De Courcelette à Kandahar : les Québécois au combat

Publié le 25 août 2010
Carl Pépin

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Pépin, C. (2010). De Courcelette à Kandahar : les Québécois au combat. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=256

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Pépin Carl. "De Courcelette à Kandahar : les Québécois au combat." Histoire Engagée, 2010. https://histoireengagee.ca/?p=256.

Carl Pépin, Ph.D., historien

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Sergent Jean-Cléophas Pépin, 1928 (12e compagnie du 4e Régiment Étranger d’Infanterie, Légion étrangère, Armée française). La photo fut prise quelque part au Maroc ou en Algérie lors de la guerre du Rif qui opposa les forces françaises sous les commandements des maréchaux Pétain et Lyautey aux rebelles rifains d’Abdel-Krim. Jean-Cléophas Pépin fut témoin de la reddition d’Abdel-Krim en 1926.

Est-ce que l’histoire militaire intéresse les Québécois? Assurément. Cependant, est-ce que les Québécois connaissent les grands épisodes de leur histoire militaire? On peut en douter. L’histoire militaire est un pan de la discipline largement boudé au Québec, et ce, à tous les niveaux d’enseignement, du primaire jusqu’à l’université.

Ce qui m’a amené à m’intéresser au sujet relève d’un contexte en soi banal. Je suis membre de la famille des Pépin de Saint-Martin-de-Beauce (moi étant de Saint-Georges), une famille qui a fourni un certain nombre de combattants lors des deux guerres mondiales.

Par exemple, mon grand-oncle Jean-Cléophas Pépin a servi dans trois armées nationales distinctes. Il a d’abord combattu dans les rangs de l’armée américaine en 1918, puis dans ceux de l’armée française en Afrique du Nord dans les années 1920 (alors qu’il servait à la Légion étrangère). Enfin, il a porté l’uniforme canadien dans les années 1940, avec le grade de sergent-major, afin d’entraîner les militaires québécois qui eurent à faire la guerre en Europe.

Pour sa part, mon grand-père Raoul Pépin a fait toute la campagne de l’Europe en 1944-1945, du débarquement en Normandie jusqu’à la fin de la guerre en Allemagne. Au final, un membre de la famille n’est pas revenu. C’était René-Jules Pépin, un cousin par alliance de la famille immédiate, mort en France en août 1944 alors qu’il combattait dans les rangs du Régiment de la Chaudière.

Soldat Raoul Pépin, dans une pose un peu loufoque (1ère compagnie du Corps forestier canadien, Angleterre, années 1940).

J’ai donc grandi dans cet univers où ma grand-mère me racontait les exploits de la famille Pépin, et le goût m’est venu assez jeune de lire davantage sur le sujet, ne serait-ce que pour mieux comprendre les faits et gestes de ces hommes bien ordinaires.

L’objet de l’histoire militaire

C’est en lisant sur le sujet que je me suis aperçu, dans un premier temps, que l’histoire militaire, tant dans sa définition que par ses objets de recherche, était relativement peu connue du grand public, et même des historiens! Pour faire court, l’histoire militaire se veut une étude des conflits passés et présents, mais c’est aussi une discipline qui couvre un plus large éventail.

En effet, les chercheurs dans le domaine vont également étudier les sociétés en temps de guerre. Cela peut vouloir dire que l’on se penche, par exemple, sur le rôle des femmes, que l’on va étudier les économies de guerre, les arts, bref, tout un éventail d’aspects de la vie sociétale.

Cette large définition et application des divers champs de recherche de l’histoire militaire concerne aussi le Québec. Actuellement, nous avons un retard relatif dans l’avancement de nos recherches. Nous connaissons généralement bien les batailles, mais d’autres champs reliés à l’économie et au social demeurent largement inexplorés.

Cela est notamment vrai pour la société québécoise lors des deux guerres mondiales, surtout dans une optique d’histoire régionale. On connaît assez bien l’histoire qu’ont vécu les soldats ayant servi au front, mais on en sait relativement peu sur la vie quotidienne.

Que savons-nous de notre passé militaire?

