Cent ans après ou l’an 2000 (1888) d’Edward Bellamy

Publié le 17 décembre 2024

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Lieutier, P. (2024). Cent ans après ou l’an 2000 (1888) d’Edward Bellamy. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13183

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Lieutier Prune. "Cent ans après ou l’an 2000 (1888) d’Edward Bellamy." Histoire Engagée, 2024. https://histoireengagee.ca/?p=13183.

Les productions médiatiques à destination des jeunes publics ont, nous le savons, des impacts importants sur le développement des enfants, leur capacité à acquérir des connaissances et des compétences ainsi que leur aptitude à cultiver des valeurs. De leur posture de lecteur·trices et de spectacteur·trices, les enfants se nourrissent des représentations et discours que nous — en tant que société — décidons de financer, de produire, de promouvoir et, ultimement, de leur offrir. Ainsi, je suis intimement convaincue que par l’observation des productions médiatiques jeunesse ou au contraire de ce qui n’est pas produit, voire censuré, il nous est possible de comprendre de larges pans d’une société à un temps donné de son histoire. À travers cette série de courtes chroniques, je m’intéresse à des albums illustrés et livres jeunesse qui, par leur sujet, le contexte de leur parution, leur approche graphique ou narrative, ou encore leurs créateur·trices, font écho à de profonds changements sociaux et historiques. 

Comment, en somme, les histoires pour enfants racontent, elles aussi, la grande histoire.

Prune Lieutier

« Dans les premières années du vingtième siècle, l’évolution reçut son couronnement par la consolidation définitive du capital de la nation tout entière. L’industrie et le commerce du pays, arrachés aux mains des syndicats privés, irresponsables, qui les conduisaient au gré de leurs caprices et de leurs intérêts, furent désormais confiés à un syndicat unique, travaillant dans l’intérêt commun. […] C’est ainsi que bien tardivement, dans l’histoire du monde, on reconnut cette éclatante vérité que rien n’est plus essentiellement l’affaire du peuple que le commerce et l’industrie, puisque sa vie en dépend. Les confier à des particuliers, qui en profitent, est une folie du même genre, mais bien plus fatale, que celle qui consiste à remettre les rênes de l’État à des rois, à des nobles, qui s’en servent pour leur gloire personnelle. 

Un changement aussi extraordinaire que celui que vous décrivez n’a pu s’effectuer sans une grande effusion de sang, sans des convulsions terribles ? Dis-je. 

Au contraire, répondit le docteur Leete, il n’y eut de violence d’aucune espèce. Le changement avait été prévu, escompté longtemps à l’avance. L’opinion publique était mûre, le gros du peuple conquis à l’idée. » 

Cent après ou l’an 2000 (Looking Backward 2000 – 1887, dans sa version originale) est un court roman de science-fiction signé par l’écrivain américain Edward Bellamy[1] et publié en 1888. Cette lecture, d’une centaine de pages, bien que non spécifiquement identifiée par son auteur comme de la littérature jeunesse, en épouse de nombreux codes usuels, et en particulier le bien connu arc narratif de la transformation d’un héros au fil d’une quête fantastique. Sans vouloir manquer de respect à la vision de Bellamy, nous imaginons ainsi fort aisément que ce roman aurait été aujourd’hui mis entre les mains des jeunes du secondaire.  

Le roman démarre en 1887. On y fait la connaissance du jeune Julian West, Bostonien issu de la haute société (le « haut du coche », comme il le dit lui-même) et dont la vie quotidienne est avant tout rythmée par l’usage de ses nombreux privilèges (notons sa grande demeure, son oisiveté apparente et la présence de personnel de maison, en particulier le « fidèle Sawyer », seul personnage de l’histoire identifié comme Noir et qui n’a visiblement pas de nom de famille). L’oisiveté n’est pas la seule activité de Julian : une part non négligeable de son temps est également employé à s’indigner contre les velléités des travailleurs dont certains « s’intitulaient anarchistes et […] se proposaient de terrifier le peuple américain ». De plus, les grèves alors menées par de nombreux ouvriers, épuisés par le rythme de travail et les dures conditions de la fin du XIXe siècle, retardent les festivités de son mariage. Bref, nous avons devant nous le parfait bourgeois de son époque ! 

