La maison d’édition, une source d’histoire transnationale

Publié le 23 mai 2019

Par Camille G. Jobin, étudiante à la maîtrise, Université Laval

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Page couverture, du livre «Môman travaille pas, a trop d’ouvrage!», Théâtre des cuisines (1976). Crédit: Les Éditions du Remue-ménage

Dans le cadre d’un travail de séminaire, j’ai cherché les traces d’employées domestiques dans les luttes internationales pour un salaire au travail ménager de 1970-1980 [1]. Bien que je n’aie pas trouvé les pistes espérées, j’ai effectué une découverte tout aussi intéressante. Au fil de mes recherches, j’ai constaté le poids qu’ont eu les publications féministes internationales sur les militantes du Québec. Je me suis ainsi questionnée sur la manière dont ces écrits sont parvenus et ont été diffusés ici. Les maisons d’édition féministes m’ont alors paru occuper une place centrale en tant qu’outil de circulation transnationale des idées. Cette observation a complètement réorienté ma recherche et m’a conduit à m’intéresser aux Éditions du Remue-ménage comme agent de circulation et de diffusion. Comme quoi, il arrive que les sources choisissent pour nous le sujet de la recherche qui les concerne. Cette chronique retrace la réflexion qui m’a mené à considérer le potentiel des archives des Éditions du Remue-ménage pour analyser la circulation transnationale des idées féministes au Québec. 

Le salaire au travail ménager, un sujet transnational

Dans son ouvrage Le salaire au travail ménager : chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Louise Toupin avance que cette lutte démarre dans les années 1970 avec les théories de Sylvia Federici, Mariarosa Dalla Costa et Selma James. Faisant toutes trois parties d’un mouvement féministe ayant débuté en Italie, ces femmes d’origine italienne et américaine mettent de l’avant une analyse marxiste du travail ménager en affirmant que les femmes constituent la classe la plus exploitée par le système capitaliste[2]. Militant pour conceptualiser les tâches ménagères comme un véritable travail, leurs écrits ont circulé entre l’Italie, l’Angleterre, les États-Unis, le Canada anglais, l’Allemagne et la Suisse[3]. Leurs théories ont également eu plusieurs échos au Québec. En 1973, Mariarosa Dalla Costa et Selma James étaient de passage au Symposium féministe de Montréal, dans le cadre d’une tournée nord-américaine pour la promotion de leur ouvrage Le pouvoir des femmes et la subversion sociale[4]. Si une seule association pour le salaire au travail ménager s’est formée à la suite de cet événement (Montreal Power of Woman Collective), d’autres groupes féministes ont diffusé leurs idées [5]. Cette popularisation de la cause a également entrainé un intérêt pour les écrits de Silvia Federici.

D’autres écrits féministes internationaux sur la question d’un salaire pour le travail ménager ont également circulé au Québec. Tout de suite après sa parution en 1977 à Genève, les Éditions du Remue-ménage de Montréal distribuaient à leur tour l’ouvrage du Collectif L’Insoumise, Le foyer de l’insurrection, qui regroupait des textes provenant d’Italie, des États-Unis, de la France et de la Suisse. Ce livre reflète parfaitement la circulation des écrits entre les différents groupes féministes à l’international[6]. Un an plus tard, Remue-ménage assuraient également la distribution au Québec de L’Italie au Féminisme, un recueil de textes traduits de l’italien retraçant le parcours des luttes féministes dans ce pays[7].

