Cartographier les soins fugitifs : dérives noires, mémoire et résistance queer à Tiohtià:ke

Publié le 19 mai 2025

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Mousseau, V. (2025). Cartographier les soins fugitifs : dérives noires, mémoire et résistance queer à Tiohtià:ke. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13493

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Mousseau Vincent. "Cartographier les soins fugitifs : dérives noires, mémoire et résistance queer à Tiohtià:ke." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13493.

Vincent Mousseau, M.Sc. T.S., Doctorant en études noires
Faculté des sciences de la santé, Université Dalhousie

Photo de Tyler Sakil sur Unsplash

La dérive comme refus

Je marchais sans but ce jour-là. Pas par paresse ou par luxe, mais parce que c’est souvent comme ça que je me retrouve, dans les interstices entre les obligations, les attentes, les lieux de rendez-vous. Tiohtià:ke me parle quand je la traverse sans destination. Je longe les ruelles, les stations de métro, les fronts industriels oubliés, et j’écoute ce que la ville ne dit pas à voix haute. C’est une manière de survivre, mais aussi une manière de se souvenir.

Pour plusieurs, la ville est un ensemble de repères fixes : des adresses, des horaires, des institutions. Pour moi, pour nous, c’est aussi un territoire de soins improvisés, de mémoire partielle et souterraine, d’errance nécessaire. Une mémoire qui ne s’inscrit pas dans une continuité linéaire, mais qui surgit par éclats — dans les corps, les gestes, les traces furtives laissées dans l’espace. Ce que les Situationnistes appelaient la dérive, je le vis comme une pratique noire queer de refus. Refus de l’assignation. Refus de l’archive officielle. Refus des structures de soin qui ne nous reconnaissent que pour nous trahir.

Dans ce texte, je propose de penser la dérive noire queer comme une forme de soin spéculatif : une manière de soin encore sans langage stable, qui s’invente dans l’absence de structures, dans les gestes, les détours, les présences furtives. Ce soin imagine ce qui n’a pas encore été permis —ce qui n’a pas encore eu le droit d’exister, ce qui échappe à la logique institutionnelle de la réparation. À partir de mon expérience vécue et de mes recherches sur les communautés noires queer à Montréal, j’explore comment ces pratiques spatiales deviennent des stratégies de résistance, de mémoire, et de reconstruction de nos histoires et de nos identités, en dehors des cadres qui cherchent à nous effacer ou à nous rendre lisibles.

Mais cette mémoire n’est pas un récit figé, ni une identité stable à revendiquer. Elle se refuse aux cadres rigides de l’histoire officielle comme aux assignations identitaires. Elle dérive, glisse, se transforme. Elle ne cherche pas à fixer un sens, mais à laisser place à la variation, à l’écart, à la possibilité d’être autrement. Ce refus de l’ancrage définitif est aussi une manière de survivre — en mouvement, en fragment, en réinvention constante.

Tiohtià:ke comme lieu de mémoire noire queer

Montréal n’a jamais été un espace neutre. Derrière les façades patrimoniales et les noms de rues se cache une histoire marquée par l’effacement des présences noires, et encore plus des présences noires queer. Si l’on connaît un peu l’histoire des communautés haïtienne, jamaïcaine ou afro-néo-écossaise, on parle rarement de la manière dont ces communautés ont aussi été traversées par des identités et des pratiques queer, souvent rendues illisibles par respectabilité, silence ou violence.

Les récits dominants sur la ville valorisent une certaine idée du vivre-ensemble, de l’interculturalité polie. Mais ils laissent peu de place aux vécus qui dérangent cette image : ceux qui ne sont ni rentables, ni célébrés, ni assimilables.

Les identités noires queer ne cadrent pas avec les figures attendues de la diversité — l’immigrant modèle, la mère courageuse, le survivant inspirant. Mais elles ne correspondent pas non plus aux stéréotypes tolérables de la marginalité — l’artiste tourmenté, le militant emblématique, la différence célébrée sous conditions. On ne sait pas où nous placer. On nous regarde comme une anomalie sans récit. On nous oublie comme une gêne qui ne rentre dans aucun cadre, ni dans ceux de la norme, ni dans ceux de l’exception reconnue.  Dans les quartiers où je marche, que ce soit à Hochelaga, Centre-Sud, Parc-Extension ou NDG, les absences pèsent aussi lourd que les présences. Peu de plaques, peu d’archives, peu de reconnaissance du fait que des personnes noires queer ont habité, aimé, créé ici. Même les espaces communautaires où l’on aurait pu exister se ferment ou se transforment, absorbés par des logiques de gentrification ou d’institutionnalisation. Le corps noir queer, surtout quand il est trans, pauvre, travailleur du sexe ou non conforme, devient presque inconcevable dans l’imaginaire collectif de la ville.

