La langue des signes québécoise: Langue populaire et enjeux ordinaires

Publié le 25 septembre 2018

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Buisson, A. et catégorisé, N. (2018). La langue des signes québécoise: Langue populaire et enjeux ordinaires. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=8525

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Buisson Anne-Marie et Non catégorisé. "La langue des signes québécoise: Langue populaire et enjeux ordinaires." Histoire Engagée, 2018. https://histoireengagee.ca/?p=8525.
Par Anne-Marie Buisson, membre étudiante du Centre d’histoire des régulations sociales[1]
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Désormais, nous avons cessé de nous laisser modeler. Nous sommes Sourds et avons conscience de cette différence. Nous sommes nous-mêmes. Oui, nous avons cessé de faire semblant d’entendre
– Raymond Dewar[2]

Le 21 août dernier, Québec Solidaire annonçait qu’il s’engageait à reconnaitre le statut officiel des langues signées utilisées au Québec, l’American Sign Language (ASL) et la langue des signes québécoise (LSQ). Pour la première fois au Québec, la reconnaissance des langues des signes est intégrée au programme politique d’un parti qui fait de l’inclusion et de l’accessibilité des enjeux électoraux. Il n’en fallait pas moins pour que le chroniqueur du Journal de Montréal, Richard Martineau, tourne cette annonce en dérision, et ce, en ridiculisant tout simplement l’importance de la reconnaissance de la LSQ sur les réseaux sociaux. Outre l’ignorance crasse et le mépris que Martineau expose sans retenue envers les revendications des groupes minoritaires en général, ce sont surtout les commentaires méprisants des internautes devant un tel projet qui ont retenu notre attention.

Institution des Sourdes-Muettes 3725, rue St-Denis, Montréal, P.Q. (Crédit :Darois et Steben,1943/BANQ-numérique)

Si les langues des signes sont étudiées par les linguistes depuis les années 1960, l’histoire et la culture Sourde[3] sont des objets d’études encore récents. Au Québec, depuis le début des années 1990, elles retiennent l’attention de nombreux sociologues, d’anthropologues et d’historien-ne-s et ont fait l’objet de bon nombre d’ouvrages, de documentaires et même d’expositions. Pourtant, cette communauté est encore invisibilisée et ses revendications restent toujours sans grand écho, et ce, même si les premières associations canadiennes de personnes sourdes[4] ont vu le jour vers la fin du XIXe siècle.­­ L’étude de ces associations reste difficile, notamment à cause de la rareté des sources. Les documents témoignant de leur développement ont été en majeure partie détruits ou perdus. Reste les traces conservées par certaines institutions charitables de l’époque ainsi que les sources orales. De plus en plus en plus exploitées, ces dernières permettent d’intégrer à l’histoire culturelle et institutionnelle des Sourd-e-s du Québec une histoire sociale qui fait ressortir la spécificité de la communauté Sourde québécoise. Le et la Sourd-e deviennent ce faisant des acteurs sociaux qui s’organisent devant les inégalités et les oppressions auxquelles ils et elles font face dans leurs rapports avec les classes dominantes de la société audiocentriste.

La reconnaissance officielle des langues signées est l’une des principales revendications portées par les groupes de personnes sourdes et malentendantes à travers le monde. Au Québec, la reconnaissance officielle de la LSQ est évoquée lors du premier Sommet sur la déficience auditive de 1986 et est au centre des revendications portées par ces associations depuis. Il s’agit d’éliminer les obstacles limitant la participation sociale des gens ayant une déficience auditive, obstacles qui provoquent des situations handicapantes. Directement liée au droit à l’éducation, à l’information et à la liberté d’expression, la reconnaissance officielle de la LSQ s’inscrit également dans la lutte beaucoup plus large de la reconnaissance d’une communauté sourde, spécifiquement québécoise et pleinement citoyenne. La LSQ, qui diffère de l’ASL (langue des signes américaine), de la LSF (langue des signes française) et de la langue française, est une langue à part entière telle que l’ont démontré Colette Dubuisson et Marie Nadeau en 1993[5]. Évidemment, cette reconnaissance de la LSQ vise aussi à faciliter l’accès des personnes sourdes à une éducation bilingue, où l’enseignement du français écrit se fait en langue des signes. Contrairement à l’idée répandue, la langue des signes n’est ni un transfert linéaire de mots d’une langue à un mime ni un « langage de Sourd-Muet ». C’est bel et bien une clé d’accès à la langue française, un outil de communication et un marqueur identitaire.

