Les leçons de l’histoire : le Québec et l’immigration juive pendant la Deuxième Guerre mondiale
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catégorisé Non. "Les leçons de l’histoire : le Québec et l’immigration juive pendant la Deuxième Guerre mondiale." Histoire Engagée, 2013. https://histoireengagee.ca/?p=3859.Par Alice Rivard, étudiante à la maîtrise en histoire appliquée à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et assistante de recherche au Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS)
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C’est connu, l’immigration est un phénomène suscitant parfois des réactions négatives, allant de l’inconfort à l’hostilité avouée de la part de certains membres de la société d’accueil, notamment en ce qui a trait à certaines valeurs et pratiques culturelles que les nouveaux arrivants apportent avec eux. La venue d’un important contingent d’immigrants du Maghreb au Québec ces dernières décennies n’est pas étrangère à cette conjoncture. Ce malaise se reflète dans certaines des réactions autour du débat actuel sur la « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement », anciennement connue comme la Charte des valeurs québécoises. Si la charte, et les réactions qui l’entourent s’inscrivent dans des préoccupations immédiates et futures, on laisse, à mon avis, l’histoire en filigrane de ces débats. Je ne discuterai pas du contenu même de la charte ni même de questions philosophiques ou sociologiques qui l’accompagnent; beaucoup l’ont déjà fait, et le feront encore. Je souhaite plutôt traiter, dans ce court texte, de certaines réactions autour de la charte, et des craintes qu’elle soulève, et le ferai en éclairant un pan de l’histoire de l’immigration au Canada et au Québec, la période de la Deuxième Guerre mondiale, et traiter des réactions face aux réfugiés juifs fuyant les persécutions nazies pour immigrer au Canada.
Quelques définitions
J’aimerais d’abord explorer la terminologie liée au racisme, puisque ces définitions permettent de mieux comprendre la nature des réactions face à l’immigration pendant la guerre. Selon le sociologue Michel Wieviorka, le racisme est une « idéologie qui se traduit par des préjugés, des pratiques de discrimination, de ségrégation et de violence, impliquant des rapports de pouvoir entre des groupes sociaux, qui a une fonction de stigmatisation, de légitimation et de domination ». Dans ses sous-catégories, on retrouve la xénophobie, se définissant quant à elle, selon le Larousse, par une « Hostilité systématique manifestée à l’égard des étrangers. » Des termes moins connus comme l’ethnocentrisme et le nativisme, qui est plutôt archaïque, mais un référent intéressant, définissent respectivement une « Tendance à privilégier les normes et les valeurs de sa propre société pour analyser les autres sociétés » et, dans le cas du nativisme, une tendance à protéger les intérêts des « natifs » contre ceux des immigrants.
Portes ouvertes et fermées
Si le Canada a aujourd’hui la réputation d’être une terre d’accueil, il convient de mentionner que les politiques d’immigration au XXe siècle ont toujours été assez sélectives, et particulièrement pendant la Deuxième Guerre mondiale. Au XIXe et au début du XXe siècle, le pays ouvrit ses portes à une immigration massive, dont aux réfugiés européens fuyant les persécutions politiques, religieuses et ethniques. Les années 1910 et 1920 marquèrent cependant un tournant dans la législation sur l’immigration; la open-door policy devint alors une politique restrictive. On assiste en 1906 à une refonte de la loi sur l’immigration, qui vise à refermer les portes du pays, accompagnée par de sévères réformes basées la classification des immigrants en catégories « préférables » et « non préférables » selon leur origine ethnique. Les Juifs furent classés dans cette derrière catégorie. L’immigration chinoise, quant à elle, qui était déjà presque interdite depuis 1885, le fut définitivement en 1923, et ce jusqu’en 1947. Le pouvoir des provinces en matière d’immigration s’accrut pendant les années 1930, et celles-ci purent ainsi consentir sur la provenance et le nombre d’immigrants qu’elles accueillirent.
Ces lois sont donc promulguées avant même la dépression économique des années 1930, et la flambée de la xénophobie et du nativisme, exacerbée par la montée des mouvements fascistes, qu’elle engendra. C’est dans ce contexte que des milliers de réfugiés juifs fuyant les persécutions nazies tentèrent d’immigrer au Canada. Rappelons l’absence de la catégorie « réfugié » dans les lois sur l’immigration; ils furent ainsi comptabilisés dans les quotas d’immigration, sans égard pour leur situation particulière. Le pays n’admit que 5000 réfugiés juifs entre 1933 et 1945, ce qui est moins que la Bolivie, à titre comparatif, avec 20 000 réfugiés entre 1938 et 1941 seulement.
