L’historien municipal : vivre le passé au quotidien

Publié le 29 octobre 2012
David Gagné

9 min

Par David Gagné, historien au service du patrimoine à la ville de Lévis

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Lorsqu’on me demande quel est mon métier et que je réponds « historien », on me dit la plupart du temps : « Ah, tu dois être professeur ». Non. « Tu dois donc être chercheur à l’université ? » Non plus. Parfois, certains démontrent un air sceptique lorsque je leur réponds que je suis un fonctionnaire municipal. « Voyons donc! Un historien dans une ville! Tu dois t’ennuyer… ».

Et pourtant non. Le domaine municipal est un laboratoire extraordinaire pour l’historien puisqu’il est en contact direct avec les lieux, les artefacts et parfois les acteurs des événements. De plus, ce domaine permet d’exercer un rôle social et concret, puisque l’historien est en contact direct avec les événements ou les enjeux. Je puiserai quelques exemples de mes dossiers usuels pour démontrer à quel point le rôle de l’historien est important dans un domaine aussi diversifié qu’une municipalité.

Il importe d’abord de mentionner que je suis rattaché au service du patrimoine, une division de la direction de l’urbanisme de la ville de Lévis. Située au carrefour des principales voies de circulation ferroviaires, routières, maritimes et naturelles, Lévis est un lieu de passage de première importance, une histoire parmi les plus anciennes et fécondes au Québec. Il en résulte d’un important patrimoine, qui s’exprime d’une multitude de manières. Les défis de gestion de ce patrimoine sont à la hauteur de sa richesse, notamment dans une période où la croissance et le développement économique fragilisent d’autant plus ces importants témoins du passé. Et on ne peut protéger ce qu’on ne connaît pas. De là l’important rôle qu’est confié à l’historien. La connaissance du territoire, de son évolution et de ses composantes est une condition primordiale à toute action de protection et de mise en valeur.

Un domaine où l’histoire se reflète le plus aisément est la toponymie, à savoir la discipline des noms de lieux. La ville de Lévis compte présentement le plus grand nombre de doublons, soit la répétition de noms de rues, soit un total de plus de 700 rues problématiques. Au lendemain des fusions municipales, nous retrouvons 8 rues des Pins, 7 rues des Érables, des Lilas, des Bouleaux… Bref, rien de très original, des noms que l’on retrouve partout dans les villes et villages du Québec. Dans le cadre du projet d’harmonisation odonymique, soit l’élimination de tous les doublons, l’histoire devient la principale source d’inspiration, afin de renforcer le caractère identitaire de chacun des milieux. À titre de secrétaire du comité de toponymie, mon rôle est de trouver les noms les plus significatifs des anciennes municipalités. Ainsi, les rues de Lévis deviendront un immense livre ouvert à tous ceux qui s’intéressent à leurs origines, tel que le soulignait l’historien et archiviste Pierre-Georges Roy.

Un autre dossier dans lequel mon rôle d’historien prend toute son importance est celui de la démolition d’immeubles. Comme dans toutes les villes, des immeubles sont appelés à être démolis pour différentes raisons (vétusté, incendie, agrandissement, nouveau projet domiciliaire, etc.). Régis par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, les comités de démolition (qui autorisent ou non les travaux) ne se posent que bien peu de questions lorsque vient le temps de décider. Parfois, le projet plus lucratif l’emporte, au détriment du patrimoine. En raison de ses avantages géographiques, Lévis offre des perspectives spectaculaires sur la ville de Québec, élément de grand intérêt pour tout promoteur immobilier. Par conséquent, nous vivons actuellement une forte spéculation immobilière sur les lots offrant des vues sur le fleuve, les terrains valant maintenant plus que la résidence qui y est construite. La ville reçoit donc de nombreuses demandes de démolition sur des immeubles de très grande valeur patrimoniale, pour la reconstruction de condominiums de grand luxe qui ne s’insèrent pas avec l’actuel cadre bâti du 19e siècle. La réglementation en vigueur permet de freiner certaines ardeurs, mais pour faire face à cette menace, la Ville de Lévis a fait adopter un tout nouveau règlement de démolition, sur lequel je fus nommé secrétaire, afin que la valeur patrimoniale des immeubles soit considérée comme prioritaire. Ainsi, pour chacune des demandes de démolition, je monte un dossier sur l’historique de la résidence, ses propriétaires successifs, sa valeur intrinsèque et architecturale, en plus des études de structures et de stabilité le cas échéant. Par conséquent, les membres du comité peuvent s’appuyer sur des arguments solides pour refuser les demandes et pour respecter le caractère authentique des quartiers. Cette démarche a donné d’excellents résultats. Certains requérants ont porté le refus de démolition en appel, mais la décision définitive est demeurée la même : l’histoire et la valeur patrimoniale l’ont emporté sur les arguments financiers.

