Dans l’ombre des médailles : femmes, mémoire et guerres
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Dupuis, V. (2025). Dans l’ombre des médailles : femmes, mémoire et guerres. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13519Chicago
Dupuis Véronique. "Dans l’ombre des médailles : femmes, mémoire et guerres." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13519.Par Véronique Dupuis
Dans les toutes premières pages de son livre La guerre n’a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch écrit : « Les récits de femmes sont d’une autre nature et traitent d’un autre sujet. La guerre ‘féminine’ possède ses propres couleurs, ses propres odeurs, son propre éclairage et son propre espace de sentiments. Ses propres mots enfin. On n’y trouve ni héros ni exploits incroyables, mais simplement des individus absorbés par une inhumaine besogne humaine. […] Nous croyons tout savoir de la guerre. […] Il reste encore une guerre que nous ne connaissons pas[1] ». Seize ans séparent ce texte et Vestiges de guerre: récits de femmes canadiennes en temps de conflit, 1914-1945. Le premier aborde la réalité des femmes soviétiques, le second celle des Canadiennes. Pourtant, il existe pour les autrices respectives une même intention : celle de raconter la guerre des femmes, celle que l’on ne connaît pas. Bien qu’encore peu nombreux, il existe de bons ouvrages qui traitent de la vie des femmes lors de conflits militaires, abordant tant leur contribution à l’effort de guerre que leur engagement sur le front. De ceux-ci, un élément commun se dégage : les femmes possèdent une expérience singulière des conflits armés, une réalité riche et nuancée qui, longtemps, est restée enfouie dans le silence.

La guerre, telle qu’elle est racontée et mémorisée, demeure une affaire d’hommes. Pourtant, il existe une facette méconnue, qui révèle un monde tout aussi empreint d’aventure, de courage inébranlable, de ténacité, mais également marqué par la peur, l’impuissance et la perte irréversible. C’est entre autres cette volonté de raconter l’histoire des femmes en temps de guerre qui a poussé les autrices Stacy Barker, Krista Cooke et Molly McCullough à rédiger cet ouvrage. Dès le départ, la table est mise: « À partir d’artefacts et de collections d’archives, cet ouvrage vise à mettre au jour les expériences des femmes et à détourner l’attention des champs de bataille pour mettre l’accent sur d’autres récits, ceux des femmes durant les guerres mondiales[2] ». On suppose alors au premier abord qu’il sera question de front domestique, d’effort de guerre et du marché du travail qui s’ouvre temporairement aux femmes. Toutefois, au fil des pages, on découvre progressivement un portrait plus complexe, plus diversifié et méconnu de l’implication des Canadiennes pendant les deux conflits mondiaux, soit ceux de 1914-1918 et 1939-1945. Qui plus est, c’est par le biais d’objets et de documents d’archives, ainsi qu’à travers la vie des femmes auxquelles ils appartiennent que les chercheuses lèvent le voile sur des récits et des expériences riches, dormant jusqu’ici dans les cartons. Chaque objet a son histoire, et chaque histoire trouve enfin sa lumière.
L’ouvrage est divisé en quatre chapitres, qui permettent de saisir l’étendue et la diversité des expériences des femmes. La première partie de ce compte-rendu examine chacun de ces chapitres. La seconde partie revient sur des éléments transversaux à leurs contenus.
Au-delà de l’uniforme, le genre comme élément discriminatoire
Pendant la Première Guerre mondiale, les femmes qui souhaitaient s’engager dans le service militaire ne pouvaient le faire que comme infirmières au sein du Corps médical de l’armée canadienne. Entre 1914 et 1918, 2 845 d’entre elles s’enrôlent dans le Corps expéditionnaire canadien[3]. Puis, lors du second conflit mondial (1939-1945), les possibilités s’ouvrent davantage pour les femmes avec la création du Service féminin de la Marine royale du Canada, du Service féminin de l’armée canadienne et du Service féminin de l’Aviation royale du Canada. Même si de nouvelles opportunités leur sont offertes, les femmes sont reléguées à des postes considérés comme non combattants. Bien qu’elles occupent des rôles variés, tels qu’infirmières, photographes, secrétaires, télégraphistes ou conductrices d’ambulances, une majorité d’entre elles sont toutefois employées dans des fonctions administratives.
Dans le premier chapitre, Pour que les hommes puissent combattre. Les femmes et le service militaire au cours des guerres mondiales, les autrices mettent en évidence comment le genre influence les avenues professionnelles offertes aux femmes. À travers plusieurs portraits d’infirmières, elles soulignent notamment que l’attribution des récompenses militaires est marquée par des inégalités de genre. Par exemple, la Croix militaire, instituée en 1915 et représentant la troisième plus haute distinction pour les officiers des forces terrestres, n’est pas décernée aux infirmières, bien qu’elles fassent partie de cette catégorie de personnel militaire. Dans la même logique, les grades militaires illustrent une application inégale des privilèges : les infirmières ont un statut d’officières uniquement dans les hôpitaux où elles travaillent, alors que les hommes officiers bénéficient des avantages liés à leur rang sur tous les terrains, sans restriction.
Le genre semble également jouer un rôle déterminant dans le choix des uniformes imposés. Pendant la Première Guerre mondiale, les infirmières portent une robe bleue accompagnée d’un tablier et d’un voile blancs. Dans une perspective genrée, ces vêtements renvoient à des stéréotypes traditionnels associés à la féminité et au rôle des femmes dans la société. Ces choix vestimentaires, imprégnés de symboles, peuvent être analysés sous plusieurs angles : l’association à la domesticité, la sacralisation du soin et l’analogie avec les religieuses, la limitation aux rôles non combattants, l’esthétique de modestie ainsi que la féminisation de la guerre. Ces vêtements, tout en distinguant les infirmières des soldats, féminisent leur rôle et rappellent que leur place au sein de l’armée est une extension de leur fonction traditionnelle. Ils véhiculent le message que leur participation n’est pas une rupture avec les normes genrées, mais une adaptation à la situation exceptionnelle de la guerre. En résumé, cet uniforme reflète et renforce les rôles traditionnels assignés aux femmes : soigner, protéger et maintenir l’ordre moral et social.