Opposition et hostilité
Au Québec, il y eut opposition à l’immigration dans le domaine politique comme civil, et la perspective d’une immigration juive massive vint nourrir les craintes et préjugés déjà existants. Comme les provinces avaient désormais un certain pouvoir en matière d’immigration, on assista à de vifs débats sur la question. Il convient d’abord de préciser que les antisémites notoires vociférant des invectives contre les Juifs représentèrent une poignée de marginaux, « tolérés » jusqu’en 1940, année de l’arrestation d’Adrien Arcand et de quelques-uns ses acolytes, non pas sous des motifs « moraux », mais parce qu’il fut accusé de sympathiser avec l’Allemagne nazie en temps de guerre. Au-delà même de la rhétorique antisémite fanatique que tinrent Arcand et le Parti National Social Chrétien dans les années 1920 et 1930, l’antisémitisme et la xénophobie prirent des formes plus insidieuses dans les discours des élites comme de la population. On oublie, par exemple, que l’antisémitisme fut institutionnalisé dès les années 1920 dans une discrimination à peine voilée, non seulement dans les lois sur l’immigration, mais également dans la société civile. Ce fut le cas pour le numerus clausus de l’université McGill, ainsi que de l’université de Toronto, qui imposèrent un quota d’admission d’étudiants juifs, ainsi qu’un seuil plus élevé de réussite des examens pour ces étudiants.
Cependant, pendant la guerre, ce furent des réactions envers l’immigration en général qui émergèrent face à la perspective d’une immigration massive des juifs fuyant l’Europe. On les retrouve dans les discours gouvernementaux, médiatiques et de la société civile. Les arguments invoqués relevèrent essentiellement du nativisme et de l’ethnocentrisme : les réfugiés qui « voleraient » les emplois aux Canadiens dans un contexte d’insécurité économique suite à la Grande Dépression et aux guerres, et la nécessité de conserver les emplois pour les soldats à leur retour. Puis, celui de l’immigrant « inassimilable », qui ne serait jamais un vrai Canadien ou Canadien français, puisqu’il ne possèderait pas les mêmes mœurs et valeurs. Maurice Duplessis déclare même, lors du débat du 16 mars 1944, que la « force d’un pays ne se fait pas avec des immigrés, car, pour progresser, un pays a besoin d’une population saine, animée d’un même esprit, possédant les mêmes aspirations patriotiques. » Cependant, les débats de l’Assemblée législative démontrent que si les députés de l’Union Nationale effectuèrent la majorité des interventions contre l’immigration et les réfugiés, les libéraux s’y opposèrent également. Les propos ethnocentristes, xénophobes et nativistes revinrent ainsi fréquemment dans les débats des politiciens.
Bien qu’elles fussent minoritaires, certaines voix s’élevèrent pour défendre l’immigration. Ainsi, pour François Leduc, député libéral de Laval : « Il faut réaliser que nous avons à l’heure actuelle, chez nous, des réfugiés européens qui sont à développer et à améliorer de façon magnifique notre enseignement technique et scientifique et qui dispensent nos jeunes gens de l’obligation d’aller étudier en Europe. Et ce, grâce à ces réfugiés européens. » Ces propos furent tenus lors d’un débat virulent sur l’immigration juive, le 16 mars 1944.
Si la réaction des médias québécois ne fut pas homogène, plusieurs propos contre l’immigration furent publiés, dans des journaux régionaux moins connus, mais également dans des journaux à plus grand tirage. Ce fut, par exemple, le cas du Devoir, dans lequel Omer Héroux et Georges Pelletier s’opposèrent à l’accueil de réfugiés juifs au Canada et au Québec dans des éditoriaux parfois virulents. De façon générale, si beaucoup de médias, y compris le Devoir, dénoncèrent les persécutions subies par les Juifs d’Europe, aucun d’entre eux ne proposa que leur venue au Canada comme solution. Leur sort devint ainsi semblable à une partie de ping-pong, où les Alliés se retournèrent la balle le plus rapidement possible.
Du côté de la société civile, la Société Saint-Jean-Baptiste s’est farouchement opposée à l’immigration en faisant circuler des pétitions, parfois haineuses, contre l’immigration, comme celle déposée par Wilfrid Lacroix le 30 janvier 1939, protestant « vigoureusement contre toute immigration et spécialement contre l’immigration juive. » Autre initiative de la SSJB, la Ligue de l’achat chez nous, fit la promotion de l’achat chez les marchands canadiens-français plutôt que chez les marchands anglophones, mais qui fut à la base un boycott des marchands juifs.