Le roman bascule dans la science-fiction lorsque, par une nuit d’insomnie, Julian reçoit un traitement-choc prodigué par l’homme étant désigné comme son « magnétiseur personnel ». À son réveil, groggy, ce n’est pas Sawyer qu’il découvre à son chevet, mais une famille qui lui est inconnue : le Dr Leete, son épouse (dont nous ne saurons jamais le prénom…) et leur fille Édith. Il a mystérieusement été transporté de l’année 1887 à l’an 2000 ! Les choses ont bien changé : dans cette nouvelle réalité, Julian West découvre une société prônant l’équité, dont nombre des principes d’organisation rappellent les premiers écrits marxistes. Dans cette année 2000 utopique, le travail est réparti selon les envies de chacun et de la pénibilité des tâches prises en charge. Tout le monde dispose du même revenu et on ne consomme pas au-delà de ses besoins, tout en bénéficiant de loisirs collectivisés et de magasins nationaux. Il fait bon vivre, l’air est doux, les gens heureux, et les espaces communs flamboyants. Nous y poserions certainement volontiers nos valises. Julien West est, lui aussi, conquis. Au fil de ses conversations avec l’érudit Dr Leete et de ses explorations personnelles, il s’émerveille des innovations apportées par les citoyen·nes de l’an 2000, de la beauté de leurs espaces collectifs et de l’ingéniosité des solutions trouvées aux « maladies sociales » du XIXe siècle qu’il a quitté. Ces découvertes le transforment et l’amènent à repenser son rapport au monde.

Comment lire aujourd’hui cette science-fiction en apparence utopiste ? L’analyse de cette archive de la littérature adolescente permet de voir comment, malgré les idéaux de l’auteur, les stéréotypes du XIXe déteignent sur le monde idéal qu’il décrit. Ainsi, si les femmes disposent du même revenu que les hommes, et tendent ainsi à s’autonomiser de la tutelle paternelle ou maritale, il ne faut pas s’emballer : leurs tâches sont adaptées à leur physique plus « faible » et à leur organisation moins habile. Les femmes restent délicates et douces, à l’image de la jeune et belle Édith. Par ailleurs, contrairement à d’autres œuvres jeunesse aux idées alternatives, contemporaines de Cent ans après ou l’an 2000 (comme nous le verrons dans de futures chroniques), la question du sort des personnes racisées n’est pas évoquée. 

Ainsi, dans la fiction de Bellamy, il fait surtout bon vivre en l’an 2000 pour un homme blanc. Il est intéressant de constater que la projection utopiste de l’auteur reste ancrée dans des biais paternalistes et au racisme doucereux, où les femmes sont envisagées comme des citoyennes à protéger et à couver, où les personnes racisées restent subalternes, en marge de la société et des progrès prétendus. Les questions environnementales, pourtant déjà populaires aux États-Unis (notamment avec la création, dès 1860, des premiers parcs nationaux pour préserver des intérêts privés certains lieux naturels exceptionnels), ne font par ailleurs pas du tout partie des préoccupations évoquées par Julian West ou ses hôtes. Le monde de l’an 2000, tel que le vit le protagoniste, semble ainsi être une version exacerbée des désirs politiques de Bellamy tout en révélant ses angles morts, lui-même étant un homme issu de la classe bourgeoise. Un carcan propre, beau et harmonieux, mais un carcan très XIXe siècle tout de même. 

Mais ne boudons pas notre plaisir : Bellamy nous livre tout de même ici un « conte de félicité sociale » (comme il le dit lui-même en 1889 dans son texte « How I Came to Write Looking Backward ») fort audacieux pour son époque, et dont les messages et propositions peuvent encore résonner aujourd’hui. Le livre propose une vision douce et poétique d’une société plus juste et équitable tout en nous exposant à une réflexion fictionnelle sur les futurs désirables. 

