Edward Burtynsky – Le paysage abstrait – Arsenal Art Contemporain

Publié le 9 octobre 2023

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Wien, T. (2023). Edward Burtynsky – Le paysage abstrait – Arsenal Art Contemporain. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12191

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Wien Thomas. "Edward Burtynsky – Le paysage abstrait – Arsenal Art Contemporain." Histoire Engagée, 2023. https://histoireengagee.ca/?p=12191.

Thomas Wien, membre du comité éditorial et professeur associé au département d’histoire de l’Université de Montréal

Prolongée jusqu’au 15 octobre 2023, cette exposition montréalaise du célèbre photographe de paysages humanisés Edward Burtynsky vaut le détour. On y voit bien un peu d’inédit, soit un bref film sur les terres rares et un petit dispositif de réalité augmentée. Mais disons-le tout de suite, le véritable intérêt de cette manifestation est ailleurs. Il réside dans la rétrospective sur la carrière du photographe né à St Catherines (Ontario) en 1955[1]. Ses 40 ans de production sont survolés deux fois. D’abord, une projection multimédia d’une vingtaine de minutes propose en version réduite le spectacle présenté sur les panneaux lumineux du carré Yonge-Dundas, sorte de Times Square torontois, en juin 2022; ensuite, une bonne trentaine de photographies grand format et de murales nous attendent dans les alles attenantes. À première vue, le propos de l’exposition n’est guère historique, les images se voulant un commentaire désolé sur l’état actuel de la planète. Pourtant, ce « voilà où nous en sommes » renvoie justement à des processus historiques qui roulent depuis un certain temps. On peut donc se demander comment Burtynsky et son équipe racontent la Grande Accélération, cette explosion économique et démographique qui, au coût écologique incalculable, se poursuit à l’échelle planétaire depuis 1950 (mettons)[2]. Et si cette exposition était un exercice d’histoire contemporaine ?

Burtynsky, on le sait, pratique une photo de paysages composée avec grand soin. Des images aux dimensions généreuses, aux couleurs chaudes et à haute résolution, voilà sa marque de commerce depuis les débuts ou presque. Sa façon de faire a néanmoins évolué. On a l’impression, pour commencer, d’assister à une longue recherche de hauteur, à une sorte de zoom arrière prolongé. Tout comme ses prédécesseurs du XIXe siècle, le jeune photographe affectionnait les promontoires comme point d’observation, avant de passer aux grues, aux hélicoptères, avions et drones, finissant par exploiter des images satellites. Les procédés eux-mêmes deviennent plus élaborés, allant jusqu’à l’assemblage numérique d’images. D’où par exemple ce récif de corail dont la splendeur multicolore occupe, grandeur nature, tout un mur. Pour réaliser cette murale, le photographe a mobilisé une équipe de plongeurs et ne sait-on combien d’autres collaborateurs et -trices[3].

Autre évolution : les déplacements, bien entendu. L’itinéraire des lieux et des thèmes visités et revisités, sur cinq continents, est compliqué. Mais là aussi se dégage, à la longue, une impression de zoom arrière. Au départ, des photographies des années 80 dépeignaient par exemple le chemin de fer comme blessure dans le paysage, commentaire écologiste grinçant sur un mythe national canadien. La suite, c’est la recherche d’autres blessures, pourrait-on dire, mais désormais partout dans le monde. Dans la formulation plus neutre du photographe, ce sont des « marques humaines sur le paysage[4] » qu’il documente, des marques qu’il conçoit comme autant d’empreintes de processus globaux. Certaines de ces modifications sont anciennes et menacées par le réchauffement – des salines ou les champs stratifiés de l’aridoculture, par exemple. Mais la plupart composent la technosphère qui a pris forme depuis quelques décennies. Le pêle-mêle des sujets n’est qu’apparent, puisque c’est le même regard interloqué et inquiet que Burtynsky promène sur toutes ces réalisations humaines, monuments de la Grande Accélération, depuis son drone : l’agriculture irriguée, les barrages ; le pétrole, son extraction, son raffinage ; l’automobile, sa production, son entreposage, ses pneus, ses routes ; les vecteurs du commerce mondial, conteneurs (passagèrement montréalais, parfois), navires citernes en voie de démolition, re-chemin de fer etc. ; le domaine de Vulcain, les carrières, les mines et leurs résidus, les terrains de décantage ; les sites de recyclage, les dépotoirs, les cimetières d’avions militaires, les usines en perdition. On sent que le propos devient plus âpre avec le temps, sans abandonner sa visée documentaire pour autant. Preuve que le photographe nous entraîne : ses images généralement récentes d’une nature non spoliée sont parmi les plus troublantes de l’exposition. Pourquoi ? À la lumière de tout ce qui précède, ces forêts, glaciers ou rivières ne peuvent pas ne pas être menacés.

