Lettre de Vincent Boutonnet au sujet de la consultation pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire

Publié le 24 décembre 2013
Vincent Boutonnet

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Boutonnet, V. (2013). Lettre de Vincent Boutonnet au sujet de la consultation pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=3905

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Boutonnet Vincent. "Lettre de Vincent Boutonnet au sujet de la consultation pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire." Histoire Engagée, 2013. https://histoireengagee.ca/?p=3905.

Par Vincent Boutonnet, docteur et professeur de didactique en histoire à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)[1]

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 À l’attention de M. Jacques Beauchemin et Mme Nadia Fahmy-Eid,

Au sujet de la consultation pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire,

Après avoir pris connaissance du document relevant de la consultation sur la révision éventuelle des programmes de formation de l’école québécoise en histoire, il m’apparaissait important de signaler mon intérêt et de vous faire part de mes propres réflexions en tant que professeur de didactique de l’histoire au secondaire.

Puisqu’il est difficile de répondre, en si peu de pages, aux questions soulevées dans les parties « Repenser le programme » (p. 19-21) et « Poursuivre la discussion » (p. 22-23) je m’en tiendrai à l’essentiel, c’est-à-dire les fondements théoriques et empiriques de la pensée historique. Je répondrai ainsi à la question : le programme actuel vous semble-t-il conforme aux exigences de l’histoire comme science ? Je répondrai rapidement par l’affirmative, mais je dois tout d’abord préciser ma position.

Vous mentionnez à plusieurs reprises l’importance de considérer l’histoire comme science et vous exprimez le souhait que cette dernière se réconcilie avec le programme d’histoire dans le cadre d’un récit continu. Je conviens sans aucun doute que la discipline historique est une science en considérant les ruptures épistémologiques qui l’ont façonnée au fil du temps, y compris l’apport de l’école des Annales ou le courant poststructuraliste. Cela dit, je tiens à réitérer l’importance de finalités éducatives liées à l’exercice de la pensée et de la méthode historique qui dépassent la seule transmission d’un récit continu et l’opposition entre histoire politique et histoire sociale.

Je suis heureux de retrouver plusieurs aptitudes intellectuelles relevées dans le document de consultation : l’analyse critique de sources, la confrontation d’interprétations divergentes, la comparaison de sociétés ou de groupes, la production de synthèses et l’expression d’une conscience du temps (p. 18). Celles-ci sont suffisamment soutenues et réitérées par plusieurs historiens (Carr, 1986; Marrou, 1975; Pomian, 1999; Prost, 1996), mais aussi par des didacticiens (Éthier, Lefrançois, et Moisan, 2010; Heimberg, 2002; Lee et Ashby, 2000; Martineau, 1999; Seixas, 2006; Seixas, Ercikan, Gibson et Lyon-Thomas, 2012; Wineburg, 2001) pour en faire des objectifs de formation. Ce sont d’ailleurs des aptitudes qui sont déjà pleinement liées avec les compétences disciplinaires actuelles, en particulier les compétences 1 (interroger les réalités sociales dans une perspective historique) et 2 (interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique).

L’histoire n’est pas une simple suite de faits et le fait ne nous parvient pas en soi, surgissant du passé. Le fait historique procède d’une question formulée par un individu à partir de son présent : « il n’y a pas de faits sans questions, sans hypothèses préalables »[2]. Carr (1986) nous fait remarquer que l’histoire est un produit de sa société et par conséquent que l’historien posera une question et proposera une interprétation contemporaine de son temps. Le principe du questionnement en histoire, particulièrement de la problématisation, nous apparait alors essentiel. Comment s’intéresser à l’histoire si ce n’est en posant une question qui soit source d’apprentissage ? Cela est d’autant plus nécessaire que les élèves perçoivent l’histoire selon leurs propres croyances et représentations (Barton et Levstik, 2008; Charland, Éthier et Cardin, 2010; Létourneau et Caritey, 2008; Levstik, 2008; Porat, 2004; Wineburg, Morsborg, Porat, et Duncan, 2007). Comment ainsi prétendre que la transmission d’un récit continu garantirait une meilleure compréhension du passé ? Il nous semble ainsi important de continuer de mettre l’accent sur l’histoire en tant que science qui interroge et qui problématise le savoir historique.