La crainte d’une immigration massive attisa finalement l’hostilité chez plusieurs citoyens. Un exemple frappant est la campagne antisémite qui eut lieu à l’été 1939 dans les Laurentides, visant à interdire l’accès aux Juifs aux lieux de villégiature. On pouvait ainsi lire à Sainte-Agathe-des-Monts : « Les Juifs ne sont pas désirés ici. Ste. Agathe est un village canadien-français et nous le garderons ainsi. » Plusieurs actes de nature haineuse furent commis, sans compter les propos qui circulèrent dans certains médias. Il importe cependant de préciser que l’opposition à l’immigration et l’hostilité face aux Juifs se manifesta tant du côté anglophone que francophone au Québec, ainsi que dans le reste du Canada. De plus, malgré la présence d’une hostilité manifeste face à l’immigration juive massive au Québec, Montréal fut un point de rencontre important entre la communauté juive et francophone, où de réels efforts de rapprochements ont été faits.
Conclusion
Les lois sur l’immigration se sont assouplies progressivement dans les années 1950 et 1960, le pays ouvrant de nouveau ses portes à une immigration plus importante. À titre d’exemple, l’arrivée des « boat people » dans les années 1970, ces réfugiés asiatiques fuyant leur pays en bateau, pousse le gouvernement canadien à assouplir davantage sa politique d’immigration. Plusieurs de ces réfugiés viendront d’ailleurs s’établir au Québec. Si, aujourd’hui, le Canada et le Québec ont la réputation d’être une terre d’accueil, force est de constater qu’un examen de l’histoire des politiques d’immigration révèle une autre réalité. L’analyse des réactions autour de la question des réfugiés juifs nous offre, quant à elle, une fenêtre pour observer comment les débats autour de la charte ravivent parfois des sentiments virulents, et soulève des questionnements houleux autour de la question identitaire. Bien qu’il ne soit pas question de limiter l’immigration, mais bien de restrictions que l’on voudrait imposer sur la question des signes religieux, certains gestes et propos tenus dans la foulée de ces débats ne sont pas sans rappeler cette anxiété et cette agressivité face à l’immigration et à cet Autre, vécues par beaucoup de Québécois pendant la guerre. D’autre part, plusieurs ont observé qu’un des problèmes avec le débat autour de la charte est le glissement sémantique qui est fait en mettant en parallèle la question de la laïcité et la défense de valeurs dites « québécoises », issues d’un héritage canadien-français, donc occidental, chrétien et francophone. Ironiquement, les immigrants ciblés par les restrictions de la charte sont pourtant majoritairement francophones, et, qui plus est, issus de la promotion de l’immigration francophone faite par le Parti Québécois dans entre les années 1970 et 1990.
Ainsi, depuis la parution du projet de la charte, nous avons été témoins de plusieurs actes haineux envers les immigrants, plus particulièrement les musulmans, gestes, et aussi propos, qui, lorsqu’ils ne sont pas en réaction directe à la charte, sont la manifestation des sentiments soulevés par les débats l’entourant. Pensons notamment à l’incident avec le sang de porc à la mosquée au Saguenay, ou encore aux agressions envers des femmes voilées qui ont été rapportées. Des propos controversés sont aussi venus jeter de l’huile sur le feu, comme ceux du ministre Drainville sur « l’islamisation de Montréal », ainsi que ceux de Denise Filiatrault sur les femmes voilées. Avant même le projet de charte, nous avons pu observer quelques signes de ce « malaise » évoqué par le ministre Drainville, malaise face à la question de l’altérité et de l’identité. Le code de vie proposé par Hérouxville, il y a quelques années, en est un exemple frappant, qui n’est pas sans rappeler les incidents de Sainte-Agathe-des-Monts à l’été 1939. Ce pan, disons-le, plutôt obscur de notre histoire, devrait servir de mise en garde contre la répétition des attitudes adoptées par certains dirigeants et citoyens, qui peuvent parfois relever de la xénophobie et de l’ethnocentrisme, avec un soupçon de nativisme. C’est là une bien mauvaise recette. Nous ne sommes malheureusement pas à l’abri de la répétition d’erreurs que déjà commises, mais espérons, aujourd’hui, pouvoir apprendre des leçons de l’Histoire.
Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.
Karl Marx, Le 18e Brumaire de Louis Bonarparte
Pour en savoir plus
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