Il nous « entraîne », le mot est faible, car à vrai dire le procédé est bien plus musclé. Et/ou ludique! Burtynsky cherche à nous déstabiliser, nous imposant un exercice d’appropriation forcée. La désorientation commence par l’échelle. Laquelle? « [L]es gens essaient toujours d’imposer une échelle humaine aux choses » constate-t-il, narquois (p. 49), tout en nous privant systématiquement d’éléments qui permettent de saisir la taille véritable des tranches de paysage présentés. À cette échelle volontiers ambiguë, s’ajoute l’absence de premier plan et, bien souvent, d’horizon : nous ignorons où précisément le photographe plante ses pieds. Et les nôtres… Il arrive par conséquent qu’au premier regard, du moins, nous nous méprenons sur ce qui est représenté. Des silhouettes d’arbres ou un delta asséché? Des coulées de lave, rouges sur fond noir, ou des résidus incandescents d’une fonderie de nickel? Des cadres dorés de tableau baroque nonchalamment entassés ou un site minier en l’occurrence australien, vu de très haut? L’option B est la bonne dans les trois cas, mais notre perplexité initiale crée un effet de dépaysement déconcertant. Cet effet est même renforcé dans cette exposition. Accompagnées du seul son (où prédomine la belle voix de la Métisse crie iskwé et des cordes torontoises stridentes[5]), les images projetées ne sont pas étiquetées ; les photographies des salles ont quant à elles été choisies précisément (par Marc Mayer, commissaire) en vertu de leurs motifs abstraits. Les photographies dont on peine à saisir le sens donnent envie de « tricher », de trouver un refuge textuel : de lire tout de suite les cartels salvateurs ou se payer (c’est fait exprès?) le catalogue, visite guidée (en anglais) du spectacle.

Même – ou justement – si nous ne parvenons pas à les déchiffrer tout de suite, les images sont d’une grande beauté. Souvent, elles évoquent la peinture, ici Klimt, là Hockney ou encore Riopelle. Mais attention, le plaisir qu’on prend à les regarder est un plaisir coupable, autre effet déstabilisateur, tout aussi voulu. Burtynsky souhaite en effet qu’au second regard, on éprouve un malaise en constatant la véritable nature de ce qui est si joliment représenté, soit l’irréparable au service du consumérisme. Dans son esprit, cette dissonance correspond à notre condition anthropocénique, où notre quête de vies as usual se bute contre la prise de conscience mi-réprimée de ses effets désastreux.

Tout cela ressemble à une version photographique de l’effet de distanciation brechtien, cette mise à nu du dispositif théâtral pour subvertir l’illusion réaliste. Mais chez Burtynsky, l’artifice est double : outre celui de la composition photographique, c’est celui des paysages eux-mêmes, façonnés par l’humain, qui est proclamé. Des paysages qui échappent à notre quotidien : cachez cette technosphère que je ne saurais voir ! Une déclaration emblématique de Burtynsky orne l’un des murs : « Je suis toujours en quête de paysages qui semblent issus d’un autre monde ; pourtant, ce sont nos paysages. » Distancier pour mieux rapprocher…

« Nous », c’est qui, ici ? Les images typiques, au cœur de la démarche, sont bien de sites d’une nature défigurée – transfigurée ? – par l’activité humaine. Or, les humains s’y font rares ou tout petits. À leur place, c’est à nous du public que Burtynsky demande de s’y projeter, au nom de l’espèce, en quelque sorte :

[N]ous devons nous servir de notre perspective humaine en regardant ces images : notre présence est comme écrasée par les espaces que nous avons créés. C’est une métaphore intéressante pour décrire comment la technologie paraît plus grande que nature [larger than life], plus grande que notre propre nature (p. 49). 