Identités sourdes et LSQ

Les communautés religieuses ont joué un rôle important dans la construction de la communauté Sourde québécoise. Du milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu des années 1970, les Clercs de Saint-Viateur et les Sœurs de la Providence ont accueilli des garçons et des filles sourdes de tout le Québec, mais aussi du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario et même de la Saskatchewan. La vie en communauté a favorisé la cohésion d’un groupe d’individus présentant la même particularité et partageant la même expérience pensionnaire. Une des spécificités de la culture sourde québécoise qui en a ressorti tient de l’originalité de sa langue qui trouve ses origines dans l’ASL et la LSF. En effet, les Clercs de Saint-Viateur avaient importé de France leurs méthodes d’enseignement et la LSF. Les Sœurs de la Providence, formées aux États-Unis, ont développé une langue beaucoup plus proche de l’ASL, en modifiant toutefois les signes qui se faisaient au niveau de la poitrine, qu’elles jugeaient indécents et non-convenables pour des jeunes filles catholiques. Les deux langues se sont homogénéisées afin de permettre la communication entre les hommes et les femmes sourd-e-s, mais aussi, plus banalement, pour faciliter la tenue des messes communes.

Les langues des signes ont permis le développement d’une culture sourde à travers diverses formes artistiques comme la poésie, le théâtre, l’humour et plus récemment le cinéma, la chanson et la danse, et ce, partout à travers le monde. Par exemple, l’International Visual Theater de Paris, un espace culturel qui regroupe un centre de formation, une maison d’édition et un théâtre, présente depuis plus de 40 ans près de 90 représentations par année, des créations originales bilingues, des pièces en LSF, en français signé ainsi que d’autres spectacles visuels. Autre exemple : à Buenos Aires se tenait du 21 au 23 septembre dernier le Festival Internacional de Cine Sordo de Argentina. La cinéaste Sourde québécoise Marie-Andrée Boivin y présentait son film « Femmes Sourdes, dites-moi… » qui lui a valu les honneurs d’une mention spéciale dans la catégorie « Meilleur long-métrage de l’année ».

La construction de l’identité Sourde s’exprime principalement à travers son fait linguistique. La sourditude[6] est le « parcours menant à la découverte et à l’affirmation de soi que les Sourd-e-s doivent parcourir dans une société dont les structures provoquent de multiples discriminations[7] ». Ainsi, il faut souligner à grands traits que les fonctions de la LSQ dépassent largement celle de la communication en permettant l’expression de « l’identité Sourde et de la cohésion du groupe[8] ». Le substantif « Sourd » avec le S majuscule réfère à la personne sourde qui utilise la langue des signes, qui s’identifie à la culture Sourde et qui considère la surdité comme l’élément déterminant de son identité propre plutôt que comme un handicap[9] qu’il faudrait à tout prix réparer.

Il existe plus d’une façon d’être sourd-e-s, de « penser sourd » et de s’approprier sa surdité. Les personnes sourdes de naissance, malentendantes, « implantées » ou devenues-sourdes ne font pas face aux mêmes obstacles, aux mêmes défis ni aux mêmes oppressions, dépendamment en plus qu’elles soient racisées, homosexuelles, transgenres, handicapées, etc. Malgré ces disparités d’expériences, on les regroupe le plus couramment en deux grandes catégories : les sourd-e-s gestuel-le-s, qui s’expriment presqu’exclusivement en langue des signes et qui sont majoritairement sourds de naissance ; et les oralistes, qui lisent sur les lèvres et qui s’expriment oralement. La LSQ est utilisée par des milliers de personnes au Québec issues des deux groupes, que ce soit dans un cadre familial, professionnel ou social. Pour plusieurs, elle est la seule langue grâce à laquelle est possible l’exercice des droits et libertés fondamentales[10].