En revanche, l’uniforme de Mary Adelaide Cooneys, présenté dans ce livre et porté durant la Seconde Guerre mondiale, offre deux déclinaisons : d’un côté, une robe et un voile blancs, de l’autre, une tenue kaki comprenant un pantalon, un veston, une blouse, une cravate et un béret. Cette tenue, désignée comme un « uniforme de combat », traduit une évolution vers une apparence plus masculine. Serait-ce le signe d’un début d’intégration concrète des services féminins dans l’armée canadienne? Dans quelle mesure la masculinisation progressive de l’uniforme des femmes, comme en témoigne la tenue de Mary Adelaide Cooneys, reflète-t-elle une tentative d’adapter leur apparence à un monde militaire historiquement masculin, tout en maintenant une distinction genrée? L’uniforme kaki, avec ses éléments traditionnellement associés à l’habillement masculin (pantalon, veston, cravate), pourrait être perçu comme un effort pour aligner l’image des femmes militaires sur celle de leurs homologues masculins, renforçant ainsi leur légitimité. Cependant, cette transformation vestimentaire soulève une question : est-ce un symbole d’émancipation et de reconnaissance des compétences des femmes dans des rôles non traditionnels, ou simplement une adaptation fonctionnelle à un environnement où la norme masculine demeure prépondérante ? Cette évolution révèle également la manière dont les femmes doivent parfois s’effacer symboliquement derrière des codes masculins pour être acceptées, sans toutefois bouleverser les structures genrées de l’armée. Il aurait été apprécié que l’ouvrage explore ces réflexions et propose des hypothèses.
La question de l’intersectionnalité est également abordée à travers le parcours d’Edith Anderson Monture. Cette infirmière, issue de la communauté autochtone des Six Nations de la rivière Grand, s’est heurtée à un refus de l’armée canadienne, le Corps médical n’acceptant pas les Autochtones. Ce n’est qu’après avoir obtenu son diplôme à la New Rochelle Nursing School (école de soins infirmiers de New Rochelle), qu’elle parvient à s’enrôler dans le Corps médical américain en 1917. En mettant en évidence l’aspect colonial, souvent ignoré dans les ouvrages historiques, ce récit soulève des questions éthiques cruciales, particulièrement dans le contexte actuel où la réconciliation avec les peuples autochtones constitue une soi-disant priorité nationale. Prenons également l’exemple de Private Roy, cantinière et serveuse au sein du Service féminin de l’armée canadienne. Aspirant à rejoindre la troupe du Army Show, une unité militaire dédiée au divertissement des soldats, cette chanteuse noire s’est vu refuser l’accès en raison de sa couleur de peau. Comme l’expliquent Barker, Cooke et McCullough: « Au cours de la Première Guerre mondiale, des Canadiens noirs, des Canadiens d’origine japonaise et des Autochtones luttent pour se tailler une place dans les rangs des forces militaires canadiennes, mais très peu de femmes de ces communautés (sinon aucune) ont servi dans les forces militaires durant cette période. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les autorités se montrent de nouveau réticentes à enrôler des femmes noires et utilisent des moyens détournés pour décourager les candidates, même après l’abolition des réglementations officielles ouvertement racistes[4] ». Combien de femmes ont ainsi été exclues du processus d’enrôlement simplement à cause de leurs origines?
Le trouble de stress post-traumatique chez les infirmières, encore trop souvent négligé par l’historiographie, est également abordé avec une grande finesse dans cet ouvrage. Bien que limité à quelques paragraphes, un passage du livre met en lumière l’impact profond et durable de l’empreinte psychologique de la guerre, perceptible aussi bien pendant les conflits qu’après leur dénouement. À ce propos, plusieurs journaux intimes d’infirmières, notamment celui d’Edith Anderson Monture, évoquent des manifestations de stress post-traumatique, « La vie d’une infirmière militaire n’est pas facile, ni mentalement ni physiquement[5] », concluent les autrices.
À partir de l’uniforme de Lance Corporal Mary Weaver, les chercheuses explorent le rôle des organisations paramilitaires telles que le Corps auxiliaire féminin de Wentworth de Hamilton. Elles soulignent que ces formations offrent aux femmes une opportunité concrète de participer à l’effort de guerre, en marge des trois services militaires précédemment évoqués. Ces groupes, anticipant la possibilité d’un enrôlement officiel, mettent l’accent sur une préparation rigoureuse: formation en premiers soins, télégraphie sans fil, cuisine, signalisation, cartographie et entraînement physique. L’uniforme présenté illustre plus qu’un simple vêtement, il symbolise un sentiment d’appartenance et confère aux membres un statut réel au sein de l’effort de guerre. Cette tenue incarne la volonté des femmes de dépasser les limites imposées par leur rôle traditionnel et leur aspiration à contribuer encore plus activement sur le terrain. Pour de nombreuses femmes engagées dans ces corps paramilitaires, les tâches administratives auxquelles elles sont souvent cantonnées dans les services officiels ne suffisent pas. Leur discipline, leur rigueur et leur détermination témoignent de leur désir de relever des défis et d’assumer des rôles similaires à ceux des hommes. Ces organisations paramilitaires ne se contentent pas de former des auxiliaires : elles donnent aux femmes l’espace pour prouver leurs compétences et leur engagement envers l’effort de guerre.
