Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

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IL N’Y A PAS DE SOLIDARITÉ DANS UNE MÉRITOCRATIE : LA PRÉCARITÉ DANS LA PROFESSION D’HISTORIEN.NE AU CANADA

Un rapport de Steven High, vice-président de la Société historique du Canada

 « Nous aimons tous profondément ce que nous faisons….. Cet amour nous est enlevé par nos institutions, nos employeurs et nos administrateurs. Il est utilisé pour nous exploiter chaque fois que nous faisons du travail supplémentaire ou que nous soutenons les étudiants que nous enseignons, que nous corrigeons correctement les travaux même si nous ne sommes pas assez payés pour le faire, ou que nous mettons au point un plan de cours juste comme il faut même si on ne nous a donné qu’une semaine pour le faire. » – Le Dr Jeremy Milloy, table ronde de la SHC, janvier 2021 (traduction de la version anglaise originale qui a été publiée sur Active History)

« À tous les professeur.e.s titulaires et non titulaires qui ont et n’ont pas encore signé la lettre : faîtes votre part et agissez. Vous bénéficiez d’un système qui exploite systématiquement le travail des instructeur.trice.s précaires et des étudiant.e.s diplômés. Vous pouvez penser que cela n’a rien à voir avec vous, mais c’est bien le cas. Vous pouvez vous tourner les pouces et dire que c’est le département, mais vous êtes le département. Vous pouvez dire que c’est l’administration, mais vous êtes l’administration. Vous avez le pouvoir et la sécurité d’emploi, et la capacité de faire de vrais changements dans la vie de tant de gens. C’est à vous de l’utiliser » – La Dre Andrea Eidinger, table ronde de la SHC, mars 2021 (traduction de la version anglaise originale qui a été publiée sur University Affairs)

La Société historique du Canada doit reconnaître la précarité au sein de notre discipline pour ce qu’elle est : une forme de violence structurelle. Les structures « collégiales » au sein du monde universitaire engagent les professeur.e.s à temps plein dans un système qui, sans nous être attribuable, est fondamentalement injuste et exploiteur. 

Comme l’a montré Rob Nixon, la violence structurelle est une violence lente qui est normalisée à un tel point que beaucoup ne la reconnaissent même pas comme une violence. L’absence de prise en compte de la précarité dans nos universités a été favorisée par l’idée corrosive que nous vivons et travaillons dans une méritocratie : les « meilleur.e.s » candidat.e.s trouvent un emploi à temps plein. D’une part, l’intériorisation de l’idée de méritocratie a poussé de nombreux enseignant.e.s précaires et jeunes diplômé.e.s à la recherche d’un emploi à douter d’eux-mêmes. Si seulement ils ou elles avaient travaillé plus dur, publié plus, rencontré plus de gens : le résultat aurait pu être différent. D’autre part, la pensée méritocratique a servi à réconforter les personnes qui sont dans une position enviable : elle a effectivement dépolitisé la précarité et rendu la violence structurelle presque invisible aux autres. Il n’y a pas de solidarité dans une méritocratie.

Émanciper l’histoire. Pour une histoire de la Multitude

Par Catherine Larochelle, Université de Montréal[1]

Je sortais tout juste de la lecture du livre de Laurence De Cock, de Mathilde Larrère et de Guillaume Mazeau, L’histoire comme émancipation[2], dont je devais faire une recension, lorsque je suis tombée sur ce livre – jamais ouvert, malgré les années – dans ma bibliothèque : Grammaire de la multitude, de Paolo Virno[3]. Ce mot – multitude – m’a tout de suite semblé être le morceau manquant du projet d’histoire émancipatrice défendu par cette triade d’historien.ne.s engagé.e.s. Dans son essai, Virno s’attarde au couple peuple/multitude comme conceptualisation du corps social, le second terme devant remplacer le premier, selon lui, pour comprendre les formes contemporaines de la vie sociale. « Le peuple est le résultat d’un mouvement centripète : à partir des individus atomisés vers l’unité du « corps politique », vers la souveraineté. L’Un est l’issue extrême de ce mouvement centripète. La multitude, par contre, est le résultat d’un mouvement centrifuge : de l’Un au Nombre[4] », écrit Virno, mentionnant au passage le beau défi que pose la « multitude » à l’analyse, concept sans lexique, sans codes, et – presque – sans histoire[5]. Il y a là une dialectique fondamentale entre d’une part, l’Unité, l’universel et, d’autre part, la Multitude, la singularité. L’histoire, comme discipline, incarne cette injonction dialectique : astreinte à produire un récit apte à inclure et à rendre lisible la cacophonie de l’expérience humaine singulière et universelle, individuelle et collective, intime et partagée.

On retrouve dans le livre de De Cock, Larrère et Mazeau, cette tension entre un appel en faveur d’une émancipation collective et l’engagement pour une historicisation des expériences de la « multitude », forme historique et contemporaine du corps social, qui permet de porter enfin la voix des oublié.e.s de l’histoire. En revenant sur les différents thèmes abordés dans ces deux ouvrages, je proposerai l’établissement d’un nouveau paradigme pour la discipline historique – une histoire de la multitude – qui s’attaque aux différentes dimensions de la praxis historique universitaire : le récit national et l’écriture de l’histoire, les conditions du travail historien et l’histoire dans la cité. 

Ce texte ne constitue pas une recension de L’histoire comme émancipation, on l’aura compris. Inspirée par la lecture de ce livre et d’autres, je présente plutôt ici un essai sur l’imbrication entre l’écriture des histoires et les formes actuelles de leur fabrication universitaire[6]. Les historiographes me donneront raison, je l’espère : il est impossible de faire l’économie de la relation étroite qui lie le contenu de l’énonciation des conditions matérielles de sa production.