Ce dernier commentaire m’amène à cette question: que savons-nous de notre passé militaire? Si, par exemple, l’on se promenait dans la rue et que l’on sondait les gens, qui pourrait nommer une bataille dans laquelle ont combattu les Québécois? Se rappellerait-on que nos ancêtres ont vécu l’enfer dans les ruines de Courcelette, en France, en 1916?

Ou encore, qui a déjà entendu parler de la bataille de Chérisy de 1918, en France? Sait-on qu’il s’agit probablement d’une des pires, sinon de la pire défaite de l’histoire du Québec? Qu’un bataillon de 700 Québécois s’est fait anéantir en l’espace de 36 heures?

Est-ce que l’on se rappelle qu’en 1942, sur le sol rocailleux de Dieppe, en Normandie, le régiment des Fusiliers Mont-Royal s’est lui aussi fait tailler en pièces sous les tirs des mitrailleuses et des mortiers ennemis?

Voici notre première opinion de la situation de la soi-disant ignorance de notre passé militaire, d’après notre expérience comme historien et chercheur. Si on compare avec ce qui s’écrit et ce qui s’enseigne sur l’histoire militaire dans le Canada anglais, le Québec francophone fait carrément figure de parent pauvre. On ne sait à peu près rien de notre passé militaire.

Si on ne sait rien de notre passé, en particulier de notre passé militaire – qui est censé nous fournir des repères -, comment peut-on prétendre à la compréhension des événements actuels, alors que nos militaires combattent en Afghanistan ? Le conflit actuel en Afghanistan, qui est amplement couvert par les médias, ne fait que nous rappeler que l’engagement de nos militaires québécois suscite bien des interrogations, tant sur ce que font réellement nos soldats, que sur le sens de cette mission.

Dans un même ordre d’idées, des éléments  font en sorte que nous ne savons pas grand-chose de notre passé militaire. Certains seraient portés à croire que  « l’ignorance » de notre passé militaire a débuté dans les années 1960-1970, alors que le Québec était dans sa Révolution tranquille et que le mouvement souverainiste avait parallèlement amené une réécriture de notre histoire. Si l’on part de ce principe, cela signifierait que l’histoire militaire aurait été progressivement écartée de l’enseignement de l’histoire générale.

Sur ce point, les études ont démontré, en effet, que l’histoire militaire des Canadiens français/Québécois était davantage enseignée avant les années 1960. Les deux crises de la conscription (1917 et 1942) auraient renforcé le postulat voulant que la philosophie de notre histoire québécoise découle d’une logique (post)coloniale, soit d’une histoire sous le rapport « dominant/dominé ». Sauf que l’on oublie bien souvent que la crise de la conscription est un phénomène qui a touché l’ensemble du Canada pendant les guerres mondiales. Autrement dit, il n’y a pas qu’au Québec où des hommes ont refusé d’être conscrits.

Une autre raison qui expliquerait que l’histoire militaire des Québécois soit à peu près écartée des manuels scolaires serait que le volet militaire découle de la juridiction fédérale. Autrement dit, tout ce qui concerne cette histoire ne relèverait pas du  ministère québécois de l’Éducation. Est-ce une vulgaire impression frôlant le stéréotype, voire le ridicule? En fait, si l’on présume que l’on vit au Québec, et qu’on enseigne néanmoins l’histoire du Canada dans nos écoles, alors pourquoi faudrait-il écarter l’étude de nos batailles? Le raisonnement ne tient pas.

Moi-même, alors que j’étais sur les bancs de l’école secondaire au début des années 1990, j’en entendais très peu parler. La trame se répétait des années plus tard, dans la mesure où mon travail de professeur d’histoire militaire à l’université m’a fait réaliser que mes étudiants, futurs professeurs d’histoire, étaient à peu près ignorants de l’histoire militaire québécoise. Le plus rassurant dans tout cela, c’est qu’ils en étaient au moins conscients et ont demandé pourquoi l’histoire militaire n’était pas enseignée dans les écoles secondaires, les collèges et les universités du Québec.