Oralistes et gestuel-le-s opposent des visions distinctes de leur condition. Les oralistes prônent une reconnaissance de leur déficience et revendiquent le développement de tous les outils possibles pour faciliter leur intégration à la société incluant le recours aux technologies médicales et la pluralité des modes de communication. Les gestuel-le-s qui ont intégré la communauté (les Sourd-e-s) sont regroupés autour d’une figure identitaire qui fait abstraction le plus possible de leur déficience. Le débat gestuel-oraliste qui prévaut entre les deux groupes depuis plusieurs années gravite surtout autour de la médicalisation de la surdité et de la dénégation de l’identité Sourde par l’implantation et l’appareillage, et par l’apprentissage précoce de la lecture labiale chez l’enfant sourd, particulièrement quand cet apprentissage s’appuie sur un support gestuel autre que la LSQ. La position historique de la communauté à ce propos est claire, en ce qui a trait à la communication gestuelle, seule la LSQ doit être enseignée dans les écoles du Québec. Elle ne reconnait pas le pingin, le LPC, ni le français signé qui sont des modes de communication qui ont été adoptés dans les Commissions scolaires par des personnes entendantes. La frange la plus radicale va même considérer comme étant des traîtres les personnes sourdes de naissance qui ont été implantées même si elles signent de façon fluide et qu’elles partagent toujours les mêmes traits culturels. Le premier groupe est donc contraint par la déficience auditive alors que le second célèbre sa différence. Il nous importe toutefois de noter, comme l’a fait Marie-Andrée Boivin, que ce débat ne tient pas compte des diverses expériences de surdité que vivent l’ensemble des devenu-e-s sourd-es à l’âge adulte, des malentendant-e-s ou des implanté-e-s[11]. Cela dit, tous s’entendent sur l’importance de rendre accessible l’éducation bilingue et biculturelle aux prochaines générations d’enfants sourds afin qu’elles puissent acquérir un français de qualité tout en conservant la LSQ comme mode de communication et d’apprentissage et en s’imprégnant des cultures sourdes et entendantes. Ainsi, malgré leurs opinions divergentes, la reconnaissance officielle de la LSQ est une revendication que les deux groupes portent unanimement.

Éducation et oppressions linguistiques au Québec

L’histoire de la lutte pour la reconnaissance de la langue des signes trouve ses racines dans l’oppression qu’ont subi les sourd-e-s gestuel-le-s à la suite du Congrès de Milan. La proposition de Québec Solidaire, contrairement à ce que certain-e-s semblent penser, ne sort pas tout droit de la tête de ses candidat-e-s et s’inscrit dans la continuité d’un combat longuement mûri, mené par la communauté et ses allié-e-s. La méconnaissance de cette lutte en dehors de la communauté vient montrer la nécessité de donner une perspective historique à un combat dont les enjeux s’articulent autour de la participation sociale et de la pleine reconnaissance citoyenne des personnes sourdes.

Dans la province, la première école pour enfants sourds canadiens-français ouvre ses portes à Québec en 1831. À Montréal, avec l’appui de Monseigneur Bourget, les Clercs de Saint-Viateur fondent l’Institut des Sourds-Muets en 1848 et les Sœurs de la Providence l’Institut des Sourdes-Muettes de Montréal trois ans plus tard. Dès les années 1870, et malgré une utilisation encore importante de la langue des signes par les enseignant-e-s, la méthode oraliste commence à être préconisée. En Europe, au même moment, la langue des signes prend de plus en plus d’importance, comme mode de communication et comme marqueur identitaire. Son utilisation dans les classes d’enfants sourds finit par faire naître une franche opposition de la part des défenseurs de l’oralisme. Pour certains experts de l’époque, enseignants et pédagogues notamment, la langue des signes devient « une menace sociale ne pouvant que conduire à une déshumanisation progressive d’une partie de la population[12]».

En 1880 se tient à Milan le deuxième Congrès international sur l’éducation des Sourds. Cet événement est perçu comme étant le « marqueur historique » de la prise de conscience des Sourd-e-s comme d’un groupe social subissant collectivement l’oppression qu’engendre leur spécificité linguistique[13]. Sur les 225 personnes qui y participent, trois seulement sont sourdes. Fortement majoritaire, les partisans de l’oralisme préconisent l’entraînement à la parole et à la lecture labiale pour que les sourd-e-s s’expriment oralement. Ils présentent cette méthode comme le seul moyen d’intégrer les personnes sourdes à la société. Les recommandations qui sont présentées aux différents ministères vont en ce sens et sont bien reçues par la plupart des institutions en Occident, notamment celles de Montréal bien que la rupture y soit moins nette qu’en France ou qu’en Italie. Les institutions montréalaises interdisent quand même l’utilisation de la langue des signes, menacent d’isoler les élèves qui l’utilisent et congédient (ou rétrogradent) les enseignant-e-s sourd-e-s[14]. Elles réservent l’éducation gestuelle à celles et ceux considérés comme étant incapables de s’intégrer aux classes ordinaires, en d’autres mots, ceux perçus comme moins intelligents et moins doués. Malgré l’interdiction, la langue des signes prospère, évolue et se transmet, dans les dortoirs, dans les cours de récréation et jusqu’à l’extérieur des établissements. Il est d’ailleurs impossible, dans les pensionnats, de séparer totalement les gestuel-le-s des oralistes et d’empêcher les interactions entre ces deux groupes. Chez les Sœurs de la Providence, on tolère la langue des signes sur le site de l’institution, mais on l’interdit formellement quand il est question de sorties extérieures. En le forçant à parler malgré les difficultés que cela lui pose, on cherche à « normaliser » et à assimiler l’enfant sourd au sein de la société entendante plutôt que de lui offrir une instruction traditionnelle. La résolution première du Congrès de Milan réitère « l’incontestable supériorité de la parole sur les signes », une conception oppressive qui, comme le fait remarquer Véronique Leduc, est encore largement présente aujourd’hui[15].