Tout au long des chapitres, le texte intègre des encadrés révélant des faits qui, bien qu’anecdotiques, enrichissent l’ouvrage et apportent des informations pertinentes et parfois inattendues. Par exemple, dans le premier chapitre, une vignette consacrée aux serviettes hygiéniques pousse le lectorat à réfléchir aux défis spécifiques que rencontrent les femmes dans l’armée, aspects souvent négligés. Ainsi, pendant la Première Guerre mondiale, les femmes utilisent des gazes ou des lambeaux de tissu qu’elles doivent laver pour gérer leurs menstruations. Ce n’est qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale que l’armée canadienne commence à fournir des produits d’hygiène adaptés aux services féminins.
Machine à coudre, marionnette et recyclage
À première vue, ces trois termes ne semblent aucunement liés. Pourtant, le deuxième chapitre de l’ouvrage présente des récits tirés de la sphère domestique, soulignant comment les femmes, exclues du combat, trouvent sur ce front une manière de contribuer à l’effort de guerre. Le volontariat s’impose alors comme une forme d’engagement patriotique et un moyen de soutenir les troupes. Dans cette partie du livre, les objets du quotidien comme des pelotes de laine, des étoffes brodées et même des marionnettes de ventriloques deviennent des vecteurs d’histoire(s). Le sacrifice, au sein des foyers, est présenté comme une composante essentielle de l’effort de guerre. Les femmes doivent s’adapter aux règles et aux restrictions imposées par la situation exceptionnelle. En temps de conflit, même les plus petites actions ont une importance cruciale. Ce qui était autrefois un simple tricot au coin du feu devient une activité indispensable, contribuant directement au soutien des soldats et à l’effort collectif.
Pendant la Première Guerre mondiale, la demande en vêtements et en bas augmente de façon exponentielle, les soldats ayant besoin d’équipements pour se protéger du froid dans les tranchées. Les femmes sont alors sollicitées et la production s’intensifie, au point de prendre une proportion industrielle. En 1916 seulement, la Canadian War Contingent Association estime par exemple que 280 000[6] bas ont été produits. Pendant le second conflit mondial, les besoins, toujours pressants et considérables, poussent la Croix-Rouge canadienne à mobiliser 750 000 volontaires qui tricotent ensemble près de cinquante millions de pièces de vêtements[7]. Face à la pénurie de laine et aux difficultés d’approvisionnement, le gouvernement fédéral intervient pour régulariser et standardiser la production. Le poids, les matériaux et les couleurs des vêtements tricotés sont ainsi soumis à un contrôle strict, transformant cette activité en une véritable industrie en plein essor. Les vêtements fabriqués au pays, véritables symboles de réconfort, jouent un rôle essentiel dans le soutien moral des troupes. Après tout, quoi de plus réconfortant que de recevoir, au fond des tranchées, une boîte contenant chocolat, cigarettes et bas de laine?
Dans le domaine du textile, l’ouvrage partage l’histoire de Joanna St. Clair, une Écossaise installée à Montréal depuis 1912. Cette dernière crée un quilt en soie, orné de quelque 700 noms de personnes et d’organisations, dans le but de collecter des fonds pour soutenir l’effort de guerre. Bien plus qu’une simple œuvre, cette pièce incarne un patriotisme profond et témoigne de la volonté de commémorer ceux qui ont perdu la vie au combat.
Les arts occupent également une place importante dans le soutien aux troupes. Par exemple, Mary Ann Sutton, avec ses soirées de poésie, et Jeannette Canon Laidlow, ventriloque, utilisent leur talent artistique pour divertir les soldats et collecter des fonds. Ces deux artistes, comme bien d’autres, s’intègrent à des troupes itinérantes qui parcourent le pays ou traversent l’Atlantique pour se produire devant les hommes mobilisés en Europe. Barker et ses collègues soulignent que ces spectacles et œuvres artistiques ne se limitent pas au divertissement. Illustrations, chansons et textes deviennent aussi de puissants outils de propagande, véhiculant des messages qui renforcent le moral et le patriotisme. L’art se joint aux journaux, aux affiches et à la radio pour soutenir les Alliés et pour démoniser les Allemands.
D’autres femmes, professionnelles cette fois, ont également mis à profit leur expertise pour soutenir les militaires dans le besoin. Dans une section captivante du chapitre, les autrices s’intéressent aux parcours remarquables d’une infirmière et d’une avocate. Tsune Yatabe, aide-soignante, a exercé au Canada pendant la Première Guerre mondiale et l’épidémie de grippe espagnole. En 1958, elle rédige un mémoire relatant son expérience. Bien plus qu’un simple récit, ce document offre un témoignage précieux sur la diversité culturelle au Canada de l’époque, sur l’engagement de la communauté japonaise durant le conflit et sur un patriotisme qui s’est prolongé bien au-delà de l’Armistice. De plus, comme le mentionnent les chercheuses, son récit soulève la triste réalité du racisme dans les hôpitaux canadiens: « Selon une histoire de l’Église unie : “ Les établissements médicaux de Vancouver étaient remplis de Caucasiens et il n’y avait pas de place pour soigner et s’occuper des Orientaux qui étaient tombés malades. De nombreux Japonais faisaient partie de ceux qui n’avaient pas accès à des soins et ils en sont morts”[8] ».
Quant à Lillian Bilsky Freiman, décrite comme philanthrope et avocate, elle se consacre aux vétérans blessés, qu’ils soient confrontés à des traumatismes physiques ou psychologiques, pendant et après la Grande Guerre. Son engagement philanthropique l’amène à s’investir pendant près de vingt ans dans la campagne des Coquelicots et à collaborer avec diverses organisations féminines, ainsi qu’avec la Croix-Rouge. Elle transforme même une partie de sa maison en atelier pour la production de vêtements, accueillant quotidiennement plus de 200 bénévoles. Vers la fin du conflit, elle se joint aux 1 500 volontaires mobilisés pour soigner les patients atteints de la grippe espagnole dans la région d’Ottawa, ce qui témoigne de son dévouement indéfectible envers les causes humanitaires. Malgré l’importance de leur engagement et leur contribution significative au bien-être des militaires et de la population, ces femmes, comme de nombreuses autres, sont restées dans l’ombre; une réalité soulevée à plusieurs reprises dans l’ouvrage. Le mémoire de 33 pages de Tsune Yatabe, aussi pertinent soit-il, demeure ainsi largement méconnu.