D’autres facteurs peuvent également expliquer notre carence de connaissances sur le sujet, ou encore la relative absence d’intérêt. Il est vrai que par rapport au Canada anglais, ou même par rapport à des pays comme la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis, nous n’avons pas un réseau de traditions militaires aussi bien développé. Encore là, il ne faut pas se cacher derrière cet argument pour justifier l’inaction afin de rattraper le temps perdu sur le plan de nos connaissances.

Même sur le plan de l’armée, pour l’avoir vécu, j’ai constaté qu’un trop grand nombre de soldats ignoraient l’histoire de leur propre régiment. Comment voulez-vous forger un esprit de corps au sein d’une troupe si les membres sont ignorants de l’histoire de leur unité? De cette histoire découlent aussi des traditions qui finissent par renforcer le sentiment d’appartenance à ladite unité. Par le fait même, comment peut-on instruire la population sur son propre passé militaire, si ses soldats l’ignorent eux-mêmes?

Ce qu’ont vécu les soldats

Pour mieux saisir l’ampleur de la problématique, il faut l’illustrer par des exemples. Si on s’en tient aux conflits récents, essentiellement ceux du XXe siècle, nos ancêtres ont vécu des expériences que l’on peut qualifier d’« inoubliables ».

Lorsque le Canada entre en guerre contre l’Allemagne en 1914, le pays n’avait pour ainsi dire aucune armée digne de ce nom. Ce que l’on appelait l’« armée » à l’époque était en fait une sorte de milice active permanente composée d’à peine 3 000 hommes, dont la plupart savaient utiliser un fusil, mais l’équipement et l’entraînement étaient plus que déficients. Bref, quand la guerre éclate, ils sont des milliers de Canadiens anglais et de Canadiens français à se présenter aux casernes.

Pourquoi ces hommes s’enrôlaient-ils? Plusieurs raisons les ont poussées à s’embarquer dans cette aventure pour laquelle ils ne pouvaient à tout coup prévoir les conséquences. Certains Québécois se sont enrôlés par esprit de patriotisme, mais il s’agissait d’une minorité. Peu de Québécois se sont enrôlés explicitement pour la défense du Canada, encore moins pour aller secourir la France, notre ancienne mère patrie.

En fait, le Québécois (alors Canadien français) moyen qui s’engage en 1914 le fait parce que c’est payant. Comme le Canada, le Québec traversait une époque plus que morose sur le plan économique. Il n’y avait pas de boulot toute l’année, et dans les régions, vu qu’il fait froid la moitié de l’année, les temps étaient durs sur la terre, les chantiers de bois étaient souvent saturés, car notre économie était dépendante de celle du voisin américain, etc. Pour donner une idée, en 1914, l’armée canadienne accordait 1 $ par jour à tout homme qui s’enrôlait. Si l’on convertit en dollars d’aujourd’hui, cela ferait autour de 50 $ par jour, en plus d’être logé, nourri et vêtu.

De plus, le conflit européen qui avait commencé en août 1914 allait se terminer aux Fêtes. Donc, l’armée fournira un boulot temporaire et on rentre à la maison à l’hiver, avec un peu plus d’argent. La réalité était toute autre, et cette guerre a duré plus de quatre ans, quatre ans d’enfer dans les tranchées de France et de Belgique.

Dans ce contexte, alors que l’anglais était la langue officielle de l’armée, beaucoup de politiciens du Québec ont fait pression pour que soit mis sur pied un bataillon de langue française. Ainsi naissait en octobre 1914 le célèbre 22e bataillon (canadien-français), mieux connu aujourd’hui sous le nom de Royal 22e Régiment. Ce bataillon est arrivé au front à l’automne de 1915 et a fini la guerre en Allemagne au début de 1919.

Il ne faut pas s’étonner de ne pas savoir grand-chose de ce que ces hommes-là ont fait entre 1914 et 1919. En fait, et cela s’applique pour tous les conflits à vrai dire, comment expliquer aux familles toutes les horreurs vues et vécues là-bas? Comment décrire la sensation de charger l’ennemi baïonnette au canon, d’entrer dans un village, de frapper l’adversaire avec tout ce qui nous tombe sous la main, de voir son meilleur ami tomber?