Et pourtant, la mémoire circule. Pas celle des récits officiels, linéaires, mais une mémoire affective, fragmentaire, qui échappe aux cadres de l’histoire telle qu’on la consigne. Elle résiste dans les marges, dans les ruelles, dans les sous-sols où des bals ont eu lieu, dans les soupirs échappés sur des balcons à minuit. Elle passe par des archives sensibles : une chanson entendue en passant, un graffiti effacé trop vite, un regard complice entre inconnu·es. Les soins noirs queer ne se trouvent pas dans les hôpitaux, les écoles ou les archives publiques. Ils prennent forme dans les gestes partagés, les mots codés, les pratiques de soin improvisées.

Tiohtià:ke est traversée par ces mémoires, même si la ville refuse de les inscrire. Elles circulent à la fois dans l’espace et dans le temps, portées par les lieux que nous habitons, les gestes que nous répétons, les silences que nous partageons. C’est justement cette mémoire vivante et souterraine que la dérive me permet de retrouver, non comme un retour vers le passé, mais comme une traversée active de ce qui persiste, se transforme, et continue d’exister malgré l’oubli.

Photo de Jay Alexander sur Unsplash

Le soin noir queer comme pratique de résistance

Quand on parle de « soin » dans les cadres institutionnels, on pense souvent à des services codifiés, professionnalisés, offerts par l’État, les hôpitaux ou les organismes communautaires. Des interventions structurées, évaluées, documentées. Mais pour les personnes noires queer, ces lieux sont souvent synonymes de surveillance, d’incompréhension, voire de violence. Il y a ce moment où ton corps devient un dossier. Où ta douleur est suspecte. Où ton identité est pathologisée, ou ignorée. Le soin, pour nous, prend souvent des formes invisibles, temporaires, informelles, mais essentielles.

Nous avons appris à tisser d’autres circuits. C’est dans les houses de la scène kiki ballroom, dans les amitiés qui durent malgré les ruptures, dans les appels à trois heures du matin ou les silences compris sans avoir à expliquer, qu’on invente des formes de soutien qui échappent aux logiques bureaucratiques. On apprend à survivre ensemble, à se protéger les un·es les autres, à guérir sans reconnaissance officielle. Il ne s’agit pas ici de réparation individuelle, mais d’un refus collectif de disparaître, y compris de disparaître sans laisser de traces. Pas d’un soin de réparation, mais d’un soin de maintien, de présence, de lien.

Ce soin est donc aussi un refus. Un refus d’être réduit·e à une case administrative. Un refus de se conformer à des protocoles qui ne reconnaissent pas la complexité de nos existences. Il s’incarne dans des gestes simples, porteurs d’une mémoire vivante : transmissions informelles, savoirs affectifs, gestes hérités ou réinventés face à l’oubli.  Passer une soupe, partager un mot de passe, héberger quelqu’un·e sans poser de questions : autant d’actes qui ravivent des liens que l’histoire dominante a souvent effacés. Ce sont aussi des gestes risqués : sortir de chez soi, aider un·e autre quand on n’a pas grand-chose, créer un espace où personne n’a à se justifier. Même dans l’improvisation, il y a transmission, résistance et soin.

Ces pratiques ne sont pas seulement des réponses à l’abandon; elles sont des gestes politiques. Elles affirment que nous méritons de vivre, même sans l’approbation ou la validation des systèmes qui nous ont toujours marginalisé·es. La scène ballroom, par exemple, ne se contente pas de créer du spectacle : elle construit des filiations choisies, des systèmes de reconnaissance, des espaces où la vie noire queer peut non seulement exister, mais briller. Marcher un bal, ce n’est pas juste performer un genre ou un style : c’est affirmer une présence dans un monde qui cherche à t’effacer. En d’autres termes, c’est de s’inscrire dans l’histoire. C’est dire : je suis là, même si tu ne me regardes pas. Même si tu refuses de me voir.

Dans ces gestes, ces routines, ces rassemblements, il y a une résistance qui ne se nomme pas toujours ainsi. Celle-ci n’est pas toujours spectaculaire. Mais elle est tenace      . Elle prend notamment la forme d’un soin enraciné dans le quotidien, dans la débrouille, dans l’amour radical, dans la répétition de gestes qui disent « je te vois », « je te crois », « je veux que tu restes en vie », « je refuse que l’on nous efface ».

Cette forme de soin, radicale, ancrée, improvisée, relève de ce que j’appelle le soin spéculatif : une pratique qui ne guérit pas en restaurant l’ordre, mais en cultivant ce qui n’a jamais été autorisé à s’épanouir. Un soin qui imagine d’autres mondes dans les interstices du présent, sans attendre qu’on le reconnaisse comme légitime.