Ce chapitre explore également le concept de « gestion quotidienne du foyer au service de l’effort de guerre » et illustre comment les habitudes domestiques ont été transformées pour répondre aux besoins lors des conflits mondiaux. Pendant les deux guerres, des matériaux comme le bois et le métal deviennent essentiels à la production destinée aux troupes outre-mer. La forte demande entraîne une pénurie, rendant l’approvisionnement difficile. Une fois de plus, les femmes sont sollicitées : recycler les articles domestiques ou donner de vieux vêtements et des ustensiles de cuisine devient une manière concrète de soutenir les soldats et d’accélérer la victoire du pays. En réutilisant les objets, elles contribuent à réduire la demande pour de nouveaux produits. Les objets en métal, quant à eux, sont souvent fondus et transformés en équipement militaire. Cette partie du chapitre montre avec justesse comment les pratiques quotidiennes doivent être adaptées aux impératifs de la guerre, soulignant le rôle crucial des femmes dans ces efforts de réorganisation et de soutien.
Cet effort de guerre, largement assumé par les femmes sous forme de volontariat domestique, reste peu reconnu. Pourtant, la propagande visant à les mobiliser était massive. Le paradoxe est frappant : leurs actions, comme celles qui les accomplissaient, demeurent dans l’ombre, comme si leur contribution allait de soi. Le fait qu’elles œuvraient dans un espace traditionnellement féminin explique fort probablement cette invisibilité dans la mémoire collective, les archives et l’Histoire. Selon les autrices, le caractère anonyme du volontariat valorise l’apport collectif au détriment de la reconnaissance individuelle. Ce travail, associé aux rôles genrés du soin, de la nourriture et du réconfort, a été relégué à l’arrière-plan. Pourtant, sans cet engagement, l’issue des guerres aurait pu être tout autre.
Ce chapitre présente dix portraits, chacun captivant à sa manière. À travers ces récits, l’ouvrage illustre avec précision l’importance cruciale des efforts et des sacrifices réalisés au sein de l’espace domestique. Cependant, la lecture du chapitre suivant éveille une nouvelle interrogation : si les contributions des femmes dans la sphère privée ont été oubliées parce qu’elles s’inscrivent dans le domaine domestique, comment expliquer que celles qui ont travaillé dans le domaine public, sur le marché du travail, aient également été effacées de la mémoire collective?
Femmes au front
Dans ce troisième chapitre, le front évoqué n’est pas celui des batailles outre-mer, mais celui des luttes menées par les Canadiennes durant les deux guerres mondiales et la période de l’entre-deux-guerres. Il s’agit d’un combat féministe, marqué par une quête d’émancipation et d’un désir d’indépendance financière[9]. Cette section, sans doute l’une des plus captivantes, met en lumière les opportunités offertes aux femmes durant les conflits, mais également celles qui leur ont été retirées une fois les guerres terminées. On peut reconnaître que, malgré ses horreurs, la guerre a contribué à faire progresser la condition féminine. Bien que cet avancement n’ait pas été uniforme, des gains significatifs ont tout de même été réalisés dans plusieurs domaines.
Les premières opportunités pour les femmes émergent sur le marché du travail. Avec le départ des hommes pour le front, les usines manquent cruellement de personnel et commencent à embaucher des femmes. Cependant, cette intégration ne résulte pas d’une volonté sincère de les inclure durablement dans le milieu industriel, mais bien d’une nécessité de survie collective. Une fois les guerres terminées, les travailleuses sont promptement renvoyées à leurs foyers, souvent sans ménagement. Comme l’écrit si bien Charlotte Gray dans la préface du livre : « “ Mesdames ! Nous avons besoin de vous comme jamais auparavant… Passez à l’action dès aujourd’hui ! “ Cet appel du gouvernement, lancé en 1943, rend bien le message brouillé adressé aux Canadiennes durant les deux guerres mondiales : faites partie de l’effort de guerre, c’est urgent, mais n’oubliez pas que vous êtes toujours des ” femmes “ dans un monde d’hommes[10] ». Pourtant, dès la Première Guerre mondiale, plusieurs femmes prennent conscience de leurs capacités. Elles réalisent qu’elles peuvent exceller dans des rôles traditionnellement réservés aux hommes, qu’elles sont compétentes bien au-delà des tâches domestiques, et qu’elles peuvent gagner un salaire, ouvrant la voie à une autonomie financière. Si, après l’Armistice, les hommes revenus du front réinvestissent le marché du travail, le processus d’émancipation est néanmoins déjà amorcé.
Pendant les deux conflits mondiaux, des milliers de femmes ont occupé des postes autrefois exclusivement masculins, s’acquittant de leurs tâches avec succès. En 1944, près de 370 000 femmes travaillent dans ces domaines, témoignant de leur capacité à relever les défis et à contribuer activement à l’effort de guerre et à l’économie[11]. Certaines, comme Mary Campbell, travaillent dans les usines. Grâce à son portrait, on découvre qu’en 1915, le Imperial Munitions Board (Commission impériale des munitions) est créé pour répondre à une demande croissante en munitions, dont le Canada devient un important producteur. Face à une pénurie de main-d’œuvre, ce sont entre 11 000 et 13 000 femmes qui prennent le relais. Ce travail est loin d’être sans danger: elles testent les obus pour détecter des défauts, les garnissent d’explosifs et remplissent de métal les douilles, ainsi exposées en permanence à des risques majeurs, souvent au péril de leur vie. Ce tableau s’étend également à d’autres rôles spécifiques, comme celui de Lorida Landry, qui passe du métier de couturière à celui d’inspectrice de détonateurs de bombes. Cette évolution témoigne d’une redéfinition des frontières entre le travail domestique et les fonctions traditionnellement réservées aux hommes.