Dans une guerre comme celle de 1914-1918, les soldats québécois, en plus d’avoir à affronter les Allemands, devaient subir tout un lot de misères quotidiennes. La pire d’entre elles était la boue. À peine entrée dans la tranchée, lorsqu’il pleut, l’eau monte rapidement. Il faut rester là. Ce sont les ordres. Les soldats attrapaient des rhumatismes, vivaient avec les rats et la vermine, devaient endurer d’autres petites misères comme le casque qui chauffe et qui irrite le cuir chevelu, les cartouchières qui donnent mal au rein, la boue qui entre dans les bottes et ainsi de suite.

Comment, une fois revenu au pays – pour ceux qui reviennent -, expliquer cela aux familles? Ce qu’on entend souvent des témoignages des vétérans réside en des faits qui ont trait à des moments plus heureux. Oui, il y a eu de beaux moments à la guerre. Pour bon nombre de soldats, leur véritable famille a été les quelques « chums » de leur section avec qui ils ont fait la guerre, avec qui ils ont enduré les combats, avec qui ils se sont saoulés dans une taverne derrière le front. C’étaient de véritables frères d’armes.

Imaginez être à Courcelette, dans le nord de la France, en 1916. Dans le village se trouvent les Allemands. En face, les soldats canadiens-français du 22e bataillon. Ceux-ci sont environ 800, à attendre le signal de l’assaut. Puis vient le moment fatidique, la fameuse minute pendant laquelle leurs canons arrêtent de tirer sur l’ennemi pour leur permettre d’avancer. C’est un moment qui dure une éternité, où le cerveau fonctionne au ralenti, et le bruit strident des sifflets des officiers se fait entendre. C’est le signal de la charge.

Pendant les trois jours et trois nuits qu’a duré la bataille de Courcelette, les Canadiens français dirigés par le lieutenant-colonel Thomas-Louis Tremblay ont été coupés du reste du monde. Au sortir de la bataille, 118 soldats tenaient debout, sur les quelques 800 qui avaient initialement chargé. Ce fut un massacre.

Les hommes qui sont sortis de Courcelette ne pouvaient assurément plus percevoir la vie comme avant. Pendant bien longtemps, jusqu’en 1939 au moins, Courcelette était pour les Québécois la bataille des batailles, et non pas celle de Vimy, comme on nous parle souvent de nos jours, en particulier dans la publicité du gouvernement canadien.

Bref, l’exemple de la bataille de Courcelette donne une idée de ce qui attend ceux et celles qui explorent l’histoire militaire. Il ne faut certes pas oublier que d’autres conflits sont venus également forger la vie et le caractère de ceux qui y ont participé. Comme mentionné précédemment, des Québécois ont débarqué en 1942 sur la plage de Dieppe, alors occupée par les Allemands. Le régiment des Fusiliers Mont-Royal, qui comprenait alors quelque 550 hommes, s’est fait massacrer.

Dieppe était une tentative des soldats canadiens de libérer une parcelle du sol de la France. On a remis cela deux ans plus tard. Mieux préparés, mieux équipés et entraînés, les Canadiens sont revenus en Normandie, ayant appris bon nombre de leçons du désastre de Dieppe.

Dans ce contexte, on peut imaginer la réaction des Français à l’arrivée des soldats du Régiment de la Chaudière, alors seule unité canadienne-française ayant attaqué la plage le premier jour du débarquement. Ces hommes ont livré des combats sauvages contre les Allemands, notamment face aux soldats des Jeunesses hitlériennes. Les combats dans les villages et les forêts de Normandie ont ainsi été sans pitié, surtout face à un adversaire qui n’avait pas tendance à faire de prisonniers.

Les Québécois ont été sur nombre de champs de bataille pendant la guerre de 1939-1945. Il y avait certes le Régiment de la Chaudière en Europe du Nord en 1944-1945, mais d’autres unités ont aussi combattu. On pense notamment au Régiment de Maisonneuve et des Fusiliers Mont-Royal, dont ce dernier, après le désastre de Dieppe, fut reconstitué et revint pour la bataille de Normandie. Et bien sûr, le Royal 22e Régiment, qui pour sa part a fait principalement compagne en Italie entre 1943 et 1945. Cette dernière campagne est d’ailleurs largement oubliée de nos jours.

