Avis concernant la consultation sur l’enseignement de l’histoire nationale

Publié le 1 janvier 2014

Par David Lefrançois, docteur, philosophe, didacticien et professeur à l’Université du Québec en Outaouais[1]

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Constat

Au tournant des années 2000, dans la plupart des démocraties libérales occidentales, l’on constate que les liens entre l’éducation à la citoyenneté et l’enseignement de l’histoire se renforcent peu à peu dans les programmes scolaires de sciences sociales et humaines au primaire et au secondaire. Ce constat n’a donc rien d’original ou de spécifique au Québec.

En Australie, par exemple, la première visée de l’enseignement de l’histoire est liée à l’éducation à la citoyenneté. Pour sa part, le programme d’histoire en Grande-Bretagne semble poursuivre des objectifs analogues au programme québécois actuel, lorsqu’il met l’accent sur l’enseignement-apprentissage de la méthode historique contribuant à former le citoyen critique et engagé. En France, le programme d’Histoire, géographie et éducation civique vise, entre autres, à « [s]e constituer des références culturelles pour mieux se situer dans le temps, dans l’espace, dans un système de valeurs démocratiques et devenir un citoyen responsable ».

Cependant, ce choix voulant que l’éducation à la citoyenneté passe surtout par l’histoire, s’il n’est pas justifié, peut paraitre arbitraire, inutile ou décoratif. Il faut ainsi l’argumenter et l’affirmer plus explicitement dans les programmes scolaires québécois d’enseignement de l’histoire nationale.

La position défendue ici n’est pas nouvelle et apparait déjà dans les lignes de certains textes officiels portant sur l’enseignement de l’histoire et des sciences sociales et humaines. Notamment, dans le programme d’histoire de l’État de la Californie, l’on explique que les compétences associées à la citoyenneté critique et active « […] require students not only to acquire core knowledge in history and social sci­ence, but also to develop the critical thinking skills that historians and social scientists employ to study the past and its relationship to the present. »

Renforcement des liens entre « histoire » et « citoyenneté »

Plus précisément, de quelle nature sont ces liens ? De quelle manière peut-on les interpréter et les définir ? Ils se trouvent d’abord dans la convergence entre la pratique historienne et la pratique politique. En effet, les attitudes et les aptitudes associées à la pratique de l’histoire et à celle de la citoyenneté se recoupent sur le plan de la démarche cognitive, procédurale et méthodologique : l’autonomie et la curiosité intellectuelles, l’esprit critique, la délibération rationnelle et la présentation d’arguments basés sur des preuves, l’acceptation conditionnelle et provisoire des interprétations « consacrées ». Autrement dit, ces liens s’établissent en raison des valeurs normatives intrinsèques incarnées par les meilleures pratiques de la science : créer et soumettre son interprétation, ses preuves, ses sources et sa méthode à la délibération publique ; s’interroger sur la valeur de tout discours sur le passé ou s’appuyant sur le passé. Tout cela a été exprimé maintes fois dans les écrits d’historiens, de théoriciens politiques ou de didacticiens des sciences sociales et humaines.

Toute version aseptisée, non-critique et édifiante de l’histoire à l’usage de l’éducation civique déroge aux normes que veulent suivre les historiens. Le propre de la démocratie consiste également à soumettre tout discours politique à la critique des citoyens, en vue de conduire à des choix rationnels et délibérés, bien que des contextes ou des arguments nouveaux puissent exiger de reconsidérer la valeur de certains choix. Cela rejoint une conception de la rationalité argumentative formaliste et procéduraliste telle que l’entend Jürgen Habermas.

Pour reprendre Sam Wineburg (Historical Thinking and Other Unnatural Acts, 2001), un auteur incontournable dans le domaine de la recherche sur le développement de la pensée historienne chez les adolescents, il existe quatre euristiques propres à la pratique idéale de l’histoire. Il s’agit de ce qui doit être transposé de la classe à la vie politique pour outiller l’action et la pensée (y compris quand on « doit » produire ou évaluer des discours « du passé », « sur le passé » ou « sur le présent qui s’appuient sur le passé », au moment de voter, de manifester, de négocier une convention collective, de lire ou d’écrire une opinion dans un journal ou un blogue, de participer à un regroupement civil, à un conseil scolaire, etc.). Ces euristiques caractérisant la pensée historienne sont (1) la pratique de la lecture approfondie (lire en examinant attentivement ce que dit une source et le langage utilisé pour le dire), (2) l’euristique des sources (considérer l’attribution d’un document ou d’un discours), (3) l’euristique de la contextualisation (situer le document et les évènements qu’il rapporte dans le temps, l’espace et le social), (4) l’euristique de la corroboration (vérifier les points d’accord et de désaccord dans plusieurs sources). Cependant, réfléchir de façon historienne pour participer à des délibérations sur des enjeux sociaux demande une pratique et un développement des euristiques. Par exemple, grâce à l’enseignement de l’histoire, l’élève prend conscience que l’on ne peut réellement comprendre un texte sans connaissance de son contexte de production. D’ailleurs, un site Web auquel contribue largement Sam Wineburg fournit des exemples d’activités à réaliser en classe centrées sur les euristiques, ainsi que sur les stratégies et les techniques de lecture propres à la pensée historienne.