Le Soleil, 4 janvier 2004, p. 1.

Ce n’est qu’au début des années 1960 que les travaux du linguiste William Stokoe viennent démontrer que l’ASL répond à tous les critères de validation d’une langue et qu’elle possède un lexique, une syntaxe, une phonologie et une morphologie qui lui sont propres[16]. On réfute alors l’hypothèse selon laquelle la langue des signes compromettrait le développement du langage chez les non-entendant-e-s. Parallèlement, au Québec, le domaine de l’éducation se modernise et passe des mains des communautés religieuses aux mains de l’État. On assiste alors à un changement majeur dans l’éducation des enfants ayant une déficience auditive. Comme la méthode oraliste n’avait pas suffi à enrayer les difficultés de communication et d’apprentissage éprouvées par les enfants sourds, les règles s’assouplissent et l’usage des signes fait tranquillement réapparition. Les institutions proposent alors l’approche dite de « communication totale » qui repose sur l’idée que les personnes sourdes devraient pouvoir s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux et qui se caractérise par l’inclusion de l’ensemble des méthodes et des moyens d’apprentissages. Progressivement, les enfants sourds de la province sont intégrés dans des classes régulières de l’école publique (parfois brutalement). Bien qu’on soit plus ouvert à la méthode gestuelle, c’est principalement le français signé qui est utilisé comme médium d’enseignement[17]. Ce n’est qu’à partir de 1980 que l’utilisation que la LSQ se généralise alors que la majorité des enfants sourds est intégrée dans des classes normales, où l’enseignement est médié par un interprète, limitant ainsi les interactions de l’enfant avec ses camarades entendant-e-s tout en excluant ses possibilités d’interactions avec ses pairs sourds, enfants, adultes ou enseignants[18]. Un premier dictionnaire de LSQ contenant 800 mots paraît en 1980 et les premiers manuels d’enseignement en 1982. À partir de 1990, un certificat en interprétation visuelle est offert à l’Université du Québec à Montréal et un second dictionnaire comptant 1700 mots voit le jour en 1995. En 1996 est créé le programme « communication et surdité » au Cégep du Vieux-Montréal. Entre-temps, plusieurs centres de services d’interprétation se développent dans la province.

La reconnaissance officielle des langues des signes : une lutte ni nouvelle, ni exclusive

La Suède fait office de pionnière en reconnaissant, en 1981, le statut officiel de la langue des signes dans sa Constitution. En 1988, le gouvernement du Manitoba, suivi de celui de l’Alberta en 1990, adopte une résolution, qui, bien qu’elle ne fasse pas force de loi, reconnait le caractère officiel de l’ASL. En 1993, l’Ontario fait un pas de plus et inscrit l’ASL et la LSQ dans sa Loi sur l’éducation[19]. En 2014, 54 pays à travers le monde mentionnaient une ou des langues signées dans leur législation dont une dizaine, principalement scandinaves et africains, l’ont fait directement dans leur Constitution[20]. Notons que le Canada, à l’instar de 150 autres pays, a ratifié en 2010 la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’Organisation des Nations unies (ONU) dans laquelle l’article 21, qui traite de liberté d’expression et de droit à l’information, invite les États signataires à reconnaitre et à favoriser l’utilisation des langues des signes[21]. L’article 24, qui concerne l’éducation, les invite à « [faciliter] l’apprentissage de la langue des signes et à faire la promotion de l’identité linguistique des personnes sourdes et [à veiller] à ce que les personnes aveugles, sourdes ou sourdes et aveugles – en particulier les enfants – reçoivent un enseignement dispensé dans la langue de leur choix et par le biais des modes et moyens de communication qui conviennent le mieux à chacun[22] ».