Les Éditions du Remue-Ménage : un réseau

Ces écrits féministes internationaux qui circulent au Québec grâce aux Éditions du Remue-ménage m’ont mené à m’intéresser aux maisons d’édition. Pierre Bourdieu[8] et Isabelle Boisclair[9] les traitent comme des véhicules de diffusion importants, autour desquels gravitent des réseaux étendus de militantes et d’intellectuelles. En distribuant au Québec des ouvrages tels que Le foyer de l’insurrection et l’Italie au féminisme, les Éditions du Remue-ménage ont certainement joué un rôle important dans la diffusion d’un discours transnational sur le travail ménager. Ce sont des militantes gravitant autour du Centre des Femmes qui fondent, en 1975, la maison d’édition. Elles se donnent pour mission de diffuser des écrits féministes, surtout dans les champs de l’histoire et de la sociologie, et constituent rapidement un réseau d’échanges important[10]. De fait, les Éditions du Remue-ménage ont permis, et permettent toujours, la diffusion de recherches et de réflexions féministes d’ici et d’ailleurs[11]. L’étude de ses publications m’a permis de constater la présence de l’analyse marxiste du travail ménager dans nombre de celles-ci, ce qui est peu surprenant puisqu’à ses débuts la maison d’édition se disait elle-même féministe et anticapitaliste [12]. En combinant distribution d’ouvrages, traductions et adaptations diverses[13], Remue-ménage a grandement stimulé la circulation des idées féministes. Les diverses productions culturelles québécoises éditées par elle, notamment des pièces de théâtre[14], démontrent que non seulement elle occupe une place centrale dans la diffusion d’un discours transnational sur le travail ménager, mais qu’elle permet aussi son adaptation par les militantes québécoises, et donc, favorise la construction d’un discours national.

Les Éditions du Remue-ménage : des archives

Page couverture de la pièce Si Cendrillon pouvait mourir! (1980). Crédit: Les Éditions du Remue-ménage

Ce qui m’a semblé le plus intéressant, c’est le fait qu’en 1978, les Éditions du Remue-ménage lancent un agenda original présentant des éditoriaux, des courts essais et des dates importantes de l’histoire des femmes d’ici et d’ailleurs[15]. Les articles qui y paraissent traitent de divers enjeux du féminisme, notamment la question du travail ménager. Afin de les consulter, je me suis rendue à la Grande Bibliothèque de Montréal et j’y ai déniché plusieurs articles, caricatures et photographies reprenant l’analyse marxiste du travail ménager. Ces sources se sont révélées passionnantes!

À ce stade de ma recherche, j’avais identifié un bon corpus d’ouvrages, facilement accessible à la bibliothèque. Bien qu’ils n’aient jamais été utilisés par les chercheuses.rs en histoires, Marie-Claude Garneau n’hésite pas à qualifier les agendas du Remue-ménage d’« archives littéraires d’un militantisme social[16] ». Il faut bien avouer qu’elle a tout à fait raison! J’irais même jusqu’à dire que les Éditions du Remue-ménage tout entières peuvent être considérées comme telles. La maison d’édition doit être considérée, non plus uniquement comme endroit où trouver des études portant sur l’histoire des femmes, mais comme centres d’archives des publications féministes. Évidemment, si utiliser la maison d’édition comme centre d’archives est pertinent dans l’étude du travail ménager, ça l’est tout autant pour les autres sujets d’étude touchant au féminisme de la deuxième vague. Conséquemment, je souhaite inviter les historien.ne.s à considérer les maisons d’édition comme centre d’archives et à se pencher sur celles-ci afin de mettre en lumières les discours engagés qu’elles font circuler. Les Éditions du Remue-ménage, biens qu’elles puissent représenter des archives « nationales », rendent compte de phénomènes qui, eux, transcendent les frontières.

Mentionnons finalement que l’influence qu’ont exercée les Éditions du Remue-ménage ne s’est pas limitée au Québec. En effet, elles ont bénéficié d’un certain rayonnement hors de la province, au Canada anglais à partir de 1977, puis à l’international à partir des années 1990.  Le premier échange de droits fut conclu en 1977 avec The Women’s Press à Toronto. En 1986, la maison d’édition fut invitée pour la première fois à la Foire du livre de Francfort, en Allemagne. À partir des années 1990, les échanges de droits et les coéditions furent de plus en plus fréquents[17]. Aujourd’hui, les Éditions du Remue-ménage constituent la seule maison d’édition féministe francophone en Amérique et l’une des rares maisons francophones à l’échelle internationale[18]. Par conséquent, son étude permettrait également de rendre compte de la diffusion transnationale des idées féministes québécoises.

Voici donc comment un travail portant initialement sur les travailleuses domestiques s’est transformé en analyse du rôle joué par les Éditions du Remue-ménage dans la diffusion d’un discours transnational sur le travail ménager. Les Éditions du Remue-ménage me sont apparues comme des archives riches d’échanges entre féministes d’ici et d’ailleurs. Ses publications auront contribué à alimenter les discours et les productions féministes québécoises des cinq dernières décennies. Ne se contentant pas de traduire des textes produits à l’extérieur des frontières nationales, elles les auront adaptés et incorporés à des productions québécoises dans lesquelles des femmes d’ici pouvaient se reconnaitre.