Bien entendu, ces activités tiennent compte des plus récentes recherches empiriques montrant que les adolescents ont la capacité de discuter de l’authenticité et de la validité des sources. Si certaines recherches ont observé que l’encadrement préalable et continu de l’enseignant (à l’aide de questions et d’enseignement explicite de concepts, par exemple) permettait aux élèves de développer la pensée historienne, d’autres ont montré l’importance de la confrontation des interprétations entre élèves pour maitriser ce mode de pensée.

Pour traiter de questions socialement et politiquement vives en classe, il faut ménager une place de choix à l’analyse des conditions d’énonciation, des agents individuels et collectifs, des intérêts en présence, des témoins, des commentateurs, des conditions matérielles, etc. Les espaces de liberté des agents sociaux, leurs contraintes, les manières dont ils jouent avec le passé et argumentent en s’y référant, à un moment donné dans un contexte donné, deviennent des objets d’étude. Il s’agit d’une démarche de mise entre parenthèses des jugements moraux sur l’altérité. Comment l’histoire peut-elle contribuer ? Notamment en tenant ensemble actions et contextes, pour paraphraser un collègue didacticien français, Sylvain Doussot. « Loin du paradigme pédagogique positiviste, dit-il, elle suppose un travail sur les récits disponibles : ceux des débatteurs, mais aussi ceux de l’observateur. Mais elle suppose aussi des critères pour évaluer ces différents récits. C’est à ce niveau que les différentes disciplines des sciences sociales peuvent constituer des ressources pour faire face à ces problèmes politiques ».

Les liens entre l’éducation à la citoyenneté et l’enseignement de l’histoire se trouvent ensuite dans le fait que l’élève peut saisir l’incidence des actions humaines sur le cours de l’histoire et prendre conscience des possibles. Qui fait l’histoire ? Qui sont les agents collectifs de l’histoire ? L’engagement social est-il en mesure de changer quelque chose dans l’histoire ?

L’étude de l’histoire peut aider les élèves à reconnaitre l’action humaine comme moteur de l’histoire ; certains soutiennent que les élèves conscients de leur agentivité historique (c’est-à-dire se considérant comme les coauteurs de leurs propres actions et de l’histoire) seront plus motivés à agir politiquement. En effet, l’éducation à la citoyenneté imbriquée à l’enseignement de l’histoire peut se révéler une formation capacitante, si cet enseignement est vu comme l’un des moyens de conscientisation au sens freirien, par l’étude des groupes de personnes et de leurs contextes sociaux qui, immergés dans des situations d’exploitation ou d’oppression, ont été interpelés par ces situations et ont visé à les changer (et, dans certaines conditions, réussi à le faire).

Si la compétence « construire/consolider sa conscience citoyenne à l’aide de l’histoire » demeure au programme, alors elle doit conduire les élèves à se comprendre comme des sujets d’une histoire complexe qu’ils considèrent pouvoir, au moins en partie, influencer dans des débats sociaux et des actions au sein de l’espace public. En même temps, il faut considérer que les actions des agents exerçant des choix pour maintenir ou changer les conditions héritées du passé sont complexes et impliquent maints facteurs qui ne sont pas subjectifs : mentalités, normes, contextes socioéconomiques, etc.

Enseigner l’histoire et éduquer à la citoyenneté doit offrir des contenus et des situations d’apprentissage permettant aux élèves de se comprendre eux-mêmes comme des agents, des sujets – plutôt que des objets – de l’histoire, conscients de leur faculté de contrôle et de leur imputabilité (partielle) des évènements et des processus de l’histoire.


[1]Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a lancé, en novembre 2013, une consultation visant le renouvellement de l’enseignement de l’histoire du Québec. Dans le cadre de celle-ci, les organisations et personnes intéressées par l’enseignement de l’histoire ont été invitées à déposer un mémoire afin de présenter leur point de vue sur la question. Le texte ci-dessus est l’un des mémoires déposés lors de cette consultation.