Entrevue avec Benoit Marsan

Publié le 1 juillet 2016

Par Cory Verbauwhede, doctorant en histoire à l’UQÀM

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Le colloque "Question sociale et citoyenneté" se tiendra à l'UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Le colloque « Question sociale et citoyenneté » se tiendra à l’UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Benoit Marsan, candidat au doctorat en histoire du Centre d’histoire des régulations sociales et chargé de cours à l’UQAM et à l’UQO, vient de publier un ouvrage sur le Parti communiste du Canada et les sans-emploi pendant la crise des années 1930 à Montréal. Il propose d’analyser le rôle de leur mobilisation dans la construction du problème social qu’est le chômage.

Selon Benoit Marsan, c’est grâce à la mobilisation citoyenne des sans-emploi et à leurs demandes de droits et de justice sociale que le principe de l’assurance a acquis une véritable légitimité au Québec et au Canada dans les années 1930. Paradoxalement, le chômage est devenu constitutif de l’identité de classe des travailleurs, en tant que risque partagé dont il faut pouvoir se prémunir[1].

Cory Verbauwhede : Parlez-nous un peu du phénomène que certains décrivent comme « l’invention du chômage ».

Benoit Marsan : Pour schématiser, il y a deux principaux courants historiographiques. Le premier part du point de vue de l’État et des élites, et le deuxième adopte la perspective des sans-emploi. Ces deux courants ne portent pas le même regard sur le chômage en tant que phénomène.

Par exemple, Christian Topalov étudie comment le mouvement philanthropique et les réformateurs sociaux s’intéressaient au problème du chômage à la fin du XIXe siècle et comment l’État en est venu à intervenir sur le phénomène. C’est donc une histoire qui part du haut de la structure sociale et qui est très institutionnelle. Pour ces analystes, le chômage apparaît lorsqu’on commence à comptabiliser les statistiques en vue de la mise en place de programmes qui nécessitent de distinguer les sans-emploi des pauvres en général, notamment afin de réguler davantage le marché du travail.

L’autre courant, dont je fais partie, est d’inspiration plutôt marxiste. Ces penseurs comprennent le chômage comme l’envers de la médaille de la transformation du travail et plus particulièrement de la généralisation du salariat. Leurs études se focalisent plus sur les batailles des travailleuses et travailleurs afin de changer leurs conditions de vie. Le phénomène que l’État désignera « chômage » existait avant son intervention et ces travaux font une histoire vue « d’en bas » afin de comprendre comment ces nouvelles désignations sont imposées « d’en haut » et de relever les résistances qui y sont opposées, l’idée étant de partir de la perspective de la classe ouvrière. Ainsi, lors des premières manifestations de sans-travail en Angleterre en 1817, le terme « chômage » n’existait pas, mais la situation vécue n’en était pas moins réelle. Les élites voyaient les sans-emploi comme une menace et cherchaient à endiguer, à contrôler et à réguler leurs multiples mouvements de revendications, par des interventions souvent philanthropiques et parfois étatiques. Bref, dans cette perspective, le chômage précède en quelque sorte son « invention ».

Cory Verbauwhede : Quand émerge cette notion officielle de chômage?

Benoit Marsan : Cela dépend des pays. En Angleterre, le berceau de la Révolution industrielle, la généralisation du salariat est apparue plus tôt qu’au Canada, qui a été une société rurale jusqu’à plus récemment. Ainsi, les premières lois d’assurance contre le chômage dans ces deux pays datent respectivement de 1911 et de 1940. À titre de comparaison, celle des États-Unis a été adoptée en 1937. Ces pays n’ont pas vécu exactement la même chose en même temps, mais la logique d’évolution était similaire : face à l’extension du salariat, les manifestations des sans-emploi ont poussé les élites à voir le chômage comme un problème social. Ces points de comparaison deviennent intéressants pour identifier des tendances, tout en gardant à l’esprit que certains aspects du problème ont des caractéristiques qui sont propres aux différents contextes nationaux. L’historiographie récente est de plus en plus transnationale et comparative, même si une véritable histoire globale des sans-emploi reste à faire.

