Pour une histoire plurielle :

Publié le 26 septembre 2024

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Robert, C. et Larochelle, C. (2024). Pour une histoire plurielle :. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12998

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Robert Camille et Catherine Larochelle. "Pour une histoire plurielle :." Histoire Engagée, 2024. https://histoireengagee.ca/?p=12998.

Le 24 septembre 2024, Catherine Larochelle et Camille Robert ont eu l’occasion de présenter leur mémoire à la Commission de la culture de l’Assemblée nationale dans le cadre des consultations concernant le Musée national de l’histoire du Québec.

Consulter la présentation suivie de la séance de questions-réponses

Le présent mémoire est basé sur la lettre ouverte que nous avons publiée dans La Presse en mai dernier avec 34 autres cosignataires, pour la plupart historiennes et historiens issus des milieux universitaires, de l’histoire publique et communautaire[1]. Dans cette lettre, nous soulignions les risques d’un retour au « récit national » centré sur les grands événements et les héros, qui viserait avant tout à susciter la fierté. Nous mettions de l’avant l’importance de l’histoire dans la compréhension des sociétés humaines, avec toutes les nuances et la rigueur que cela implique.

Dans l’optique où ce musée serait créé coûte que coûte, nous voulons profiter de notre présence devant vous pour partager ce qui est à notre sens, et selon notre expertise, essentiel pour que ce projet de loi, et éventuellement le Musée national de l’histoire du Québec, soit une référence importante dans le monde muséal et dans le monde de l’histoire, et qu’il remplisse sa mission. Pour ce faire, il est essentiel que le Musée adopte une vision de l’histoire qui soit plurielle, multidimensionnelle et ouverte aux interprétations concurrentes.

Nous insisterons dans un premier temps sur pourquoi il est essentiel que ce soit une histoire plurielle. Ensuite, nous présenterons comment faire pour présenter une histoire plurielle.

1. Pourquoi ?

Au cours des derniers mois, plusieurs interventions au sujet de ce projet ont soulevé des questionnements quant à la conception de la nation qui allait être mise de l’avant, et à la place qui sera accordée aux différentes communautés qui ont façonné le Québec. Sans répéter ce qui a été dit, nous voulons réitérer l’importance de mettre de l’avant une compréhension plurielle de la nation québécoise, qui ne soit donc pas « ethnique » et centrée sur un seul groupe « de langue et de culture françaises ».

Au fil des siècles, l’idée de nation s’est elle-même transformée et il semble aussi important de la situer dans l’histoire. Autrement dit, ce qui fait de nous des Québécoises et des Québécois aujourd’hui ne s’appuie pas sur les mêmes bases, ni les mêmes termes, qu’au 19e siècle ou au 20e siècle. Par ailleurs, il serait anachronique de parler de nation québécoise à l’époque de la Nouvelle-France. Les formes de collectivités et de solidarités qui ont construit la société québécoise sont multiples. Pensons notamment à l’histoire régionale ou locale, qui suscite parfois un sentiment d’appartenance encore plus important que l’histoire nationale. À notre avis, elle devrait aussi avoir une place dans ce musée.

La conception dominante de la nation québécoise a longtemps exclu certains groupes qui ont pourtant joué un rôle important dans l’histoire de ce qu’on nomme aujourd’hui le Québec. Nous pensons bien sûr aux nations autochtones, mais aussi aux communautés juives, aux communautés noires, ou aux communautés d’origine italienne, chinoise ou irlandaise, pour ne nommer que celles-ci. Les individus appartenant à ces groupes, même s’ils sont établis au Québec depuis plusieurs générations — ou plusieurs millénaires dans le cas des Autochtones —, peinent encore souvent à se retrouver dans l’histoire du Québec telle qu’elle est enseignée dans les écoles ou présentée dans les musées.

Dans le contexte d’une exposition, il est possible de mettre de l’avant plusieurs fils qui relient ces histoires à travers des thématiques communes comme l’éducation, la culture, la langue ou les migrations. De plus, il est important d’envisager ces histoires dans toute leur complexité, plutôt que dans un rôle accessoire en marge d’une trame principale qui resterait centrée sur les Canadiens français.

Certains pans du passé ne peuvent être compris qu’à travers ces liens entre communautés. Ainsi, on ne peut pas raconter l’histoire des Rébellions sans tenir compte des anglophones qui y ont participé ; le développement des chemins de fer doit être compris à travers les ouvriers qui l’ont construit, ou les porteurs noirs qui travaillaient dans les trains ; la grève des midinettes, ces ouvrières juives et canadiennes-françaises, s’inscrit dans les résistances à ce qu’on a appelé « la Grande noirceur » ; on ne peut pas présenter le développement d’Hydro-Québec sans inclure les points de vue des Cris et des Inuits ; ou encore, on peut difficilement comprendre l’émergence du Front de libération du Québec sans tenir compte de l’influence de la pensée et des luttes décoloniales, notamment en Algérie. Une trame qui serait strictement centrée sur la nation, comprise dans son sens ethnique, ne permettrait pas de raconter notre histoire dans toute sa complexité.

Il a été question, depuis le début des audiences, de la façon d’intéresser les jeunes. Nous enseignons toutes les deux l’histoire du Québec à des jeunes adultes depuis plusieurs années et avons eu la chance d’offrir des conférences à de nombreux publics. Il ne faut pas sous-estimer leur intérêt pour une histoire plurielle, dense et complexe, qui permette d’éclairer certaines de leurs préoccupations actuelles. Ce n’est pas en reproduisant un récit national calqué sur les manuels scolaires que nous réussirons à capter leur attention, mais plutôt en leur offrant une histoire en mouvement, vue et comprise à partir du présent.