Les éléments de la technosphère qui sont représentés relèvent donc de l’humanité tout entière, ils composent « un problème de l’action collective humaine (p. 181) », de « cupidité humaine » (p. 189). Pour revenir à notre questionnement de départ, on dirait que l’« histoire » que Burtynsky raconte documente davantage qu’elle n’explique, puisqu’elle semble faire abstraction de la distribution des rôles et du pouvoir dans ce bas monde et donc, finalement, des causes systémiques de ces transformations lointaines. La démarche de base de Burtynsky est en effet de « [décrire] le problème de façon vivante, révéler au lieu d’accuser[6] ».

Mission accomplie, peut-on dire et ce, depuis 40 ans. Et pourtant, Burtynsky hésite, il trébuche : un autre message se faufile lorsque les humains finissent par forcer leur entrée dans cette photo technosphérique. Parmi les images les plus bouleversantes, il y a celles des démolisseurs de navire photographiés au Bangladesh en 2000, travaillant dans des conditions indescriptibles, comme écrasés (espérons-le seulement visuellement) par les carcasses en acier qu’ils dépècent; ou de ces recycleurs de plastique à Nairobi (2016). Ou encore de ces ouvrières et ouvriers de l’électronique en Chine, une trentaine qui « nous » regardent tous.tes (sur commande ?) depuis leur poste de travail. Que signifie ce regard ? Que vivent ces gens ? Là nous frôlons les limites de la démarche si redoutablement et durablement efficace d’Edward Burtynsky, historien paysagiste : là où il faut quitter le big picture, passer au zoom avant et cibler les relations humaines qui expliquent la genèse de ces paysages sublimement dévastés.

Plus d’informations sur l’exposition ici


[1] Après avoir obtenu son diplôme en photographie et études sur les médias à la Toronto Metropolitan University (alors Ryerson University), Burtynsky fonde le laboratoire d’images Toronto Image Works en 1985. Son œuvre prolifique lui a valu de nombreux prix et récompenses, au Canada et ailleurs dans le monde. https://www.edwardburtynsky.com/about/biography (page consultée le 5 octobre 2023).

[2] Sur la Grande Accélération et l’Anthropocène: J.R. McNeill et Peter Engelke, The Great Acceleration: An Environmental History of the Anthropocene since 1945, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2014; Grégory Quenet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales HSS, 72, 2 (2017): 267-299; Will Steffen, Wendy Broadgate, Lisa Deutsch, Owen Gaffney et Cornelia Ludwig,  « The Trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration », Anthropocene Review. 2, 1 (2015): 81–98;Colin Waters et Jan Zalasciewicz, « The Anthropocene and Its “Golden Spike” », dans Edward Burtynsky, Jennifer Baichwal et Nicholas De Pencier, dir., Anthropocene, Toronto, AGO, 2018, p. 35-43.

[3] Certaines séquences d’images en mouvement de la projection évoquent aussi son partenariat avec les documentaristes Jennifer Baichwal et Nicholas De Pencier dans le projet Anthropocène (2018).

[4] Edward Burtynsky, In the Wake of Progress, [Toronto], Edward Burtynsky Photography, 2021, p. 70. Les références entre parenthèses qui suivent les autres citations renvoient à ce catalogue.

[5] Bob Ezrin est le producteur de la bande-son.

[6] E.Burtynsky, « Life in the Anthropocene », dans E. Burtynsky, J. Baichwal et N. De Pencier, dir., Anthropocene, Toronto, AGO, 2018, p. 194.