Le premier Sommet sur la déficience auditive de 1986 est un événement phare dans la reconnaissance de la communauté Sourde québécoise puisqu’il pose les bases des revendications communes aux diverses associations. Pendant trois jours, 600 personnes sourdes ainsi que des représentant-e-s d’associations de personnes sourdes ou malentendantes se réunissent au Centre Sheraton de Montréal afin de se définir comme communauté et de définir leurs besoins afin de prendre une place active dans la société québécoise. Pierre Vennat raconte l’immense logistique qu’a demandée l’organisation d’un tel événement : l’embauche de traducteur-trice-s français/anglais et anglais/français, d’interprètes gestuels et oralistes, un système infrarouge, des écrans géants permettant la transcription de l’ensemble des discussions, des interventions et des résolutions. Ces technologies, qui n’avaient jamais été utilisées dans aucun congrès, séminaire ou sommet socioéconomique, permirent à tous et toutes de se comprendre et de faire un bilan de la situation. Un tel déploiement montre bien les obstacles qui se dressent quant à l’accès aux exercices démocratiques pour les personnes sourdes.

En 1994, la Ligue des droits et liberté s’adresse à la Commission des droits de la personne afin d’obtenir son avis juridique concernant les droits qui sont reconnus aux personnes sourdes dans la Charte des droits et libertés de la personne et pose neuf questions relatives à l’adaptation des services gouvernementaux, à l’accommodement raisonnable en milieu de travail et aux droits collectifs de la communauté sourde. La Commission y répond par la publication en 1995 de la Charte des droits des personnes sourdes dans laquelle elle conclue qu’une reconnaissance juridique de la LSQ n’est pas nécessaire puisque que la Charte des droits et libertés reconnait le droit de l’utiliser sans discrimination afin de pallier son handicap[23]. Bien que cela confirme que tout acte de discrimination fondé sur son utilisation peut être soumis au processus de plaintes prévu à cet effet, cela n’améliore en rien les conditions d’apprentissage et de participation sociale des personnes sourdes.

En 2001, le Centre québécois de la déficience auditive et le Regroupement des organismes de Sourds du Québec présentent un mémoire devant la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec dans lequel ils demandent de reconnaitre officiellement la LSQ dans la Charte de la langue française. Puisqu’elle estime que cette reconnaissance permettrait l’emploi de la LSQ dans les écoles et faciliterait l’acquisition de la langue française, la Commission recommande dans son rapport final « Que le Gouvernement du Québec reconnaisse la langue des signes québécoise (LSQ) comme langue première des sourds du Québec et que le ministère de l’Éducation la reconnaisse comme une langue d’enseignement, dans une relation complémentaire de bilinguisme LSQ/français et que l’article 72 de la Charte de la langue française soit modifié en conséquence, s’il y a lieu[24] ». En 2002, lors de l’adoption du projet de Loi 104 qui modifiait la Charte de la langue française, ces recommandations ne sont pas retenues.

En 2013, la communauté Sourde, par le biais de la Fondation des Sourds du Québec, de la Société culturelle Québécoise des Sourds et d’autres organismes traitant de déficiences auditives, présente un nouveau mémoire à la Commission sur la Culture et l’Éducation qui présentait alors le Projet de Loi 14 modifiant la Charte de la langue française, la Charte des droits et libertés et d’autres dispositions législatives. Elle y propose un bon nombre de recommandations afin de faciliter l’inclusion des personnes sourdes et malentendantes dans la société québécoise. De celles-ci, trois proposent des modifications à la Charte de la langue française. La première proposition recommande d’inscrire la LSQ dans le préambule de la Charte et de la reconnaitre comme la langue d’usage des Sourdes et Sourds du Québec. La deuxième propose une modification à l’article 12, qui concerne la langue d’enseignement, en y inscrivant la possibilité, pour les enfants sourds, de recevoir une éducation bilingue LSQ/français. Enfin, la troisième recommandation propose de reconnaitre dans la Charte, l’importance de rendre la langue française accessible aux personnes sourdes[25]. Or, présenté par un gouvernement minoritaire, le projet de Loi 14 ne reçoit pas assez d’appuis de la part des partis d’opposition pour être adopté par l’Assemblée Nationale

 « Un dossier d’une grande urgence. Maudit qu’ils sont déconnectés[26] », écrit Martineau en réagissant à l’annonce de Québec Solidaire, une réflexion que partage vraisemblablement une partie de son lectorat. Le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, qui trouve l’idée complètement flyée, demande si « les groupes qui défendent les sourds » ont fait une telle demande et s’ils devront l’enseigner dans les écoles[27]. Pour une importante partie des commentateurs et commentatrices, l’idée est ridicule et insignifiante. « Comme pour la légalisation du pot, personne ne l’a fortement demandé » dit l’un, « une priorité ultime, comme faire changer la valeur de la reine dans les jeux de cartes », dit l’autre, « un petit groupe qui revendique des droits pour leurs petits bonheurs individuels » renchérit un troisième. À la lumière de la centaine de commentaires les plus disgracieux les uns que les autres qui ont fait suite à la publication du chroniqueur, force est de constater que les enjeux que représentent pour les personnes sourdes la reconnaissance de la LSQ comme langue officielle semblent anodins, voir insignifiants pour bon nombre d’entendant-e-s et démontre l’importance d’intégrer cette revendication dans l’histoire beaucoup plus large d’une communauté sourde qui lutte pour se faire entendre, se faire reconnaitre et faire valoir ses droits dans une société pensée par et pour les entendant-e-s dont elle est exclue.