Tout comme on oublie également la guerre de Corée, une guerre elle aussi sans merci, qui a duré de 1950 à 1953, à une époque où le monde « libre » tentait d’endiguer la progression du communisme à travers la planète. Les soldats canadiens y étaient, dans ces montagnes asiatiques, dans un conflit que semblait même oublier la société québécoise de l’époque.

Et que dire des diverses missions accomplies par nos militaires sous les mandats des Nations-Unies ou de l’OTAN en Afghanistan présentement? Bien qu’il y ait sans doute eu moins de morts à la minute et au mètre carré qu’en 1914-1918 ou en 1939-1945, perdre un soldat demeure une tragédie. Les souffrances sont les mêmes, souffrances qui sont souvent accentuées par l’impression d’un sentiment d’abandon d’une société préoccupée par ses réalités quotidiennes.

Janvier 2008. L’historien Carl Pépin (à droite) en compagnie de soldats afghans dans un tour d’observation sur la Base d’opérations avancée Wilson (35 km au nord-ouest de Kandahar City).

Le devoir de mémoire

C’est pour cela qu’il ne faut jamais oublier nos soldats. Il ne faut pas oublier leurs gestes, leurs souffrances et, par-dessus tout, les leçons qu’il faille tirer des conflits, dans l’espoir peut-être naïf que plus jamais cela ne se reproduira. Il faut toujours se rappeler que les Québécois qui ont combattu dans les guerres du monde étaient certes des soldats, mais c’étaient avant tout des hommes. C’étaient des hommes avec leurs qualités et leurs défauts.

Ceux qui, par exemple, ont combattu en 1939-1945 ont au moins 85 ans, sinon plus au moment d’écrire ces lignes. Beaucoup parmi eux nous ont raconté que leur pire souvenir, ce n’était pas nécessairement les Allemands et le fait d’en avoir tué, mais juste de penser que ces Québécois qui ont aujourd’hui 80 ou 85 ans, ont eu 20 ans à une certaine époque. Leurs amis aussi avaient 20 ans, mais ces derniers auront toujours 20 ans dans l’esprit de ceux qui s’en sont sortis physiquement indemnes.

Certains vont davantage parler de ces beaux moments de camaraderie, où la communauté des frères d’armes était plus solide que le feu ennemi. C’est en ce sens que nous avons un véritable devoir de mémoire envers ces hommes et ce qu’ils ont fait. Par exemple, le fait de participer chaque année aux commémorations, le 11 novembre, est un message que l’on envoie à ces hommes et à ces femmes que leurs sacrifices et leurs histoires ne seront pas oubliés.

Les années passent et les vétérans vont disparaître. Plusieurs d’entre eux ont des histoires à raconter et il faut simplement prendre le temps de les écouter. En fait, l’expression « devoir de mémoire » est peut-être inadéquate, car cela ne devrait pas être un devoir au sens d’une obligation. Il faut tout simplement les écouter.

L’une des belles initiatives que l’on peut poser, surtout si l’on se situe dans un milieu scolaire, est d’inviter les vétérans à parler de leur expérience à un jeune public. Une anecdote intéressante à cet égard s’est produite il y a quelques années, dans une école secondaire en Ontario. Le professeur voulait présenter à ses élèves une vidéo relatant les exploits d’un soldat canadien nommé « Smokey » Smith. Ce dernier avait gagné la plus haute décoration militaire pour bravoure, la Croix de Victoria, sur le front italien dans les années 1940. Ce soldat avait tué à lui seul des dizaines d’Allemands, détruit quelques chars d’assaut, en plus de sauver la vie d’un camarade.

Le jour même du visionnement, le professeur avait invité Smith en personne pour voir le vidéo de ses exploits avec les élèves. Malheureusement, un contretemps est survenu, si bien que Smith s’est présenté dans la classe une fois la vidéo terminée. Un peu confus et gêné, le professeur s’est excusé à M. Smith, en lui disant que le temps filait et qu’il fallait passer la vidéo. Et sur un air un peu désinvolte, Smith a répondu : « Ah pas de problème Monsieur, je comprends… Est-ce que le show était bon? »

Cet état d’esprit à la fois humble et désinvolte est symbolique, parce qu’il témoigne en même temps qu’en dépit des souffrances et des séquelles physiques et psychologiques, il se trouve des vétérans capables de dédramatiser en quelque sorte ce qu’ils ont vécu. Le recul du temps aidant à cet égard.