L’histoire comme science procède donc d’une interprétation critique : les débats historiographiques sur plusieurs évènements du programme sont présentés comme des savoirs fixes et finalisés. Or, la nature même du débat historique est de favoriser l’examen et la confrontation de ces interprétations. Cela est d’autant plus essentiel si un problème historique est formulé. À quoi nous servirait-il, comme enseignants, de poser des questions si c’est pour obtenir une réponse univoque qui servirait peu nos intentions de former des élèves critiques et ouverts ? Qui plus est, la problématisation en histoire permet aux élèves de mieux conceptualiser (Bugnard, 2011; Cariou, 2004 et 2006) et ainsi maitriser un langage propre à la discipline historique (Lee et Shemilt, 2003; Martineau, 1999). L’étude et la mobilisation de concepts sont donc pertinentes et devraient être conservées par le programme.

En outre, l’histoire, au-delà de s’intéresser aux faits ou aux problèmes, vise aussi la compréhension du temps. L’étude de l’histoire nous invite ainsi à considérer une perspective temporelle particulière. C’est pourquoi la périodisation, la synchronie, la diachronie sont des outils pertinents et nécessaires pour comprendre les continuités et les ruptures de notre passé (Heimberg, 2002; Seixas, 2006). Dès lors, la référence au présent devrait rester un attribut de la formation historique des élèves. Sinon, comment percevoir ces changements si la référence au présent est atténuée ? Comment poser des questions valides ou formuler des problèmes historiques pertinents si le présent n’est pas considéré ?

Par ailleurs, le mode de pensée historique, n’est pas inné, ne résulte pas du sens commun (Wineburg, 2001), il s’apprend et se consolide par des occasions d’apprentissages diverses et répétées à partir de documents variés (Cooper et Dilek, 2007; Gagnon, 2010; Kohlmeier, 2003; Martineau, 1999; Monte-Sano, 2008 et 2011; VanSledright et Afflerbach, 2005)[3]. Or, vous précisez que « ces exercices pratiques ne peuvent être qu’épisodiques, à la remorque d’un important travail de transmission de connaissances par l’enseignant » (p. 19) et, sur ce point, je dois avouer que nous sommes en désaccord. Vous justifiez votre position en citant « plusieurs propositions issues des sciences de l’éducation » (p. 19). J’accueille en toute probité intellectuelle ces propositions, mais ne faudrait-il pas aussi considérer les nombreuses recherches empiriques précédemment citées qui soutiennent un apprentissage basé sur l’exercice continu et répété d’une pensée historique ?

En effet, les aptitudes découlant de la pratique de l’histoire et leurs liens avec la problématisation, l’interprétation, l’esprit critique et le débat de preuves font de l’histoire une science à part entière. Ces aptitudes devraient ainsi conserver une place importante dans l’enseignement d’une histoire qui se veut scientifique. Dès lors, il est difficile de séparer le processus (la pensée et la méthode historique) de celui de son produit (le contenu historique). L’un n’est pas plus important que l’autre.

Par conséquent, nous pensons que les compétences 1 et 2 sont nécessaires et ne devraient pas être diminuées. L’usage des techniques en histoire, de la problématisation, de l’interprétation critique, des débats historiographiques et du lien avec le présent, devrait être conservé et non relégué à des activités épisodiques. Pour ce qui est du programme de 2e cycle, la répartition chronologique sur deux ans semble un choix judicieux au regard de la pratique enseignante et permettrait en effet de libérer du temps afin de mieux exercer la pensée historique sur des contenus autant culturels, sociaux, politiques, qu’économiques. Cela dit, l’approche thématique permet autant la problématisation, la conceptualisation et la mobilisation de savoirs divers. Je souhaiterai que des thèmes transversaux[4] soient proposés afin de mieux saisir les différentes échelles du temps et de mieux saisir certains enjeux historiques ou présents. Les découpures historiques que vous proposez sont pertinentes et permettent en effet d’enrichir le programme. Cela dit, mettre l’accent sur une liste d’évènements importants nous semble limiter l’autonomie de la pratique enseignante et l’exercice authentique de la pensée historique par les élèves. Par ailleurs, l’actuelle progression des apprentissages semble renforcer des pratiques transmissives plutôt que critiques et interprétatives (Boutonnet, 2013). Des repères chronologiques seront toujours essentiels, mais ne devraient pas structurer principalement le programme de formation.