Conclusion

Les Associations de personnes sourdes ont lutté pour différents droits : celui de conduire, d’obtenir les services d’interprètes pour des circonstances médicales ou juridiques, l’accès à une formation correspondante au choix de carrières, au sous-titrage, etc. Enfin, elles ont milité en faveur d’une reconnaissance de la culture sourde, comme culture spécifique à un groupe de personnes partageant la même langue, les mêmes institutions artistiques et sportives, les mêmes événements culturels. À celles et ceux, entendant-e-s, qui pensent que le sous-titrage est une mesure suffisante, rappelons qu’encore en 2002, 85% des Sourd-e-s gestuels du Québec étaient analphabètes[28], que les bulletins d’informations diffusés en direct ne sont pas sous-titrés ou que le sous-titrage est d’une qualité médiocre. Selon l’Association des Sourds du Canada, un statut de langue officielle à la LSQ et à l’ASL permettrait d’assurer aux citoyennes et citoyens qui les utilisent de meilleures conditions d’exercices de leurs droits juridiques, un meilleur accès aux services publics, une meilleure éducation à tous les niveaux académiques et un véritable accès aux formations professionnelles[29]. L’État serait ainsi chargé de fournir l’ensemble des services essentiels dans la langue des signes et de réglementer le métier d’interprète afin d’en assurer la qualité. De ce fait, elle permettrait l’augmentation des possibilités d’emplois des personnes sourdes et leur participation sociale, favoriserait le maintien d’une bonne santé mentale et plus globalement, l’amélioration des conditions de vie et de travail des non-entendant-e-s et de leur famille. La société québécoise dans son ensemble gagnerait à connaître la communauté Sourde, son art, son humour, sa culture si riche et les talents multiples des individu-e-s qui la composent autrement qu’à travers les stéréotypes et les caricatures. Si la société québécoise tendait l’oreille, elle découvrirait une communauté vivante, qui a fait et qui continue de faire sa propre histoire, qui évolue dans un univers dont l’audition n’est pas la norme et qui lutte pour voir ses membres exercer sans encombre et en toute connaissance de cause leurs droits fondamentaux.

Québec Solidaire n’a pas l’intention d’inscrire la LSQ dans la Charte de la langue française, ni dans la Loi sur l’éducation. Il propose plutôt d’adopter une Loi sur l’accessibilité universelle « qui va viser à instaurer des contraintes en matière d’accessibilité et d’établir des échéanciers clairs » afin d’accroître et de faciliter la contribution des personnes en situation de handicap à l’économie et à la société québécoise[30]. Bien qu’il dise souhaiter « que la langue des signes québécoise soit officiellement reconnue puisqu’il s’agit d’une langue et d’une culture issue du Québec[31] » les modalités de cette reconnaissance, les enjeux et les coûts qui y sont reliés sont encore inconnus. Cet engagement, qui n’est d’ailleurs qu’à l’état de promesse électorale, permet néanmoins de relancer les débats en ce qui concerne la participation sociale et les conditions d’exercices des droits fondamentaux des citoyens et citoyennes non-entendant-e-s.

Le 22 septembre dernier, les Sourd-e-s et les malentendant-e-s du Québec et de l’Ontario ont bravé le vent et se sont rassemblés pour souligner la Journée internationale de la reconnaissance officielle des langues des signes dans une action de mobilisation sur la Colline parlementaire à Ottawa. À quelques jours des élections, nous espérons que cette action va donner la visibilité nécessaire à cette lutte pour sensibiliser les différents acteurs politiques et la population à notre cause.

 

Pour en savoir plus:

BOIVIN, Marie-Andrée, « Femmes sourdes, dites moi… » : Transmission culturelle, identitaires, mémorielle, de l’expérience des femmes sourdes par le biais d’un documentaire accessible (français audible, sous-titrage et langue des signes québécoise)», M.A. communication, profil média expérimental, Université du Québec à Montréal, 2017, 112 p.

