La laïcité et les droits des femmes. Réflexions critiques

Publié le 26 septembre 2013
Micheline Dumont

37 min

Citer

Citer cet article

APA

Dumont, M. (2013). La laïcité et les droits des femmes. Réflexions critiques. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=3666

Chicago

Dumont Micheline. "La laïcité et les droits des femmes. Réflexions critiques." Histoire Engagée, 2013. https://histoireengagee.ca/?p=3666.

Par Micheline Dumont, historienne et professeure émérite de l’Université de Shebrooke

Version PDF
Micheline Dumont lors de sa conférence à la Librairie Paulines.

Micheline Dumont lors de sa conférence à la Librairie Paulines.

Le Parti Québécois vient de dévoiler, le 10 septembre dernier, sa proposition pour une «Charte des valeurs québécoises». Une tempête de protestations a suivi, venant de tous les horizons : elle n’est pas encore terminée. Ces événements viennent couronner une décennie de discussions autour des «accommodements raisonnables.» Nous sommes en pleine tourmente idéologique et sociale. Une pétition «Pour un Québec inclusif», qui présentait quelque 200 signatures le mercredi 11 septembre était rendue à 20 000 signatures le 19 septembre. Dans la proposition québécoise, trois de ces valeurs sont : primauté du français, l’égalité entre les hommes et les femmes, la neutralité de l’État.

Le Conseil du Statut de la femme a publié en, 2011, un document : Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. On y affirme clairement que le concept de laïcité ouverte porte atteinte à l’égalité des femmes. Une série de 9 recommandations accompagne le document. Trois de ces recommandations portent spécifiquement sur «le devoir de réserve aux manifestations religieuses nettement visibles». On ne dit pas plus clairement que ce document vise en priorité l’interdiction du port du voile, le hidjab, sur les lieux de travail, même si on a élargi le propos à divers aspects de la séparation entre l’Église et l’État. Et on proclame que le long chemin vers la laïcité (un historique est proposé) serait une garantie pour l’amélioration de l’égalité entre les hommes et les femmes. Un éditorial du Devoir a souligné la pertinence du document. Une sorte d’approbation collective tacite a semblé accompagner cette publication. J’ai fait parvenir un texte au Devoir pour critiquer le document : on ne l’a pas publié. Depuis, le gouvernement québécois a lancé sa Charte des valeurs québécoises.

Or, ce document et ce projet sont loin de susciter l’approbation dans tous les milieux. Le Groupe COR (Communication, Ouverture, Rapprochement interculturel) a émis un communiqué critique qui n’a paru nulle part. Il a organisé un Colloque qui a été peu fréquenté. En 2009, la Fédération des femmes du Québec avait pris parti officiellement pour la «Laïcité ouverte», se trouvant ainsi en désaccord avec l’avis du Conseil du Statut de la femme. En fait, cette question divise profondément le féminisme québécois. Comme tant de fois au cours du XXe siècle, les féministes sont divisées.

Une «Coalition Laïcité Québec» a recueilli des signatures et a publié un manifeste dans Le Devoir du 8 mars 2013. Elle a manifesté sa satisfaction devant la «Charte des valeurs québécoises», dans Le Devoir du 11 septembre 2013. Par contre, Gérard Bouchard et Charles Taylor ont manifesté leur inquiétude de créer un conflit social. Par ailleurs, le «Centre Justice et Foi» avait organisé, en mars 2013, une journée d’étude sur les manifestations de l’Islamophobie au Québec, et la revue Relations a publié, en mars également, un numéro thématique sur le racisme dans notre société. Le racisme est-il encore présent au Québec? Avez-vous déjà entendu parler de «profilage racial»?   Ce questionnement n’est pas apparu par hasard et on peut faire l’hypothèse que toutes ces questions, la laïcité, le voile islamique, l’islamophobie, le racisme, soient reliées. Le 10 octobre prochain, le Centre Justice et Foi organise un colloque : «Remettre l’égalité citoyenne au cœur du débat». On doit le constater, les esprits sont divisés.

Je le répète : plaçons-nous du point de vue des femmes, et plus précisément du point de vue de leurs droits. Je crois que nous avons besoin de réfléchir sur les opinions contradictoires entre le CSF et la FFQ concernant la laïcité et les soi-disant «valeurs québécoises». Je crois que nous devons nous demander pourquoi la question de la laïcité est soudainement devenue si impérative. Je crois que nous devons nous interroger sur les manifestations nouvelles de la «peur de l’Autre», dans notre société. Je crois que nous devons surtout réfléchir à l’origine de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Ces questions sont complexes et difficiles, et je ne pourrai ici que les survoler. J’ai pensé que l’histoire pourrait nous aider à y voir plus clair. Ma présentation aura quatre parties :

  • La question de l’égalité entre les hommes et les femmes.
  • Les rapports historiques entre la laïcité et les droits des femmes.
  • Les rapports entre l’égalité entre les hommes et les femmes et le port du voile islamique.
  • Les dérives possibles issues de l’hostilité causée par le voile islamique.