Un autre tournant crucial, souligné avec pertinence par Barker, Cooke et McCullough, est l’omniprésence du racisme au sein de l’appareil militaire, un aspect longtemps occulté dans les récits historiques. Durant les deux guerres mondiales, l’armée recrute presque exclusivement des femmes blanches[12]. La propagande de recrutement reflète clairement ce parti pris racial. Où sont les femmes issues des communautés noires, asiatiques et autochtones, notamment? Ce n’est qu’en 1943, face à une pénurie de main-d’œuvre, que l’embauche s’étend aux femmes noires. Yerda Sharpes est ainsi recrutée par la Dominion Bridge Company, découvrant un univers radicalement différent de celui auquel elle était habituée, ainsi que bon nombre de ses compatriotes, souvent confinées aux emplois domestiques. Cette opportunité représente une avancée majeure et met en lumière la complexité de la condition des femmes noires dans un monde structuré par des dynamiques patriarcales et raciales. Les autrices soulignent le caractère unique de la photographie figurant à la page 208, où Sharpes pose aux côtés de collègues blanches. Cette image semble conférer une reconnaissance implicite de leur présence et de leur contribution au sein des rangs. Cependant, comme il est précisé, il reste difficile d’évaluer le nombre exact de femmes noires engagées, les entreprises ayant rarement consigné de manière rigoureuse des données statistiques sur ces employées.
Un fil conducteur émerge clairement dans ce chapitre : l’émancipation des femmes et la prise de conscience de leurs propres compétences. Plusieurs réalisent qu’elles peuvent être autonomes et qu’elles n’ont rien à envier à leurs homologues masculins en termes de capacités. Elles prennent goût à leur indépendance, tout en mesurant à quel point les rapports de pouvoir continuent d’avantager les hommes et de freiner leur pleine reconnaissance. Des femmes développent des réseaux de soutien et s’organisent collectivement. En 1942, le gouvernement répond à ce besoin en instituant un programme de garderies destiné aux travailleuses, témoignant ainsi de l’importance croissante de leur rôle dans l’effort de guerre[13]. S’agit-il d’une réponse à une nouvelle réalité sociale ou simplement d’une nécessité imposée par le conflit? Ce genre de programme a-t-il réellement pour objectif de favoriser l’émancipation des femmes sur le marché du travail?
À l’instar de la période qui a suivi la Première Guerre mondiale, le retour des hommes du front en 1945 marque la fin de la présence féminine dans de nombreux secteurs professionnels. Les femmes sont encouragées, voire contraintes, à retourner à la maison ou à reprendre des fonctions jugées plus « appropriées ». Par exemple, les contrôleuses aériennes, tout comme les opératrices radar, les munitionnettes et les photographes, sont contraintes d’abandonner leur carrière pour céder leur place aux hommes[14]. Toutes n’ont pas la possibilité de suivre le parcours de l’infirmière Kathleen McGrath, artiste spécialisée dans la fabrication d’yeux artificiels pour les soldats défigurés au combat. Grâce à la nature unique de son métier, elle parvient à conserver son poste après la fin de la guerre.
Dans la majorité des documents et des témoignages analysés, il ressort que les motivations ayant poussé ces femmes à travailler dans des usines, souvent au péril de leur vie, relèvent du patriotisme, du sens du devoir et du désir d’autonomie financière. Ces valeurs et ces raisons ne font-elles pas écho à celles qui ont conduit des millions d’hommes à servir leur patrie, du moins avant la conscription ? Pourtant, à leur retour, ces derniers sont célébrés comme des héros, tandis que les femmes, dans un effacement discret, sont renvoyées au foyer et plongées dans un anonymat total. Ce « deux poids, deux mesures » continue de peser lourd sur la reconnaissance de leur engagement, de leur courage et de leurs contributions à l’effort de guerre. Cette injustice marquera durablement le discours patriotique et historique, laissant une empreinte durable sur la mémoire collective.
Nous avons le regret de vous annoncer…
Le quatrième et dernier chapitre, « J’ai le profond regret de vous informer… », se distingue par sa profonde sensibilité. Tandis que les précédents dévoilent des objets et des récits, celui-ci plonge au cœur de l’intimité familiale, explorant l’attente fébrile et angoissée de nouvelles provenant du front. Les autrices soulignent une réalité souvent occultée : celle des mères, des sœurs, des enfants, des épouses et des fiancées, pour qui l’attente d’une lettre devient un supplice. À cela s’ajoute la peur constante de recevoir un télégramme du front ou la visite d’un officier supérieur, porteur d’une nouvelle tant redoutée. Ce chapitre met en exergue une coexistence poignante entre la mort, la peur, l’inquiétude et l’impuissance, d’une part, et l’amour et l’espoir de l’autre.
Pendant les deux guerres mondiales, des millions de soldats ont perdu la vie, tandis que nombreux sont ceux qui, bien que survivants, n’ont jamais réellement quitté le front. Leur retour à la vie civile est une épreuve marquée par le stress post-traumatique, des blessures physiques et une profonde anxiété. Les souffrances sont multiples, mais les mots pour les exprimer font cruellement défaut, laissant place à une détresse omniprésente. Pour les familles endeuillées ou celles vivant avec des hommes profondément marqués par le conflit, la réalité s’impose avec une brutalité inévitable, à la fois intangible et intensément palpable. Avec justesse, le chapitre « J’ai le profond regret de vous informer… » explore le stress, l’anxiété et le chagrin éprouvés par les femmes restées au Canada, confrontées aux répercussions psychologiques et émotionnelles de la guerre.