Pour en savoir plus

Armande Saint Jean, Les têtes de pioche, collection complète, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1980, p.49.

Camille Robert, Toutes les femmes sont d’abord ménagères : histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, Montréal, Éditions somme toutes, 2017, 178p.

Isabelle Boisclair, « La maison d’édition : lieu(x) de rencontre. Échanges et réseaux autour du collectif féministe du Remue-ménage », dans Pierre Rajotte (dir.), Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Montréal, Nota bene, 2001, p.155-187.

Isabelle Boisclair, « Les Éditions du Remue-ménage : vingt-cinq ans d’édition féministe », Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, no. 2, (2003), p.112-116.

Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette. « Mosaïque : l’écriture des femmes au Québec (1980-2010) », Recherches féministes, vol.27, no. 2, (2014), p.39-61.

Louise Toupin, « Le salaire au travail ménager, 1972-1977 : retour sur un courant féministe évanoui ». Recherches féministes, vol. 29, no. 1 (2016), p.179–198.

Louise Toupin, Le salaire au travail ménager: chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, les Éditions du Remue-ménage, 2014, 451p.

Marie-Claude Garneau, « L’Agenda des femmes des Éditions du Remue-ménage (1978-2017) : Archives littéraires d’un militantisme social. » Mémoires du livre, vol.10, no. 1, (automne 2018), 20p.

Corpus

Adrienne Rich, Les femmes et le sens de l’honneur. Quelques réflexions sur le mensonge, les Éditions du Remue-ménage, 1979, 20p.

Barabra Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières: (une histoire des femmes soignantes), les éditions du Remue-ménage, 1978, 108p.

Collectif L’Insoumise, Le foyer de l’insurrection : Textes sur le salaire pour le travail ménager, Genève, Collectif L’Insoumise, 1977, 171p.

Le Show des femmes de Thetford Mines, Si Cendrillon pouvait mourir! Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1980, 79p.

Le Théâtre des cuisines, As-tu vu? Les maisons s’emportent! Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1981, 100p.

Le Théâtre des cuisines, Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1976, 78p.

Le Théâtre du Horla, La vraie vie des masquées, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1979, 86p.

Louise De Grosbois, Nicole Lacelle, Raymonde Lamothe et Lise Nantel, Histoires vraies de tous les jours, Montréal, les Éditions du Remue-ménage, 1976, 104p.

Louise Vandelac, L’Italie au féminisme: recueil de textes, Paris, Éditions Tierce, 1978, 251p.

Mariarosa Dalla Costa et Selma James (dir.), Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973 (1re éd. : 1972).

Mariarosa Dalla Costa et Selma James, « Rencontre avec deux féministes marxistes », dans Véronique O’Leary et Louise Toupin (dir.), Québécoises Deboutte!, t. II : « Collection complète », Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1983 (1re éd. : 1973), p. 190-203.

Mary O’Brian, La Dialecte de la reproduction, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1988, 183p.

Raymonde Lamothe, Agenda des femmes 1978 : Notes sur l’histoire des femmes au Québec, Montréal, les Éditions du Remue-ménage, 1978.

Silvia Federici, Wages Against Housework, the Power of Women Collective and the Falling Wall Press, 1975.

Silvia Federici dans le Dossier « Gagner son ciel ou gagner sa vie. Le salaire au travail ménager », La Vie en rose, (mars-avril-mai, 1981), p. 13-25.

Sylvie Dupont, « La lutte des ménagères est la lutte de toute la classe ouvrière », cité dans Micheline Dumont et Louise Toupin, La pensée féministe au Québec: anthologie, 1900-1985, Éditions du Remue-ménage, 2003, p.471-472.


[1] Mon mémoire porte sur les employées domestiques québécoises des années 1950-2000.

[2] Louise Toupin, Le salaire au travail ménager: chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, les Éditions du Remue-ménage, 2014, 451p.