Je tenterai ensuite de conclure, en étant consciente que je me trouve sur un terrain extrêmement glissant.

La question de l’égalité entre les hommes et les femmes

Pendant des millénaires, des systèmes juridiques ont créé la subordination des femmes dans l’institution familiale, la propriété privée, l’esclavage, le contrôle de la sexualité des femmes, l’organisation économique, sociale, occupationnelle et domestique. Les religions ont évolué en fonction des croyances variées des populations et ont contribué à maintenir ces systèmes juridiques et sociaux en place, selon des modalités fort différentes d’une civilisation à l’autre. Les religions ne constituent qu’un des éléments de la construction de l’infériorité des femmes. C’est cet ensemble de prescriptions, économiques, juridiques, familiales, religieuses qu’on nomme le patriarcat. Le droit, la philosophie, la théologie, l’histoire et, de manière générale, toutes les sciences ont conforté les présupposés théoriques du patriarcat.

Par ailleurs, plusieurs études établissent que, dans les sociétés primitives, le concept de divinité était féminin (ce qui semble dû au fait que les femmes donnaient la vie), mais que progressivement, la gérance du sacré est passée des femmes aux hommes. L’Humanité serait ainsi passée des déesses, aux couples divins, aux dieux et en bout de ligne, dans certaines régions, au concept d’un dieu unique. Effectivement, les trois religions monothéistes, Judaïsme, Christianisme, Islam, semblent les plus patriarcales de toutes. Nous sommes impuissants, en ce moment, à fournir une interprétation certaine des vestiges archéologiques et préhistoriques du passé, en dehors des systèmes de pensée qui nous viennent des premiers philosophes occidentaux, les seuls que nous connaissions vraiment. Il me semble que l’on fasse fausse route en mettant en cause uniquement la religion, ce qui est une tendance très visible en ce moment.

De nombreux ouvrages ont tenté d’expliquer comment les systèmes de subordination sont apparus en Occident, avant l’invention de l’écriture. Cette subordination s’est retrouvée dans toutes les langues bien avant qu’on l’inscrive dans l’argile, dans la formulation des codes de lois.   Or, l’invention de l’écriture s’est trouvée à fixer ces systèmes de domination au moment où se produisait la grande révolution néolithique. C’est pourquoi on a beaucoup de mal à concevoir d’une part, un système qui ne serait pas domination, division, et d’autre part, qui ne serait pas présenté comme naturel.

La féministe québécoise, Idola Saint-Jean, parlait, durant les années trente, de la dernière aristocratie, «l’aristocratie des sexes». C’est justement contre cette domination d’un sexe sur l’autre que le féminisme s’est organisé à partir du milieu du XIXe siècle. Mais les féministes ne l’ont pas formulé comme cela durant les premières décennies. Elles ne faisaient que proposer des ajustements, lesquels, le plus souvent, ne profitaient qu’à une minorité de femmes : celles de l’Occident. L’entreprise est colossale puisqu’elle s’attaque au droit, à la philosophie, à la religion, à l’histoire, à l’organisation économique, aux institutions sociales comme la famille par exemple, à la culture. Ça fait longtemps que les féministes ont compris qu’il ne suffisait pas d’avoir le droit de vote. En 1940, Thérèse Casgrain disait : «Le vote est un moyen, pas un objectif. Notre véritable travail ne fait que commencer.»

Mais durant les années 1970, les féministes qui se proclamaient radicales (parce qu’elles allaient à la racine des problèmes) ont enfin formulé ce qu’elles nommaient l’ennemi principal : le patriarcat. Le féminisme, au bout du compte, vise à remplacer le patriarcat par un système égalitaire entre les sexes. Depuis quarante ans, le mouvement des femmes ne s’est plus contenté d’ajustements. Il a tenté d’ébranler le patriarcat. Un certain nombre de mini victoires ont été obtenues. Ces victoires peuvent nous leurrer. Mais, je vous avoue que je suis passablement pessimiste. On peut représenter le patriarcat comme une large pyramide, bien établie sur son socle. Le féminisme creuse de petites entailles sur chaque face de la pyramide, mais jusqu’ici, elle semble très peu ébranlée. Les féministes ont encore du pain sur la planche pour établir l’égalité entre les sexes. Il ne suffit pas de le proclamer et de l’inscrire dans une charte. De toute manière, ici au Québec, deux chartes garantissent déjà l’égalité entre les hommes et les femmes. La Charte des Droits et libertés du Québec, adoptée en 1975, et la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée en 1982. En 1982, les féministes canadiennes se sont mobilisées pour obtenir l’article de l’égalité hommes-femmes dans la Charte canadienne. C’est une date-phare du féminisme «canadian». Les féministes québécoises n’y ont pas participé : elles avaient déjà leur charte.