Je vous remercie de considérer mes propositions. J’espère que cela permettra d’enrichir le débat sur la révision des programmes. C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions ou que je préciserai ma pensée en personne.

Veuillez agréer mes sincères salutations,

Vincent Boutonnet, Ph.D. Professeur de didactique en histoire, UQO

Pour en savoir plus

BARTON, Keith C. et Linda S. LEVSTIK. « « It Wasn’t a Good Part of History ». National Identity and Students’ Explanations of Historical Significance ». Dans LEVSTIK, Lindas S. et Keith C. BARTON, dir. Researching History Education. Theory, Method and Context. New York, Routledge, 2008, p. 240-272.

BOUTONNET, Vincent. Les ressources didactiques : typologie d’usages en lien avec la méthode historique et l’intervention éducative d’enseignants d’histoire au secondaire. Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2013, 205 p.

BUGNARD, Pierre-Philippe. « La problématisation en histoire enseignée ». Le cartable de Clio, no 11 (2011), p. 189-203.

CARIOU, Didier. « La conceptualisation en histoire au lycée : une approche par la mobilisation et le contrôle de la pensée sociale des élèves »Revue Française de Pédagogie, vol. 147, no 1 (2004), p. 57-67.

CARIOU, Didier. « Récit historique et construction du savoir en classe d’histoire au lycée ». Le cartable de Clio, no 6 (2012), p. 174-184.

CARR, Edward Hallett. What is History? New York, Palgrave Macmillam, 1986 (1961), 201 p.

CHARLAND, Jean-Pierre, Marc-André ÉTHIER et Jean-François CARDIN. « Premier portrait de deux perspectives différentes sur l’histoire du Québec enseignée dans les classes d’histoire et leur rapport avec les identités nationales : recherche sur la conscience historique des adolescents canadiens-français et amérindiens ». Dans CARDIN, Jean-François, Marc-André ÉTHIER et Anik MEUNIER, dir. Histoire, musées et éducation à la citoyenneté. Québec, Éditions Multimondes, 2010, p. 183-211.

COOPER, Hilary et Dursun DILEK. « A Comparative Study on Primary Pupils’ Historical Questioning Processes in Turkey and England: Empathic, Critical and Creative Thinking ». Educational Sciences: Theory and Practice, vol 7, no 2 (2007), p. 713-725.

ÉTHIER, Marc-André, David LEFRANÇOIS et Sabrina MOISAN. « Trois recherches exploratoires sur la pensée historique et la citoyenneté à l’école et à l’université ». Dans CARDIN, Jean-François, Marc-André ÉTHIER et Anik MEUNIER, dir. Histoire, musées et éducation à la citoyenneté. Québec, Éditions Multimondes, 2010, p. 267-287).

GAGNON, Mathieu. « Regards sur les pratiques critiques manifestées par des élèves de quatrième année du secondaire dans le cadre de deux activités d’apprentissage par problèmes menées en classe d’histoire au Québec ». Dans CARDIN, Jean-François, Marc-André ÉTHIER et Anik MEUNIER, dir. Histoire, musées et éducation à la citoyenneté. Québec, Éditions Multimondes, 2010, p. 159-181.

HEIMBERG, Charles. L’histoire à l’école. Modes de pensée et regard sur le monde. Issy-les-Moulineaux, Éditions sociales françaises, 2002, 125 p.

KOHLMEIER, Jada. Beyond the Novelty of Historical Thinking : a Study of the Historical Thinking of 9th Grade World History Students with the Consistent Use of a Three-step-instructional Mode. Thèse de doctorat, Université de Kansas, 2003.

LEE, Peter et Rosalyn ASHBY. « Progression in Historical Understanding in Students Ages 7-14 ». Dans STEARNS, Peter N., Peter SEIXAS et Sam WINEBURG, dir. Knowing, Teaching and Learning History. National and International Pesrpectives. New York, New York University Press. 2000, p. 199-222.

LEE, Peter et Denis SHEMILT. « A scaffold, not a cage: progression and progression models in history ». Teaching History, no 113 (1er décembre 2003), p. 13-23.