[3] Louise Toupin, « Le salaire au travail ménager, 1972-1977 : retour sur un courant féministe évanoui ». Recherches féministes 29, no 1 (2016), p.180

[4] Mariarosa Dalla Costa et Selma James (dir.), Le pouvoir des femmes et la subversion sociale. Genève, Librairie Adversaire, 1973 (1re éd. : 1972)

[5] Par exemple, une entrevue avec les auteures fut publiée dans la revue du Front de libération des femmes, Québécoises Debouttes, en 1973; une pièce de théâtre reprenant l’analyse marxiste du travail ménager, Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, fut présentée par le Théâtre des cuisines en 1974 et publié par les Éditions du Remue-ménage en 1976;  des extraits d’un texte de Sylvia Federici, Wages for housework, furent traduits dans la revue La vie en rose en 1981. Notons que l’extrait parait quelques années après la visite de Dalla Costa et James et que l’œuvre dont il est tiré parût en 1975. Cela démontre tout de même que l’intérêt pour le mouvement international dont font partie les trois femmes perdure dans les années 1980. Les théories féministes étrangères servant toujours de base aux revendications québécoises; Cité dans Louise Toupin, Le salaire au travail ménager: chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, les Éditions du Remue-ménage, 2014, p.272-215.

[6] Collectif l’Insoumise, Le foyer de l’insurrection : Textes sur le salaire pour le travail ménager, Genève, Collectif l’Insoumise, 1977, 171p.

[7] Vandelac, Louise. L’Italie au féminisme: recueil de textes. Paris, Éditions Tierce, 1978, 251p.

[8] Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Dans: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. La circulation internationale des idées. pp. 3-8.

[9] Isabelle Boisclair, « La maison d’édition : lieu(x) de rencontre. Échanges et réseaux autour du collectif féministe du Remue-ménage », dans Pierre Rajotte (dir.), Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Montréal, Nota bene, 2001, p.155-187.

[10] Isabelle Boisclair, « La maison d’édition : lieu(x) de rencontre. Échanges et réseaux autour du collectif féministe du Remue-ménage », dans Pierre Rajotte (dir.), Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Montréal, Nota bene, 2001, pp. 155-187.

[11] Camille Robert, Toutes les femmes sont d’abord ménagères : histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, Montréal, Éditions somme toutes, 2017, p. 86.

[12] Armande Saint Jean, Les têtes de pioche, collection complète, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1980, p.49.

[13] Sorcières, sages-femmes et infirmières, un ouvrage expliquant comment la chasse aux sorcières américaine n’était en fait qu’une lutte du capital opposant les médecins bourgeois aux femmes pratiquant la médecine de façon gratuite et comment la profession d’infirmière fut inventée; Les femmes et le sens de l’honneur, qui invite les femmes à décrire leur réalité aussi précisément que possible; La Dialecte de la reproduction, qui réfléchit sur la manière dont ont été édifiés les institutions patriarcales et sur comment les hommes se sont exclus du travail reproductif.

[14] La pièce de théâtre Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, qui dénonce le « travail gratuit » des femmes par la mise en scène d’une grève des ménagères; Histoires vraies de tous les jours, un livre qui raconte le travail des femmes à l’intérieur et à l’extérieur de la maison; La pièce de théâtre La vraie vie des masquées, qui démontre la réalité brisée du rêve d’habiter en banlieue; La pièce de théâtre Si Cendrillon pouvait mourir!, qui illustre comment les femmes se conforment dans la soumission à un prince charmant dont l’arrivé n’amène pas une libération; La pièce de théâtre As-tu vu? Les maisons s’emportent!, qui exposent le travail invisible qui est toujours réservé aux femmes au nom de l’efficacité.

[15] Raymonde Lamothe, Agenda des femmes 1978 : Notes sur l’histoire des femmes au Québec, Montréal, les Éditions du Remue-ménage, 1978.

[16] Marie-Claude Garneau, « L’Agenda des femmes des Éditions du Remue-ménage (1978-2017) : Archives littéraires d’un militantisme social. » Mémoires du livre, volume 10, numéro 1, (automne 2018)

[17] Isabelle Boisclair, « Les Éditions du Remue-ménage : vingt-cinq ans d’édition féministe », Nouvelles Questions Féministes, vol. vol. 22, no. 2, 2003, p.114.

[18] Ibid, p.112