Des scrapbooks − tels ceux de Betty Butcher et Alta Wilkinson − des albums photos, des articles de journaux et divers artefacts témoignent avec éloquence qu’un objet anodin en temps de paix, peut acquérir une valeur inestimable en temps de guerre. Comment peut-on quantifier l’angoisse d’une mère, la tristesse de perdre son fiancé ou le bonheur de retrouver un père? Les objets conservés deviennent ainsi les gardiens tangibles de ces émotions. L’attente constitue le fil qui relie ces femmes dans ce chapitre. À travers cette cinquantaine de pages, le lectorat est confronté à une vérité : la guerre imprime des cicatrices et des traumatismes émotionnels qui perdurent bien au-delà de son temps, marquant les générations à venir.
La littérature évoque fréquemment le « front domestique » à travers des thèmes tels que la mobilisation pour l’effort de guerre ou le rationnement; des éléments concrets et mesurables. Mais qu’en est-il de la douleur de perdre un enfant sur un champ de bataille? Ou de l’angoisse déchirante de voir un fiancé partir pour le front? En cherchant à tout quantifier, on risque d’occulter l’essentiel: l’humain au cœur du conflit.
Dans cette perspective, si une image vaut mille mots, celle figurant à la page 234 incarne à nos yeux l’essence même du dernier chapitre de l’ouvrage. On y voit une petite boîte à l’emballage usé par le transport, maintenu par une ficelle fragile. Sur le dessus, l’inscription « Effects Lieut. W.R. Boucher » témoigne de son contenu : les effets personnels et vêtements d’un soldat. Qu’elle soit remise par la poste ou livrée en main propre par un officier porteur de mauvaises nouvelles, cette boîte symbolise tout ce qu’il reste de l’être aimé.
Dans ce dernier chapitre, les chercheuses réussissent à relever le défi qu’elles s’étaient fixé tout au long de l’ouvrage : offrir une lecture qui dépasse l’engagement militaire pour mettre en lumière le sacrifice souvent silencieux des femmes. Ce sacrifice, bien qu’indirect, est tout aussi significatif et mérite d’être inscrit dans la mémoire collective. Ne devrait-on pas aussi reconnaître comme un geste patriotique exceptionnel le fait de supporter l’absence et l’angoisse, d’affronter l’incertitude et, parfois, la perte définitive d’un proche?
La société de l’époque en était consciente, du moins en partie: pour marquer et « honorer » ce sacrifice, des distinctions telles que la Croix du souvenir sont attribuées aux femmes, en guise de reconnaissance pour leur contribution ultime à l’effort de guerre. Cependant, ces gestes symboliques, bien qu’importants, ne suffisent pas. Après la Deuxième Guerre mondiale, des initiatives telles que la Remembrance Association Silver Cross Women of Canada (Femmes de la Croix d’argent de l’association du Souvenir du Canada) voient le jour pour soutenir les femmes endeuillées. Ce groupe, au-delà de la reconnaissance symbolique, offre un espace de solidarité et de partage, où les douleurs individuelles trouvent une résonance collective.
Un autre thème exploré dans cette section concerne les codes du chagrin ou symboles du deuil en temps de guerre.Si le monde militaire reconnaît la mort et le sacrifice à travers des médailles, la société civile, quant à elle, demeure rigide dans son exigence du respect des codes sociaux. Le deuil des femmes s’accompagne alors d’un ensemble de règles strictes qu’elles se doivent de suivre. À l’époque victorienne, cela se traduit par le port obligatoire de vêtements noirs et le refus de presque toute forme de vie sociale pendant une année entière. Au fil du temps, ces conventions évoluent, et des symboles comme le ruban violet porté au poignet, l’épinglette ou encore le drapeau arborant l’inscription « Fils en service » viennent remplacer peu à peu la robe noire, tout en perpétuant cette ritualisation publique du deuil.
Dans le chapitre « J’ai le profond regret de vous informer… », les écrits mettent en lumière comment les mœurs et coutumes de l’époque façonnent et amplifient l’expression du sacrifice et de la perte de l’être cher, notamment dans le contexte de la guerre. Ces pratiques culturelles, bien qu’elles offrent des repères pour exprimer le deuil, témoignent également des normes sociales rigides qui dictent la manière de vivre la douleur et le souvenir.
La robe noire, emblème universel du deuil, devient une sorte d’uniforme imposé, signifiant publiquement la perte subie. De même, le drapeau accroché à la fenêtre et le ruban violet, marquant respectivement la perte et l’engagement d’un proche au front, transforment les maisons en vitrines du sacrifice familial. Ces symboles, bien qu’ils offrent un moyen de reconnaissance collective, imposent également une mise en scène du deuil, réduisant l’expérience personnelle à des codes sociaux largement dictés par les attentes de la communauté. Barker et ses collègues montrent avec acuité comment ces éléments traduisent à la fois la solennité du sacrifice et le poids des conventions sociales. Derrière ces gestes codifiés se cache une tension : d’un côté, ils honorent la mémoire et l’engagement des êtres chers ; de l’autre, ils déshumanisent l’expérience du deuil, le confinant à des expressions prescrites qui laissent peu de place à l’individualité et à l’intimité.
Ce chapitre, et plus largement le livre, invite à une réflexion critique sur la manière dont les objets, les rituels et les symboles matérialisent et parfois contrôlent les émotions dans un contexte de guerre. Les autrices soulignent que, bien qu’ils soient porteurs de mémoire, ces éléments risquent de figer les récits personnels dans une norme collective, éclipsant les nuances et la diversité des vécus. Ainsi, le chapitre ne se contente pas de décrire ces pratiques, mais les interroge à la lumière de leur impact sur l’expérience individuelle et la mémoire collective, offrant au lectorat une perspective nuancée sur le rapport entre culture, deuil et guerre.
