture, offre une synthèse aussi utile qu’instructive sur l’histoire des droits des femmes au Québec.


[1] Le terme utilisé par les nations concernées est Haudenosaunee.