Canadian Association of the Deaf/Association des Sourds canadiens, «Reconnaissance campagne sur la langue des signes québécoise (LSQ) et American Sign Language (ASL)», [En ligne], URL: http://cad.ca/fr/plaidoyer-et-daction/official-languages-asl-and-lsq/

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DELAPORTE, Yves, « Le regard sourd. Comme un fil tendu entre deux visages… », Terrain, 30, pp. 49-66.

DUBUISSON, Colette, Marie NADEAU, Étude sur la langue des signes québécoise, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1993, 226 p.

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GAUCHER, Charles, Ma culture c’est les mains. La quête identitaire des Sourds du Québec, Québec, Les Presse de l’Université Laval, 2009, 198 p.

GAUCHER, Charles, «Les sourds comme figures de tensions sociales», Anthropologie et société, Vol. 29, no. 2, 2005, pp. 151-157.

LACHANCE, Nathalie, Territoire, transmission et culture sourde: perspectives historiques et réalités contemporaines, PUL, 2007. 292 p.

LACHANCE, Nathalie, « Qu’est-ce que la culture sourde? La réalité culturelle sourde, un regard à découvrir» Société culturelle québécoise des Sourds (SCQS), site web, [en Ligne], URL: https://www.scqs.ca/quest-ce-que-la-culture-sourde/

LADD, Paddy, Understanding Deaf Culture: In Search of Deafhood, Multilangal Matters, 2003, 528 p.

LEDUC, Véronique, «La trajectoire historique de la sourditude», Revue Relations, No 797, Juillet- Août, 2018, p. 19.

LETSCHER, Sylvain, PARENT, L. et R. Dellande, «La reconnaissance de la langue des signes québécoise (LSQ): Pour le développement de la littératie et de la participation des personnes sourdes au Québec», La littératie dans les études québécoises, vol. 16, no 1, 2013, pp. 45-70.

NADEAU-DUBOIS, Gabriel, «Engagement de QS en matière d’inclusion des personnes en situation de handicap», Québec Solidaire, 21 août 2018, [En ligne] URL: https://quebecsolidaire.net/nouvelle/gabriel-nadeau-dubois-devoile-les-engagements-de-qs-en-matiere-dinclusion-des-personnes-en-situation-de-handicap

Office des personnes handicapées du Québec, La reconnaissance officielle des langues des signes: État de la situation dans le monde et ses implications, Éditions des services administratifs, Québec, novembre 2014.

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THIBAULT, Michelle, «La langue des signes québécois. État de la situation», Intégration, Office des personnes handicapées du Québec, vol. 15, no 2, printemps 2006.

STOKOE, William, «Sign Language Structure, An Outline of Visual Communication Systems of American Deaf», Studies in Linguistics, Occasional Papers,  no. 8, 1960, pp. 5-73.


[1] L’auteure tient à remercier Annie Lyonnais pour la lecture attentive de cet article et ses commentaires judicieux.

[2] Cité dans LEDUC, Véronique, « La trajectoire historique de la sourditude », Revue Relations, No 797, Juillet- Août, 2018, p. 19.

[3] Selon Joanne Cripps, directrice générale du Deaf Culture Centre à la Canadian Cultural Society of the Deaf de Toronto depuis 2008, la culture Sourde se définie par les cinq critères sociologiques que sont la langue, les valeurs, les normes, les traditions et l’identité. D’un point de vue anthropologique, on la définit comme étant « un ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, les mœurs, le droit et les coutumes[…] ».

[4] Comme il est d’usage dans les écrits, nous utilisons le « S » majuscule pour référer à la culture des sourds et le « s » minuscule pour référer à la particularité physiologique afin de différencier l’identité culturelle à l’état de surdité. Le terme Sourd-e-s désigne donc les personnes sourdes qui utilisent la langue des signes et qui se reconnaissent dans « l’identité produite par certaines logiques de revendication identitaire articulées à partir d’un recentrage de leur différence autour d’une spécificité ethnolinguistique. » (GAUCHER, Charles, Ma culture c’est les mains La quête identitaire des Sourds du Québec, Québec, Les Presse de l’Université Laval, 2009, p.59.)

[5] DUBUISSON, Colette et Marie NADEAU, Étude sur la langue des signes québécoise, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1993, 226 p.

[6] Concept développé par le chercheur Sourd anglais Paddy Ladd en 2003, la sourditude met l’accent sur l’expérience collective des Sourd-e-s dans un processus de guérison (des blessures relatives aux des oppressions liées à l’audisme) et de célébration de la langue et de la culture Sourde. En mettant l’accent sur la position existentielle des Sourd-e-s plutôt que sur l’anomalie médicale, ce concept déconstruit la vision dominante qui pose la surdité comme un handicap ou une incapacité qu’il faut à tout prix réparer.