En complément, les chercheuses explorent avec perspicacité la manière dont le deuil, une expérience profondément personnelle, est déshumanisé à travers des objets qui, bien qu’intimement liés à la mémoire des disparus, deviennent des instruments de propagande et de commercialisation. Cette section fait ressortir une dualité fondamentale : si les objets permettent de préserver des souvenirs et de donner une forme tangible à la douleur, ils peuvent aussi réduire le chagrin à un rituel institutionnalisé, façonné par les normes sociales et les impératifs de guerre. Les médailles comme la Croix du souvenir, les télégrammes annonçant la mort d’un proche ou les boîtes contenant les effets personnels d’un soldat tombé sont autant de symboles qui incarnent le sacrifice. Cependant, ces objets sont utilisés pour servir une narration collective axée sur le patriotisme et l’effort de guerre. Par exemple, la Croix du souvenir devient à la fois un hommage et un outil de propagande, valorisant le sacrifice des familles pour renforcer le soutien à la cause militaire. Dans ce cadre, la douleur individuelle est absorbée par une rhétorique nationale qui valorise la perte comme un acte héroïque, diluant ainsi l’intimité du deuil.
Ce chapitre révèle aussi comment la commercialisation du deuil s’inscrit dans cette dynamique. Des objets tels que les épinglettes, les rubans violets ou les drapeaux « Fils en service » deviennent des outils symboliques mais standardisés, transformant une expérience universelle en une série de gestes et de marques convenues. Ces artefacts, souvent produits en masse et diffusés largement, contribuent à uniformiser l’expression du deuil.
La manière dont les mœurs et coutumes de l’époque façonnent et amplifient l’expression du sacrifice et de la perte de l’être cher, particulièrement dans le contexte de la guerre. En plus de vivre l’absence et la perte, les femmes endeuillées sont soumises à des attentes strictes quant à la manière de manifester leur chagrin. Le port de la robe noire, le silence imposé et les gestes prescrits de reconnaissance témoignent de la façon dont leur douleur est transformée en un rituel public. Ces pratiques, bien qu’elles offrent une reconnaissance symbolique, contribuent également à enfermer les femmes dans des rôles prédéfinis, où leur deuil sert avant tout les besoins collectifs de la société en guerre. En outre, l’analyse porte également sur le rôle des médias et des politiques de communication dans cette instrumentalisation du deuil. Les journaux et les affiches de propagande, en glorifiant le sacrifice des familles, participent ainsi à une sorte de mise en scène collective où le deuil devient un élément de soutien moral pour la nation en guerre.
La démarche des autrices met ainsi en avant un paradoxe : ces objets et pratiques, bien qu’ils soient porteurs de mémoire, risquent d’effacer les récits personnels et les nuances propres à chaque histoire. Le deuil n’est plus uniquement une affaire privée, mais devient un outil social et politique, inscrit dans un discours collectif qui dépasse les individus. À travers ce chapitre, on interroge la place de ces artefacts dans la construction de la mémoire collective, tout en invitant le lectorat à réfléchir aux limites de cette approche matérialiste face à l’unicité des émotions humaines.
Ce regard critique fait ressortir une facette souvent occultée de l’histoire : le pouvoir des objets à la fois pour préserver et déformer, pour honorer et manipuler, et pour donner un visage tangible au deuil tout en le dénaturant. Ce dernier chapitre, et pourrait-on dire l’ouvrage en entier, s’impose ainsi comme une réflexion essentielle sur la manière dont les pratiques sociales, les codes institutionnels et les objectifs propagandistes peuvent instrumentaliser l’intime au service d’une cause collective, tout en laissant derrière eux des cicatrices émotionnelles et culturelles durables.
Au terme du récit: une mémoire à reconstruire
L’ouvrage explore avec pertinence les répercussions multiples des guerres mondiales en présentant les conséquences économiques, émotionnelles et intergénérationnelles subies par les familles canadiennes. Ces conséquences et ce dévouement, souvent perçus dans la société comme un sacrifice noble et héroïque, entraînent des bouleversements durables qui transcendent la sphère personnelle et révèlent un autre type de sacrifice, plus silencieux mais tout aussi poignant : celui des femmes.
Le départ ou la perte d’un homme au front laisse les familles, et particulièrement les femmes, dans une situation de vulnérabilité économique, comme illustré par le cas de Edna Scott[15]. Lorsqu’un mari ou un fils est enrôlé, les femmes doivent subvenir aux besoins du foyer avec des moyens réduits, souvent lacunaires. Les salaires des soldats sont plus faibles que ceux des emplois auparavant occupés et les pensions octroyées aux familles endeuillées sont rarement suffisantes pour compenser la perte d’un soutien financier. Les femmes se retrouvent alors contraintes de cumuler des emplois précaires, tout en assumant les responsabilités domestiques et en veillant à maintenir un semblant de stabilité pour leurs enfants. Ces sacrifices, bien que peu reconnus, sont cruciaux pour la survie de leur foyer.
La perte d’un proche, qu’elle soit directe par décès ou indirecte par absence prolongée, crée également un vide émotionnel immense. Le deuil est décrit comme une expérience à la fois personnelle et collective, mais institutionnalisée à travers des pratiques standardisées comme la Croix du souvenir ou les rubans violets[16]. Le deuil, vécu dans une solitude imposée par les codes sociaux, devient un fardeau psychologique écrasant pour les femmes. En plus de gérer leur propre douleur, elles portent souvent le poids émotionnel de toute la famille, jouant le rôle de soutien moral pour leurs enfants ou parents endeuillés. Ce double fardeau, fait de souffrance personnelle et d’abnégation pour le bien des autres, incarne une forme de sacrifice rarement valorisée.