C’est cela que les historiens qui étudient l’histoire militaire doivent comprendre, à savoir que la guerre est certes terrible, mais c’est également une époque, un contexte dans lequel des gens ont vécu.

Donc, lorsque l’on prend la peine de lire sur le sujet, de visionner un film ou un documentaire, ou d’écouter un professeur ou un conférencier en parler, on s’intéresse non seulement au conflit, mais aussi à tout l’aspect contextuel qui l’entoure. Les soldats qui ont fait la guerre étaient des gens ordinaires. C’étaient des hommes qui ont dit des choses, qui ont fait des choses, qui avaient des opinions et des sentiments. La notion de « devoir de mémoire », s’il faut absolument l’employer, c’est tout cela finalement.

Conclusion

En somme, rappelons à quel point l’étude de l’histoire militaire peut être  fascinante, voire contagieuse, lorsqu’on on prend la peine d’en explorer les diverses facettes, que ce soit du point de vue des soldats ou du point de vue des sociétés en guerre (qu’on pourrait aborder éventuellement).

C’est en ce sens que le simple intérêt à  porter à ce que nos ancêtres ont vécu sur les champs de bataille, et ce que nos militaires vivent actuellement en théâtre d’opérations constitue un bon point de départ à toute exploration.

En plus d’une littérature abondante, les espaces urbains portent aussi les traces de ce passé militaire. Il suffit de regarder les monuments et autres lieux de mémoire pertinents. Les monuments et cimetières sont des livres d’histoire à ciel ouvert. Ce ne sont pas que des noms gravés dans la pierre. Ce sont aussi des histoires qui s’inscrivent dans des contextes particuliers. Il n’y a rien de plus difficile que de se promener devant un monument ou une pierre tombale, et d’y lire le nom d’un frère d’armes tombé à ses côtés.

Ces Québécois se sont enrôlés pour toutes sortes de raisons. Ils ont fini par se battre pour leur pays, pour les valeurs en lesquelles ils croyaient, y laissant au fond une partie d’eux-mêmes. Dans le feu de l’action, écrasés au sol sous le feu des balles et des obus, alors que gémissent les blessés et que la situation semble désespérée, ces hommes-là se sont battus pour leurs frères d’armes.

À propos de l’auteur

Né en 1977 à Saint-Georges-de-Beauce, Carl Pépin est docteur en histoire de l’Université Laval. Il a complété en 2008 une thèse de doctorat intitulée Les relations franco-québécoises pendant la Grande Guerre, sous la direction du professeur Talbot Charles Imlay. Il a enseigné l’histoire militaire, politique et économique aux universités Laval et du Québec à Montréal, de même qu’au Collège Royal militaire de Saint-Jean. Ses recherches portent sur l’histoire politico-militaire aux 19e et 20e siècles. Il s’intéresse à une variété de thématiques ayant trait aux conflits mondiaux (stratégies, tactiques, histoire socio-culturelle, mémoire, etc.) Il est l’auteur d’une vingtaine d’articles portant sur l’histoire militaire. Il a par ailleurs été chercheur pour diverses organisations, dont le Musée du Régiment de la Chaudière, du Royal 22e Régiment et du Ministère canadien des Anciens combattants à Vimy (France). À l’été 2006, il a participé comme figurant du 22e bataillon (canadien-français) pour le film-documentaire du réalisateur Brian McKenna intitulé La Grande Guerre paru sur les ondes de Radio-Canada en 2007. Carl Pépin est membre de la Société des professeurs d’histoire du Québec et est l’historien officiel du Royal 22e Régiment. C’est à ce titre qu’il fut envoyé en Afghanistan dans le but de documenter la participation des soldats québécois pendant cette campagne.

Blogue: http://carlpepin.wordpress.com/