Lévis – Côte du Passage – Édifices commerciaux

À l’image de bien des villes québécoises, Lévis a vécu ses heures de gloire à la fin du 19esiècle. Bien qu’elle soit aujourd’hui l’une des municipalités les plus dynamiques, il n’en demeure pas moins que certains quartiers, autrefois en pleine effervescence, sont actuellement en bien mauvais état, tant au point de vue économique que social. L’administration municipale a mis en place plusieurs comités et équipes afin de redévelopper ou revitaliser ces secteurs. Je suis fréquemment appelé à collaborer avec ces équipes pour produire une étude

Lévis – Côte du Passage – Entre avenue Bégin et rue Saint-Louis – Édifices commerciaux et résidentiels

historique et une caractérisation patrimoniale du secteur, dans le but de comprendre son évolution, ses dynamiques de croissance et de déclin, sa démographie, son cadre bâti, et surtout placer chacun des éléments dans leur contexte. Prenons par exemple la côte du Passage, qui est l’une des plus anciennes voies de circulation de Lévis. À l’origine un accès vers les cabanes de canotiers (passeurs) pour traverser vers Québec, cette côte devint à la fin du 18esiècle la première voie commerciale

Lévis aujourd’hui

sur notre territoire. Il s’agit de la colonne vertébrale du développement urbain de Lévis et la grande rue marchande jusqu’aux années 1950, où les nouveaux axes de circulation et les nouveaux centres commerciaux ont entraîné un déclin rapide et brutal. Malgré tout, cette côte a conservé son caractère authentique, mais les incendies et les démolitions ont altéré son cadre. La ville a un fort désir de redonner à la côte du Passage son lustre d’antan. Elle a mandaté des équipes d’urbanistes et d’architectes afin d’étudier chacune de ses composantes (à l’image d’une autopsie) pour arriver à des solutions réalistes, durables et surtout respectueuses de l’esprit du lieu. Dans ce cadre, l’historien joue un rôle majeur, car une artère aussi ancienne a connu plusieurs vies. Il s’agit de montrer objectivement chacune de ses composantes afin d’éclairer les autres professionnels dans leur démarche respective. Ces projets sont hautement stimulants, car ils permettent à la fois de vivre l’histoire, saisir le présent et se prolonger dans l’avenir de manière très concrète.

Le rôle d’un historien dans une municipalité n’est pas toujours agréable. Il y a parfois des moments ingrats où il faut demeurer fidèle à ses convictions. Prenons un exemple bien concret pour illustrer ce fait. Le citoyen, qui demeure l’élément central de toute municipalité, a parfois de la difficulté à comprendre l’intérêt du caractère patrimonial d’une résidence. Il faut s’attendre à être parfois bien mal reçu, et vivre une bonne engueulade de grande classe, pour telle ou telle raison. Une réponse que j’apprécie bien lorsque l’on exige des fouilles archéologiques avant excavation : « de l’archéologie, on n’en a pas chez nous »! Parfois, il est difficile de traduire concrètement la dimension patrimoniale d’un bâtiment ou d’une structure. Faire face au fort vent du développement économique est parfois épuisant, mais il faut garder la foi : l’histoire est garante de l’avenir.

Bref, le rôle d’historien dans une municipalité est très diversifié, souvent exigeant, mais maintes fois hautement stimulant. Travailler sur un chantier de fouilles archéologiques, la restauration d’un bâtiment, réaliser des enquêtes ethnologiques est toujours passionnant. Or, il faut toujours garder à l’esprit qu’on ne récolte de l’information que pour la conserver. Il faut toujours « redonner à la population », c’est-à-dire que l’histoire doit être retransmise aux citoyens quels ques soient les moyens. L’histoire et le patrimoine viennent bonifier les projets de développement, permettent au citoyen de comprendre ses origines et son identité, et surtout autorisent la conservation et la mise en valeur des quartiers anciens.