Quelle université pour quelle société? Petite histoire du débat intellectuel entourant la question universitaire franco-ontarienne*

Michel Bock, professeur d’histoire, Université d’Ottawa

François-Olivier Dorais, professeur d’histoire, Université du Québec à Chicoutimi

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Crédit : RÉFO (Regroupement des étudiants franco-ontariens)

À la suite des décisions récentes du gouvernement Ford, la question universitaire franco-ontarienne a fait un retour en force dans l’actualité. Rappelons que le premier ministre ontarien a décidé, dans sa mise à jour budgétaire du 15 novembre dernier, de mettre un terme au projet de l’Université de l’Ontario français, en plus d’intégrer le Commissariat aux services en français au bureau de l’ombudsman de l’Ontario et d’annuler une aide financière promise au théâtre La Nouvelle Scène d’Ottawa. Depuis, plusieurs représentants de la communauté franco-ontarienne ont manifesté leur désaccord et leur colère en demandant au gouvernement de revenir sur sa décision, d’autant que ce projet d’université, adopté sous forme de projet de loi en 2015, était sur le point de voir le jour à Toronto et en voie d’accueillir sa première cohorte d’étudiants en 2020. Les Franco-Ontariens ont même pu compter sur l’appui récent de l’Institut d’histoire de l’Amérique française qui, dans les pages du Devoir du 21 novembre dernier, a dénoncé l’abolition de cette université au motif qu’elle portait « entrave à la constitution du lien social et le maintien du bien commun[1] » pour la minorité franco-ontarienne. Depuis, cette lettre a recueilli plus de deux cent signatures de la part de professeurs du Québec et de l’Ontario.

            Si la question universitaire occupe une telle place dans l’espace public franco-ontarien ces dernières années, c’est parce que l’université n’est pas tout à fait une institution comme les autres et qu’elle joue un rôle de structuration sociétale particulier. Elle est un lieu qui contribue à l’édification et à la permanence des cultures et des sociétés, un lieu dont la mission première est d’engendrer la réflexion et le débat sur leur finalité au-delà des contingences, des besoins, voire des tendances intellectuelles du moment. Cette réflexivité propre à l’institution universitaire lui confère une mission existentielle qui la conduit à transcender les impératifs purement stratégiques et circonstanciels auxquels certains voudraient l’astreindre. Cette fonction normative de l’université en fait une institution vitale au projet de société franco-ontarien, si tant est que, comme l’indiquait Joseph Yvon Thériault à propos de l’Acadie et de l’Université de Moncton, « [i]l faut se croire une société pour avoir la prétention de pouvoir s’offrir une université[2] ».

Pour l’Université de l’Ontario français

Avec deux lignes de son énoncé budgétaire, le gouvernement de Doug Ford a annoncé le 15 novembre dernier l’abolition de l’Université de l’Ontario français. Joint à la fermeture du Commissariat aux services en français, ce geste atteint les droits acquis des francophones de l’Ontario à l’éducation postsecondaire exclusivement dans leur langue, des droits qu’ils ont obtenus de haute lutte avec la création de l’Université le 1er juillet dernier. À notre connaissance, il s’agit d’un précédent dans le monde contemporain : pour la première fois, un État abolit une université pour des considérations budgétaires. Ce précédent remet en cause le rôle accordé au haut savoir et le maintien d’une communauté, principes au cœur même de notre vie en société

Au-delà de la simple préparation à l’emploi, une université est une institution cruciale dans toute communauté. C’est encore plus le cas si celle-ci est minoritaire. L’université, est un lieu d’émancipation et de responsabilisation. Grâce à la formation des personnes et au développement des connaissances, elle habilite les citoyens et les citoyennes à l’exercice de leurs droits. En étant en contact avec le haut savoir, il est possible de faire des choix éclairés et de contribuer pleinement à son épanouissement individuel comme collectif.

L’économie politique de la liberté académique

Par Marise Bachand, professeure d’histoire américaine de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) en lock-out

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Mathieu Plante tenant une pancarte réalisée par Fannie Hamel Thibault lors du rassemblement étudiant contre le lock-out, Trois-Rivières, 7 mai 2018.

Dans la soirée du 1er mai 2018, Journée internationale des travailleurs et travailleuses, le recteur de l’Université du Québec à Trois-Rivières annonçait par voie de communiqué qu’il mettait les 445 professeur.e.s de l’institution en lock-out. Leur convention collective était échue depuis un peu moins d’un an. Ce n’était pas tant la lenteur des négociations ou l’imminence d’une grève qui poussait la direction de l’institution à agir, mais plutôt l’obligation d’embaucher une trentaine de nouveaux professeur.e.s durant l’été. Au pays de Maurice Duplessis, les recteurs n’ont pas peur de prendre des décisions « courageuses et responsables »[1]. Déjà en 2008, l’administration universitaire de l’UQTR avait profité du congé pascal pour mettre ses professeur.e.s en lock-out.

À l’instar de nombreux collègues, j’ai multiplié les gestes illégaux dans la journée du 2 mai : écriture de mon livre, planification des recherches en archives de l’été, correction du travail d’un étudiant à la maitrise, préparation du congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française qui se tiendra au campus de l’UQTR à Drummondville l’automne prochain. Une journée comme tant d’autres dans la vie d’une professeure en sabbatique. Je me suis dit, ce jour-là, qu’il était grand temps d’assumer pleinement ma liberté académique, d’affirmer haut et fort que dans ce métier, ce qui compte le plus ne se compte pas.

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