Cory Verbauwhede : Le livre que vous venez de publier chez M Éditeur, Battez-vous, ne vous laissez pas affamer!, analyse le rôle du Parti communiste du Canada (PCC) dans la lutte des sans-emploi dans les années 1930. Quel effet le mouvement communiste a-t-il eu sur les enjeux entourant la protection contre le chômage?

Benoit Marsan : Dire que les programmes d’assurance-chômage ont été mis en place pour éviter l’extension du communisme serait trop simple, mais il y a du vrai dans cette notion. C’est notamment la thèse du contrôle social développée dans le contexte américain par Richard Cloward et Frances Fox Piven, dans leur œuvre classique Regulating the Poor. The Functions of Public Welfare. Pour eux – et je schématise – en période de crise et de contestation populaire, l’État augmente sa contribution en matière de secours et de programmes sociaux pour endiguer la grogne, et en période d’accalmie, il la diminue, jusqu’à la prochaine crise.

Au Canada, dans les années 1930, les communistes étaient la principale force politique à organiser les sans-emploi, à l’instar de ce qui se passait dans le reste du monde occidental. Dans les grands centres industriels canadiens, comme dans les camps de travail, ils ont mis sur pied des organisations, des comités de rue et de quartier, et ils ont organisé la lutte. Une fois en place, ces regroupements ont revendiqué la mise en place d’un régime d’assurance-chômage à caractère non-contributif et une amélioration des conditions de secours. Bien entendu, l’agitation n’avait pas la même force partout au pays, prenant notamment une plus grande ampleur dans l’Ouest qu’en Ontario ou au Québec.

Cory Verbauwhede : Au-delà d’un rôle direct, la peur d’activités « séditieuses », notamment de la part de membres du PCC, a sûrement eu une influence importante sur le cours des événements?

Benoit Marsan : La peur réelle ou imaginée de l’État envers la généralisation des troubles sociaux est un élément central pour comprendre comment l’État a géré la question du chômage dans l’entre-deux-guerres. À l’époque, le mot « communiste » était un « buzzword » tout comme le mot « terroriste » l’est maintenant. Les autorités faisaient si peu de distinctions entre les différents mouvements sociaux que, d’une part, les communistes et les socialistes étaient vus comme un bloc homogène, et de l’autre, même des organisations de sans-emploi pro-catholiques plutôt de droite se voyaient attribuer le label de « communiste ». Sur ce point, il faut absolument lire Seeing Reds. The Red Scare of 1918-1919, Canada’s First War on Terror par Daniel Francis.

Même s’il n’y avait pas de vraie menace de révolution au Canada, la peur de la part des élites était pour sa part bien réelle. Cette peur miroitait celle qui était ressentie en Europe. Les appréhensions qui ont surgi après la Révolution bolchévique ont ainsi mené à la « Peur rouge » (« Red Scare ») de 1918-19 : le Bureau de la censure, créé pendant la guerre, a été renforcé et c’est aussi dans ce contexte qu’a été formée la Gendarmerie royale du Canada. Plusieurs dirigeants syndicaux ont été emprisonnés et des organisations et journaux ont été interdits. C’est aussi en 1919 qu’a été adopté le fameux article 98 du Code criminel sur les activités séditieuses en vertu duquel on pouvait même déporter des citoyens britanniques qu’on accusait de faire partie d’organisations interdites. Ces dynamiques n’étaient pas purement le résultat de politiques ouvrières répressives; elles participaient aussi d’une logique coloniale raciste. Par exemple, il était interdit de tenir des rassemblements publics dans certaines langues.

Dès la fin de la Première Guerre mondiale, la réintégration des vétérans était déjà une préoccupation majeure des autorités, sans compter tous les événements qui ont entouré ce que l’on a nommé la « Révolte ouvrière ». La crise inflationniste et le chômage qui ont immédiatement suivi la Première Guerre mondiale ont donné lieu à plusieurs mouvements de contestation à travers le Canada de la fin de la guerre jusqu’au milieu des années 1920, et notamment lors de la grève générale de Winnipeg en 1919. Ces problèmes sont palpables dans les délibérations de la Commission des relations industrielles en septembre 1919. Le problème du chômage y est déjà un aspect important, et un réseau de bureaux de placement a été créé dans sa foulée. Cependant, des questions de partage des compétences entre niveaux fédéral et provincial découlant de la Constitution de 1867 sont venues complexifier la recherche de solutions plus poussées et, avec la résorption de la crise dans la deuxième moitié des années 1920, les réformes ont été mises sur la glace : le gouvernement fédéral a même arrêté de financer les bureaux de placement.