LÉTOURNEAU, Jocelyn et Christophe CAROTEY. « L’histoire du Québec racontée par les élèves de 4e et 5e secondaire. L’impact apparent du cours d’histoire nationale dans la structuration d’une mémoire historique collective chez les jeunes Québécois ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, no 1 (2008), p. 69-93.

LEVSTIK, Linda S. « Articulating the silences. Teachers’ and adolescents’ conceptions of historical significance ». Dans LEVSTIK, Lindas S. et Keith C. BARTON, dir. Researching History Education. Theory, Method and Context. New York, Routledge, 2008, p. 273-289.

MARROU, Henri-Irénée. De la connaissance historique. Paris, Le Seuil, 1954, 300 p.

MARTINEAU, Robert. L’histoire à l’école, matière à penser… Paris et Montréal, L’Harmattan, 1999, 400 p.

MONTE-SANO, Chauncey. « Qualities of Historical Writing Instruction : A Comparative Case Study of Two Teachers’ Pratices ».  American Educational Research Journal, vol. 45, no 4 (décembre 2008), 1045-1079.

MONTE-SANO, Chauncey. « Beyond Reading Comprehension and Summary : Learning to Read and Write in History by Focusing on Evidence, Perspective, and Interpretation ». Curriculum Inquiry, vol. 41, no 2 (mars 2011), p. 212-249.

POMIAN, Krzystof. Sur l’histoire. Paris, Gallimard, 1999, coll. « Folio histoire », no 97, 416 p.

PORAT, Dan A. « It’s Not Written Here, But This Is What Happened: Students’ Cultural Comprehension of Textbook Narratives on the Israeli–Arab Conflict »American Educational Research Journal, vol. 41, no 4 (hiver 2004), p. 963-996.

PROST, Antoine. Douze leçons sur l’histoire. Paris, Éditions du Seuil, 1996, coll. « Points Histoire », 330 p.

SEIXAS, Peter. Les éléments (dimensions) de la pensée historique : un cadre d’évaluation pour le Canada. Vancouver, Centre for the Study of Historical Consciousness, 2006, 13 p.

SEIXAS, Peter, Kadriye ERCIKAN, Lindsay GIBSON et Juliette LYON-THOMAS. « Assessing Historical Thinking: Challenges and Possibilities ». Conférence présentée à l’Annual Meeting of the American Educational Research Association, Vancouver (avril 2012).

VANSLEDRIGHT, Bruce et Peter AFFLERBACH. « Assessing the Status of Historical Sources: An Exploratory Study of Eight US Elementary Students Reading Documents ». DANS ASHBY, Rosemary, Peter GORDON et Peter LEE, dir. Understanding History: Recent Research in History Education. New York, Routledger Falmer, p. 1-20.

WINEBURG, Sam. Historical Thinking and Other Unnatural Acts: Charting the Future of Teaching the Past. Philadelphie, Temple University Press, 2002, 272 p.

WINEBURG, Sam, Susan MORSBORG, Dan PORAT et Ariel DUNCAN. « Common Belief and the Cultural Curriculum: An Intergenerational Study of Historical Consciousness »American Educational Research Journal, vol. 44, no 1 (mars 2007), p. 40-76.


[1]Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a lancé, en novembre 2013, une consultation visant le renouvellement de l’enseignement de l’histoire du Québec. Dans le cadre de celle-ci, les organisations et personnes intéressées par l’enseignement de l’histoire ont été invitées à déposer un mémoire afin de présenter leur point de vue sur la question. Le texte ci-dessus est l’un des mémoires déposés lors de cette consultation.

[2]Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1996, coll. « Points Histoire », p. 75.

[3] Je m’en tiens à des recherches empiriques récentes et largement diffusées, menées auprès d’élèves du primaire et du secondaire et qui se sont intéressées à ce processus d’enquête et d’interprétation propre à une démarche scientifique de l’histoire.

[4] Cela n’est en rien original de ma part. Le programme français propose des thèmes transversaux couvrant différentes périodes historiques. Ainsi, nous pourrions conserver un thème économique pour la Nouvelle-France jusqu’à la Conquête et un thème sur les relations de pouvoirs de la Conquête jusqu’en 1840.