Nous ne vous dévoilerons pas ici l’issue de ce roman. Est-ce un rêve ? Un tour de passe-passe ? Nous vous laisserons le découvrir. En revanche, il nous est possible d’évoquer la suite. Cent ans après ou l’an 2000 a en effet provoqué un véritable mouvement « nationaliste » (au sens de nationalisation des biens de production, le mot nationalisme ayant été privilégié par Bellamy sur celui de « socialisme » pour des questions d’acceptabilité sociale et donc de meilleures ventes !) aux États-Unis ainsi que, dans une moindre mesure, en Angleterre. On retrouve ainsi la trace d’un premier « Nationalist Club » à Boston dès 1888. Si celui-ci est essentiellement composé d’une élite bourgeoise éclairée, des dizaines d’autres sont créés dans les années suivantes, dont plusieurs par des personnes issues de la classe ouvrière. En 1891, c’est ainsi plus de 160 clubs nationalistes qui sont répertoriés aux États-Unis. Alors que le capitalisme sauvage de l’Amérique épuise le corps social et provoque la « misère, la corruption, les crises et le désordre (Haymarket Riot en 1886)[2]», l’utopie vécue par Julian West insuffle de l’espoir et pousse à l’action. Bellamy lui-même, alors qu’il refusait pourtant jusqu’alors l’étiquette de socialiste et défendait corps et âme que Cent ans après n’était qu’une « fantaisie littéraire », se radicalise et lance un journal, The New Nation, en 1891. Il s’y place farouchement du côté des luttes ouvrières. Il boucle enfin la boucle en 1897 en publiant Equality, roman qui se veut une suite de Cent ans après et qui propose une évolution plus progressiste que son premier opus, notamment sur les droits des femmes (qu’il reconnaît désormais plus aptes à participer à l’effort national) et les questions environnementales.  

La lecture contemporaine de Cent ans après ou l’an 2000 contribue à nous renseigner sur la vision « nationaliste » de Bellamy, bien sûr, mais aussi de ses contemporain·es attiré·es par les nouveaux idéaux socialistes d’alors. Sa forme fictionnalisée que l’on peut qualifier d’utopiste, et ce malgré les larges défauts mentionnés plus haut, offrait certainement plus de liberté à l’auteur pour exprimer sa pensée, sans s’inscrire dans un positionnement trop frontalement revendicateur. Certes, Cent ans après ne s’adressait pas spécifiquement lors de sa publication au public adolescent, mais, au regard de ses arcs narratifs et de ses intentions, il est aisé d’imaginer cet ouvrage classé dans la catégorie littérature adolescente s’il était publié aujourd’hui. 

L’un des grands intérêts d’observer la littérature pour l’enfance, qu’elle nous soit contemporaine ou non, et d’y consacrer la série de chroniques que nous débutons aujourd’hui, est qu’elle éclaire à la fois sur les visions du monde de leurs auteur·trices, mais aussi sur les valeurs qu’iels souhaitent transmettre et les futurs qu’iels envisagent pour les générations leur succédant. 

Derrière leur apparente simplicité, les récits pour la jeunesse disent, finalement, les sociétés. 

** Pour aller plus loin dans la réflexion : 

Pour lire dans son entièreté l’ouvrage Cent ans après ou l’an 2000 d’E. Bellamy (1888) dans sa version anglaise, il est possible de consulter la version numérique qu’en propose The Project Gutenberg mise en ligne en août 1996. https://www.gutenberg.org/cache/epub/624/pg624-images.html


En ce qui concerne l’ouvrage Equality (1897), The Project Gutenberg en propose une version numérique depuis janvier 2005. https://www.gutenberg.org/cache/epub/7303/pg7303-images.html


[1] Auteur, journaliste et activiste américain (1850 – 1898), Edward Bellamy s’est notamment illustré par la création du journal The New Nation en 1891 et la publication de Cent ans après ou l’an 2000 (1888) ainsi que d’Equality (1897).

[2] Durieux, C. (2002). Les femmes dans l’œuvre utopique d’Edward Bellamy. Revue d’histoire du XIXème siècle, vol. 24, pp. 71-92.