Le retour des soldats, loin de marquer la fin des épreuves, apporte son lot de nouveaux défis. Souvent marqués par le syndrome de stress post-traumatique, les hommes reviennent profondément changés. Ainsi, « les soldats de la Première Guerre mondiale, même ceux qui ont eu la chance de rentrer au Canada sans blessures graves, ont été marqués par leur expérience ; beaucoup d’entre eux ont été affaiblis par les gaz, les balles et les traumatismes, et certains ont été aux prises avec une dépendance à l’alcool ou des maladies mentales »[17]. Ces traumatismes, mal compris et rarement traités, se manifestent par des comportements violents ou dysfonctionnels, de l’isolement ou des troubles émotionnels, affectant les relations familiales. Les femmes deviennent alors les gardiennes silencieuses de ces traumatismes, portant le poids de la guérison sans disposer des outils nécessaires. Elles doivent naviguer entre leur propre douleur, les responsabilités domestiques et la gestion des blessures psychologiques de leurs maris ou fils, un autre sacrifice invisible mais profondément éprouvant.
Cette publication invite à réfléchir sur les limites de la mémoire collective et de la manière dont les institutions de guerre, tout en glorifiant le sacrifice masculin, occultent les sacrifices quotidiens et souvent invisibles des femmes. Les autrices critiquent subtilement la manière dont la société valorise les héros du front tout en négligeant les répercussions économiques, émotionnelles et sociales sur les femmes et les enfants laissés derrière. Elles appellent à une vision plus nuancée de l’Histoire, où les récits de résilience et de perte des femmes occupent une place centrale.
Les autrices mettent en lumière les nombreuses ramifications du sacrifice militaire, dépassant le cadre du champ de bataille pour s’inscrire profondément dans les réalités sociales, économiques et psychologiques des familles canadiennes. À travers une analyse évocatrice et documentée, l’étude met en évidence que les guerres, loin de se limiter à des récits héroïques, laissent des cicatrices qui perdurent bien au-delà des générations directement touchées. Elle est une invitation à repenser la manière dont nous comprenons et commémorons le passé, en accordant une place égale aux sacrifices silencieux des femmes, souvent invisibilisés mais tout aussi essentiels dans l’histoire de la guerre.
Vestiges de guerre offre une contribution essentielle à l’historiographie des guerres mondiales, en exposant les expériences des femmes, souvent reléguées à la marge de la mémoire collective. À travers une approche nuancée, les chercheuses révèlent un monde d’engagements silencieux, de sacrifices invisibles et de luttes quotidiennes, qu’il s’agisse des infirmières sur le front, des ouvrières dans les usines ou des mères en deuil.
L’ouvrage soulève des questionnements cruciaux sur la place des femmes dans l’Histoire : pourquoi leur contribution, pourtant indispensable, reste-t-elle si peu reconnue? Les normes de genre et les préjugés sociétaux continuent-ils d’obscurcir notre compréhension de leur rôle déterminant durant ces périodes charnières? Comment réintégrer leurs récits, leurs douleurs et leurs sacrifices dans la mémoire collective sans les réduire à des clichés patriotiques ou à des récits anecdotiques?
En explorant les dimensions économiques, sociales et psychologiques des conflits, Barker, Cooke et McCullough invitent le lectorat à réfléchir à la transmission des traumatismes, aux inégalités genrées et à la manière dont les objets et les symboles façonnent les souvenirs. Les infirmières militaires, par exemple, incarnent un double paradoxe : elles sont à la fois au cœur de l’action et exclues des honneurs, leurs efforts essentiels étant souvent éclipsés par des récits centrés sur les combats. Ces femmes, en soignant les corps et les esprits meurtris des soldats, ont elles-mêmes subi des blessures invisibles qui méritent une reconnaissance à part entière.
La lecture de ce livre nous pousse à envisager une réévaluation des récits historiques dominants, à repenser les mécanismes de commémoration et à inclure les femmes dans toute leur diversité et leur complexité. Comment continuer à creuser ces récits longtemps tus? Quels outils et approches adopter pour préserver la singularité de leurs expériences tout en les intégrant dans une vision collective de l’Histoire?
Finalement, cet ouvrage, à l’image des objets qu’il explore, est un puissant catalyseur de mémoire. Il rappelle que l’Histoire est un tissu complexe, où chaque fil, aussi discret soit-il, participe à la richesse de l’ensemble. Reconnaître le rôle des femmes durant les guerres, c’est non seulement leur rendre justice, mais aussi enrichir notre compréhension de ces conflits. Et si, au lieu d’effleurer ces récits, nous leur accordions enfin la place qu’ils méritent dans nos musées, nos manuels et notre mémoire collective?
« Elles se sont tues durant si longtemps que leur silence, lui aussi, s’est changé en histoire ».
Svetlana Alexievitch
[1] Alexievitch, Svetlana, La guerre n’a pas un visage de femme, Presses de la Renaissance, 2005, pp. 8-9.
[2] Barker, Stacey, Krista Cooke et Molly McCullough, Vestiges de guerre: récits de femmes canadiennes en temps de conflit, 1914-1945, Musée canadien de l’histoire & Les Presses de l’Université d’Ottawa, Collection Mercure, 2025, p. 1-2.
[3] Le Corps médical canadien est la branche spécialisée des Forces armées canadiennes responsable des soins de santé aux militaires. Le Corps expéditionnaire canadien est l’ensemble des forces militaires canadiennes envoyées en Europe pendant la Première Guerre mondiale (1914-1919).
[4] Barker, Stacey, Krista Cooke et Molly McCullough, Vestiges de guerre: récits de femmes canadiennes en temps de conflit, 1914-1945, p. 65.
[5] Ibid., p. 29.
[6] Ibid., p. 98.
[7] Ibid., p. 134.
[8] Ibid., p. 126.
[9] Ibid., p. 295.
[10] Ibid., p. XVII.
[11] Ibid., p. 192.
[12] Ibid., p. 70.
[13] Ibid., p. 216.
[14] Ibid., p. 297.
[15] Ibid., p. 257.
[16] Ibid., p. 241-243.
[17] Ibid., p. 264.
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