[7] Brochure de l’exposition Peuple de l’œil, présentée à L’Écomusée du Fier monde, Montréal, du 13 octobre 2016 au 5 février 2017, p.  4.

[8] LACHANCE, Nathalie, Territoire, transmission et culture sourde: perspectives historiques et réalités contemporaines, PUL, 2007, p. 80.

[9] THIBAULT, Michelle, « La langue des signes québécois. État de la situation », Intégration, Office des personnes handicapées du Québec, vol. 15, no 2 (printemps 2006), p. 6.

[10] Chez les oralistes, la LSQ est utilisée comme support à la lecture labiale, qui est un exercice difficile et épuisant, sans toutefois être totalement efficace dans une situation de communication. Il ne s’agit pas toujours de LSQ pure, mais de « français signé » qui repose sur la même structure linéaire de celle du français parlé ou alors de pidgin, un mode de communication mixte qui conjugue LSQ et français (ou LSQ et ASL). Plus rarement au Québec qu’en France est aussi utilisé le langage parlé complété (LPC), un système de codes qui facilite la compréhension des syllabes. Les oralistes revendiquent une meilleure intégration à la société entendante. En ce sens, la LSQ représente plus un pont qui permet le passage de l’univers malentendant à l’univers entendant, un outil qui permet de décoder la parole non-entendue par le biais d’interprètes, par exemple.

[11] BOIVIN, Marie-Andrée, « « Femmes sourdes, dites moi… » : Transmission culturelle, identitaire, mémorielle, de l’expérience des femmes sourdes par le biais d’un documentaire accessible (français audible, sous-titrage et langue des signes québécoise) », M.A. communication, profil média expérimental, Université du Québec à Montréal, 2017, p. 20.

[12] GAUCHER, Charles, « Les sourds comme figures de tensions sociales », Anthropologie et société, Vol. 29, no. 2 (2005), p. 156.

[13] Ibid., 157.

[14] Écomusée du Fier Monde, Op. Cit., « L’enseignement », p. 13.

[15] LEDUC, V., op. cit., p. 19.

[16] STOKOE, William, « Sign Language Structure, An Outline of Visual Communication Systems of American Deaf », Studies in Linguistics, Occasional Papers,  no. 8, 1960, pp. 5-73.

[17] Office des personnes handicapées du Québec, La reconnaissance officielle des langues des signes: État de la situation dans le monde et ses implications, Éditions des services administratifs, Québec, novembre 2014, p. 7.

[18] LETLETSCHER, Sylvain, PARENT, L. et R. Dellande, « La reconnaissance de la langue des signes québécoise (LSQ): Pour le développement de la littératie et de la participation des personnes sourdes au Québec », La littératie dans les études québécoises, vol. 16, no 1, 2013, p. 47.

[19] Office des personnes handicapées du Québec, Op. Cit., p. 6.

[20] Ibid., pp. 12-13.

[21] Organisation des Nations unies (ONU), « Convention relative aux droits des personnes handicapées et Protocole facultatif », Article 21 sur la liberté d’expression et d’opinion et accès à l’information, 2006, p. 15, [En ligne]: URL http://www.un.org/disabilities/documents/convention/convoptprot-f.pdf, consultée le 23 août 2018.

[22] Ibid., Article 24 sur l’éducation, p. 18.

[23] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, La Charte et les droits des personnes sourdes, Québec, adoptée le 19 mai 1995, p. 13.

[24] Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, Le français, une langue pour tout le monde. Une nouvelle approche stratégique et citoyenne, Gouvernement du Québec, Québec, 2001, p. 75.

[25] Office des personnes handicapées du Québec, Op. Cit., p. 3.

[26] Publié sur sa page Facebook le 21 août 2018.

[27] Ibid.

[28] Selon les statistiques présentées en 2002 par la Fondation des Sourds du Québec.

[29] Canadian Association of the Deaf/Association des Sourds canadiens, « Reconnaissance campagne sur la langue des signes québécoise (LSQ) et American Sign Language (ASL) », [En ligne], URL: http://cad.ca/fr/plaidoyer-et-daction/official-languages-asl-and-lsq/,Consulté le 24 août 2018.

[30] Gabriel Nadeau-Dubois, « Engagement de QS en matière d’inclusion des personnes en situation de handicap », Québec Solidaire, 21 août 2018, [En ligne] URL: https://quebecsolidaire.net/nouvelle/gabriel-nadeau-dubois-devoile-les-engagements-de-qs-en-matiere-dinclusion-des-personnes-en-situation-de-handicap

[31] Ibid.