Les difficultés que ces événements ont posées ont laissé leurs traces. James Struthers argumente à cet effet que les interventions du Premier ministre Mackenzie King en matière de droits des chômeurs dans la deuxième moitié des années 1930, plutôt qu’une réponse à la Grande Dépression, venaient en fait d’une inquiétude de voir, au sortir de la guerre qui se dessinait à l’horizon, une répétition des troubles qui ont immédiatement suivi la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’une partie de l’explication, que je ne conteste pas par ailleurs, mais il faut aussi ajouter que la classe ouvrière canadienne et québécoise a formulé des revendications au cours des années 1920 et 1930, notamment à travers le mouvement des sans-emploi, qui visaient à faire accepter une nouvelle conceptualisation de la citoyenneté en vertu de laquelle l’État était appelé à effectuer une certaine répartition de la richesse et à agir de plus en plus dans le domaine social.

Cory Verbauwhede : Est-ce que l’anticommunisme était particulièrement virulent au Canada?

Benoit Marsan : Il y a eu plusieurs « Peurs rouges », notamment au Québec avec la Loi du cadenas de 1937 (en long : « Loi protégeant la province contre la propagande communiste ») et par la suite dans la foulée du maccarthysme au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En 1931, le Canada a déclaré le Parti communiste du Canada illégal et c’est la Ligue canadienne de défense ouvrière (Ligue) qui est devenu le visage public de l’organisation. La Ligue a notamment défendu les sans-travail et les militants ouvriers victimes de la répression, en plus de prendre part aux luttes pour la liberté d’expression à Montréal, où les manifestations et rassemblements publics ont souvent été interdits durant la crise par l’administration Houde, sous couvert de la lutte au communisme. Cette répression des manifestations et des rassemblements rappelle des épisodes similaires à la fin des années 1960 sous l’administration Drapeau ou encore plus récemment sous les maires Tremblay et Coderre en 2012 et 2015.

L’anticommunisme au Québec était différent de celui qui a pris forme ailleurs au Canada parce qu’il était avant tout porté par l’Église catholique. Par exemple, lorsque que Mackenzie King a été élu à Ottawa en 1936, il a rapidement aboli le fameux article 98 du Code criminel, suite à une importante campagne menée entre autres par la Ligue, d’autres organisations de défense des droits civils, et le mouvement syndical. C’est dans ce contexte que le gouvernement de Maurice Duplessis a par la suite instauré la Loi du cadenas en 1937, qui dans sa première mouture était presqu’un calque de l’article 98. Au sein du mouvement ouvrier et dans les quartiers populaires, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, ancêtre de la CSN) et l’École sociale populaire ont notamment porté ce discours anticommuniste. Mais ce sont les syndicats internationaux affiliés à l’American Federation of Labor ou au Congress of Industrial Organisations qui ont  été les plus durs avec les militants et militantes communistes au sein de leurs syndicatsau sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont parfois exercé une répression plus dure que celle de l’État. Cela n’a pas empêché Duplessis d’agiter le spectre du communisme dans plusieurs grèves, dont certaines menées par la CTCC, dans les années 1940 et 1950.

Cory Verbauwhede : Parlez-nous de la direction que prennent vos travaux doctoraux et des liens que vous voyez avec la question de la citoyenneté.

Benoit Marsan : Jusqu’à présent, je me suis focalisé sur la dynamique qui existait entre le PCC et les organisations de sans-emploi. Actuellement, je cherche à élargir les horizons de ma recherche afin de donner une voix à un éventail plus large d’intervenants : de gauche, de droite, institutionnels ou non, des chômeurs individuels, etc. Bien entendu, je m’intéresse à certaines organisations, mais c’est avant tout le répertoire d’action individuel et collectif déployé par les sans-travail et leurs familles qui m’intéresse. Je veux voir comment les différentes formes de protestations ont réussi à politiser la question du chômage et ont mené à la reconnaissance sociale des sans-travail.