Et c’est justement cette forme de soin, non institutionnalisée, non domestiquée, profondément relationnelle, que je vois comme une des pratiques de résistance les plus puissantes de nos communautés. Parce qu’elle refuse l’abandon comme destin. Parce qu’elle transforme l’invisible en lien.

Contre-cartographier la ville

Contre qui trace les cartes officielles de la ville, il y a celleux qui la traversent autrement. Ceux qui marchent sans être attendus. Celles qui évitent les regards. Celleux qui inventent des trajets qui n’apparaîtront jamais dans un guide touristique. La ville n’est pas neutre : elle désigne qui peut s’y attarder, qui peut s’y rassembler, qui peut y exister sans peur. Elle assigne des fonctions aux quartiers, trie les corps qui les traversent, et nomme certains espaces comme « sécuritaires », mais pour qui, et à quel prix?

Contre-cartographier, c’est refuser les trajets imposés, les itinéraires optimisés, les zones de danger qu’on évite sans même les nommer. C’est réinventer notre manière d’habiter l’espace à partir de notre vulnérabilité, de notre mémoire, de notre désir. C’est créer des lignes de fuite qui ne visent pas l’évasion, mais la survie. C’est aussi une manière de rester en vie sans se faire lire, sans se faire consommer, mais en refusant l’oubli.

La dérive devient ici un outil. Pas un luxe d’artiste ou d’intellectuel·le désœuvré·e, mais une méthode de résistance quotidienne. En refusant les routes balisées, je cherche les lieux de mémoire vivante, les traces d’une présence que la ville a voulu effacer. Une ruelle où un bal s’est tenu. Un parc où une conversation a sauvé une vie. Un couloir de métro où deux regards se sont croisés dans la fatigue et l’espoir. Ces lieux n’existent pas sur Google Maps. Ils survivent dans nos corps, dans nos récits, dans nos silences.

Contre-cartographier, ce n’est pas dessiner un plan alternatif sur papier glacé. C’est tracer dans l’éphémère, dans le fugitif. Ce sont des itinéraires de soin et de survie, faits de repères affectifs, de présences fragiles, de trajets partagés à voix basse. Ce sont aussi des absences que l’on apprend à reconnaître : les commerces du Village qui n’existent plus, les ami·es qu’on a perdu·es, les rues qu’on évite parce qu’on y a été blessé·e. C’est faire de la mémoire un outil de navigation, même quand elle n’a pas d’ancrage matériel.

La carte n’est pas le territoire, surtout pour celles et ceux qu’on n’a jamais voulu y inscrire. Pour nous, les cartes officielles sont souvent des actes d’effacement. Elles parlent de redéveloppement, de revitalisation, de sécurité publique. Mais elles oublient de dire ce qui a été détruit pour rendre ces projets possibles. Elles oublient de nommer qui a été déplacé, qui a été sacrifié, qui n’a jamais été censé être là.

Chaque détour devient un acte politique. Chaque arrêt imprévu est une manière de dire : nous sommes là, même si vous ne nous voyez pas. Nous insistons, même sans autorisation. Et ce refus de l’effacement, ce choix de ne pas disparaître malgré l’invisibilisation, c’est aussi une manière d’aimer. Une manière de tisser du lien dans un espace qui ne nous a jamais promis l’appartenance.

C’est ça, contre-cartographier : marcher pour ne pas se perdre, s’arrêter pour se retrouver, tracer sans permission ce que personne d’autre ne veut voir.

Nous restons, nous revenons, nous reconstruisons

Il n’y aura pas de monument pour nos dérives. Pas de plaque commémorative pour ces trajets incertains, pour ces lieux où l’on s’est retrouvé·es, réconforté·es, relevé·es. Et pourtant, ces fragments font mémoire. Ils portent le poids du refus, de la tendresse, de la persistance.

Nous ne cherchons pas à bâtir un système. Nos pratiques de soin n’ont pas de budget, pas de charte, pas de numéro d’organisme. Elles vibrent dans l’instant, dans le regard, dans la présence silencieuse. Et c’est précisément cela qui les rend puissantes : intranscriptibles, inappropriables, vivantes.

Nous restons. Malgré les fermetures, les déplacements, les violences, les effacements, nous restons. Nous revenons, parfois changés, parfois meurtris, mais jamais tout à fait partis. Et chaque retour est une reconstruction. Non pas vers un idéal, mais vers une possibilité : celle d’un monde qui ne nous exige pas de nous traduire pour survivre.

Dans la dérive, il y a cette promesse : que le soin peut être un souffle partagé, un fragment transmis, une mémoire vivante. Que même dans l’effacement, il y a une forme de présence. Et que dans nos chemins improvisés, nos corps tracent une autre histoire de cette ville. Une histoire où la résistance s’écrit à hauteur d’ami·es, de pas, de rires et de gestes. Une histoire qui insiste : nous sommes là, et nous aimons encore.