2. Comment ?

Une fois que nous avons identifié ces défis, quelles sont les avenues possibles afin de mettre en scène une histoire plurielle ?

Nous voulons insister sur l’importance d’établir des liens non seulement avec le réseau muséal québécois, comme le précise le projet de loi, mais aussi et avant tout avec les nombreux centres d’archives et sociétés d’histoire qui préservent des pans importants de notre histoire. Avant d’être dans les musées, l’histoire du Québec est dans les archives, dans les centres de recherche universitaires, dans les sociétés d’histoire et dans les communautés. Nous pouvons par exemple mentionner tout le travail réalisé, dans les dernières années, autour de l’histoire du Quartier chinois de Montréal, ou encore la richesse des fonds du centre d’archives régionales Séminaire de Nicolet, les expositions et les visites organisées par les Archives gaies du Québec, les initiatives pour valoriser les archives de la Maison d’Haïti, la conservation d’écrits personnels des gens « ordinaires » aux Archives passe-mémoire, ou encore le classement d’importants fonds d’archives syndicaux qui sont indispensables pour comprendre l’histoire ouvrière.

Le musée devra établir des liens importants avec ces lieux et ces groupes pour assurer un ancrage dynamique dans les milieux et une ouverture à la façon dont l’histoire s’y écrit. À notre avis, cela devrait figurer dans le projet de loi, et dans la composition du conseil d’administration.

Il sera ainsi très important de ne pas seulement s’appuyer sur les archives détenues par l’État : plusieurs pans de l’histoire du Québec s’y trouvent déjà, mais d’autres en sont complètement absents. Certains groupes n’y sont pas représentés, alors que d’autres ont décidé de conserver leurs propres archives. On peut penser par exemple aux archives des congrégations religieuses. Leur conservation est un enjeu brûlant depuis le début du 21e siècle et les congrégations catholiques sont les dépositaires d’archives qui permettent d’écrire une bonne part de l’histoire avant 1950. Il s’agit de traces qui documentent les systèmes ayant mené aux paramètres de la société québécoise dans laquelle nous vivons.

Les collaborations avec ces organismes, que ce soit pour l’exposition permanente, des projets temporaires ou même des projets hors-site, pourraient être mutuellement bénéfiques. De tels partenariats fourniraient des ressources financières à ces centres (alors qu’ils sont souvent dans une situation précaire) et offriraient au Musée un ancrage varié et durable avec divers milieux. Il s’agirait aussi d’une piste pour valoriser une histoire plus locale, alors que le projet des Espaces bleus a été abandonné.

La plupart des musées mettent habituellement de l’avant leurs propres collections. Dans le cas du Musée national de l’histoire du Québec, qui ne détient pas encore ses collections, l’occasion pourrait être saisie afin de donner une vitrine aux documents et aux objets qui « dorment » dans de nombreux centres d’archives et sociétés d’histoire, auxquels seuls quelques archivistes, chercheurs et chercheuses ont habituellement accès. Une occasion d’innovation s’offre ainsi à ce nouveau musée national. Il pourrait embrasser une compréhension large de son rôle non seulement pour l’acquisition, mais aussi pour la préservation d’un patrimoine pluriel à l’extérieur de son espace physique propre. C’est une opportunité d’imaginer un rôle actif du Musée dans le réseau des petites sociétés à travers tout le Québec. Cela répondrait à une préoccupation concernant la centralisation des ressources dans les grandes villes, en mettant le Musée en contact avec d’autres espaces de préservation. 

Pour conclure, il nous semble crucial de porter attention aux mots. Nous débattons de la création et de la mission d’un Musée national de l’histoire du Québec, et non d’un Musée de l’histoire de la nation québécoise. C’est l’histoire du Québec, dans toutes ses composantes actuelles et passées, qui devrait en être l’objet. Nous insistons donc sur l’importance capitale que le Musée adopte une approche plurielle de l’histoire. Il ne peut s’agir d’une simple mise en avant d’un récit unique ou homogène, mais bien d’une exploration approfondie et nuancée des multiples identités, expériences et héritages qui ont façonné notre histoire. Seule cette diversité des voix et de perspectives permettra de créer un musée vivant, porteur de sens pour tous, et en mesure de refléter la richesse du passé québécois, tout en étant pertinent pour les générations actuelles et futures.

RECOMMANDATIONS

1. Nous soutenons la recommandation présentée par l’Institut d’histoire de l’Amérique française qui vise à reformuler légèrement le premier alinéa de l’article 24.2 du projet de loi, qui se lirait ainsi :
« De contribuer à la compréhension et à la diffusion de l’histoire du Québec, de sa culture et de son identité distincte ainsi que de témoigner du cheminement complexe de la nation québécoise et des communautés et groupes sociaux qui ont façonné son parcours et son territoire; cela ne pouvant se faire qu’en prenant en considération le fait que les Premières Nations et Inuits sont des sujets de plein droit de cette histoire du Québec. »

2. Nous recommandons d’ajouter un troisième alinéa à l’article 24.2, qui se lirait comme suit : « de mettre en œuvre des collaborations avec des sociétés d’histoire régionale et locale, ainsi qu’avec des centres d’archives. »

3. Nous recommandons que la structure de gouvernance et les comités consultatifs du Musée soient composés de spécialistes de l’histoire et du patrimoine provenant des milieux universitaires et de divers organismes (sociétés d’histoire, centres d’archives, OBNL), tout en reflétant les réalités régionales, linguistiques, ethnoculturelles et socio-économiques du Québec.


[1] Catherine Larochelle et Camille Robert, « Musée national de l’histoire du Québec : Les risques d’un retour au « récit national » », La Presse, 2 mai 2024. Nous tenons à remercier plusieurs des co-signataires pour leurs commentaires fort utiles sur cette lettre, ainsi que sur une première version de ce mémoire.