Le lien historique avec la citoyenneté est facile à établir, puisqu’on peut dire qu’au XIXe siècle, le droit de cité pour les personnes sans fortune passait nécessairement par le travail. Le chômage avait ainsi pour effet d’en exclure ses victimes, en vertu de la doctrine libérale de la responsabilité individuelle. La transformation du discours sur le chômage dans l’entre-deux-guerres témoigne d’un changement du rapport de forces entre les patrons et les ouvriers. C’était la première fois que le discours officiel a reconnu que le chômage est une affaire collective, ce qui a eu pour résultat l’adoption de la première loi d’assurance contre le chômage, en vertu de laquelle certaines personnes ont eu droit à des prestations à partir de 1940. Cependant, les femmes mariées en étaient exclues et les secteurs majoritairement féminins n’étant pas nécessairement couverts, le tout suivant la logique de l’« homme pourvoyeur ».

Cory Verbauwhede : Quel a été le résultat de ces affrontements?

Benoit Marsan : Du point de vue des programmes sociaux, les résultats ont été mitigés. Du côté patronal, on se rendait de plus en plus compte de l’inéluctabilité d’une certaine intervention étatique dans le marché du travail. Il y avait certes la crise, mais cela faisait aussi longtemps que les intervenants gouvernementaux évoquaient cette possibilité. Certains industriels éclairés pensaient même qu’une centralisation et une stabilisation du marché du travail national par un régime d’assurance pour les travailleurs pouvait avoir un effet bénéfique pour l’économie canadienne, dont l’éparpillement régional ralentissait les industries nécessitant de gros capitaux. Alvin Finkel décrit bien ce contexte dansBusiness and Social Reform in the 1930s. Face à l’inévitable, le patronat a voulu façonner le programme à venir à leurs valeurs et a largement réussi à ce faire. Ainsi, contrairement à ce que revendiquait la classe ouvrière, qui voulait un régime non contributif, le programme qui a été mis en place cherchait à « responsabiliser » les travailleurs par des cotisations et des critères d’admissibilité strictes : il ne s’agissait pas simplement de prouver qu’on était sans emploi, mais il fait de plus démontrer que ce n’était pas de sa faute. La trame de fond de l’assurance-chômage de 1940 ne s’écartait pas beaucoup de la logique libérale.

Il faut se rappeler par ailleurs du contexte plus large de ces affrontements sur la question du chômage. Les intervenants étaient dans une situation de gestion urgente des conséquences sociales de la crise économique et, même s’il y avait un consensus sur la nécessité d’une intervention, il fallait prendre en compte les dynamiques de politiques municipales, provinciales et fédérales, en plus de faire face au Québec à l’Église catholique, qui revendiquait un rôle de premier plan. Les premiers programmes mis en place par R. B. Bennett dans les années 1930 ont été invalidés par la Cour suprême et il a fallu un amendement constitutionnel, avec les multiples séances de négociations et les compromis que cela implique, afin de pouvoir en arriver à un régime national. Ces freins institutionnels sont un facteur important pour expliquer le « retard » relatif des programmes sociaux tant canadiens que québécois.

Cory Verbauwhede : Pour terminer, quelles sources comptez-vous dépouiller dans le cadre de vos recherches doctorales?

Benoit Marsan : Je m’intéresse surtout aux témoignages des travailleurs et travailleuses. Leurs discours peuvent se retrouver dans les slogans, les publications et les revendications des organisations mobilisant les sans-emploi, et notamment les associations de vétérans. Plusieurs chômeurs sont allés témoigner à la Commission des relations industrielles de 1919. Il y a aussi les journaux, où sont couverts les manifestations et rassemblements, ainsi que, du côté anglophone, des lettres de plaintes des usagers des refuges de Montréal. Beaucoup de personnes ont écrit des lettres à des politiciens, ce qui sera une source inestimable, que Lara Campbell a déjà exploité avec de bons résultats dans Respectable Citizens. Du côté des autorités, je m’intéresserai bien sûr aux rapports et aux transcriptions des commissions, et notamment à la Commission Rowell-Sirois des relations entre le Dominion et les provinces de 1939. Il y a enfin les rapports de police sur les activités militantes qui sont une source riche pour identifier les types d’action et le discours des participants.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue Question sociale et citoyenneté. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.