Il n’est pas vain d’ajouter qu’aux USA, les féministes n’ont jamais réussi à obtenir l’ERA, (Equal Right Amendment). Mais c’est une autre histoire, impossible à expliquer ici. Les femmes savent toutefois que l’article des Chartes est loin d’être suffisant pour modifier la situation. Notre véritable travail ne fait que commencer.

Les rapports entre la laïcité et les droits des femmes

Revenons au document du CSF : «Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes». Il serait trop long de passer au crible la totalité du document du CSF. Je voudrais ici relever certaines omissions de caractère historique, notamment dans la section intitulée «La dissociation de la religion et de l’État québécois : une voie vers l’égalité entre les sexes», omissions qui en altèrent passablement la portée.

On doit d’abord se convaincre, je le répète, que l’inégalité entre les hommes et les femmes est une structure de la société depuis des millénaires, et qu’elle s’est exprimée de multiples façons au cours des siècles : la propriété privée, le droit, l’économie, la philosophie, l’histoire, les religions, l’exercice du pouvoir, les lignées généalogiques, la fécondité humaine. C’est à tort qu’on isole un de ces facteurs, comme la religion par exemple. C’est ce que le point précédent tentait d’établir trop rapidement.   On peut proposer quelques remarques de caractère historique qui démontrent que l’inégalité entre les hommes et les femmes ne dépend pas exclusivement de la mainmise de l’Église sur l’État, ou, a contrario, que l’égalité soit due à la laïcité.

Commençons par un exemple pris dans un autre pays : la France. Les Françaises n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1944. Ce retard doit être expliqué. Car la France est un des pays où le féminisme est apparu le plus tôt en Occident. La «Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne» d’Olympe de Gouges date de 1791.   Or, on sait que la France a été une terre d’élection de laïcité : la séparation de l’Église et de l’État a été un point central de la politique française républicaine au tournant du XXe siècle. Le gouvernement de la Troisième République (crée en 1871) en a assuré l’implantation notamment par l’action du Parti Radical qui a dominé la politique française durant de longues décennies : écoles républicaines, enseignement obligatoire, interdiction des communautés religieuses, obligation du mariage civil, interdiction des signes religieux dans les édifices publics, etc.  Or, l’historienne Christine Bard, dans son ouvrage Les filles de Marianne (Fayard, 1995), démontre que ce sont les membres du Parti Radical qui se sont opposés, systématiquement, au vote des femmes en France, notamment par leur rôle au Sénat. Le Sénat a bloqué toutes les lois favorables au suffrage féminin venues de l’Assemblée nationale, en 1919, en 1924, en 1929. Le Parti Radical appréhendait le vote présumé conservateur et influencé par la religion qu’auraient exercé les femmes et aurait remis en question la «Séparation entre l’Église et l’État» : «Le jour du vote, le prêtre fera à l’église un prêche de circonstances et, si les femmes votent en sortant de la messe, je crains bien qu’elles ne votent pas en toute conscience et en toute liberté d’esprit.»

En 1936, c’est toute la gauche française, au pouvoir avec le Front populaire, qui s’est opposée au droit de vote des femmes. C’est ce qui explique que les Françaises n’aient obtenu le droit de vote qu’en 1944, par la volonté de Charles De Gaulle qui en a signé le décret. Il n’y a pas eu de vote. On a même émis l’hypothèse que ce geste politique spectaculaire a été inspiré à De Gaulle par son désir de diminuer les appuis éventuels au Parti communiste, parti qu’il était obligé, politiquement, d’associer à son gouvernement. Sur le plan des droits politiques des femmes, il est impossible d’affirmer que la laïcité y soit nécessairement favorable : l’exemple de la France est éloquent.

Mais examinons maintenant notre propre histoire. Les femmes du Bas-Canada ont eu le droit de vote lors de l’établissement de l’Acte constitutionnel en 1791. Nathalie Picard, une jeune historienne, a bien montré en 1992, dans son mémoire de maîtrise, que si elles ne forment qu’une minorité de l’ensemble des électeurs (2 pour cent), elles sont malgré tout plusieurs centaines à voter. Analysant 57 «pool books» du début du XIXe siècle, l’historienne a retrouvé 857 femmes, dont plusieurs ont voté à plusieurs élections, notamment dans la région de Montréal. Ces femmes proviennent de toutes les couches de la société. Leur nombre total a donc dû être encore plus grand puisque de nombreux «pool books» ont été perdus. Or, les femmes ont été privées de leur droit de vote en 1834, par nul autre que ces champions de la laïcité qu’étaient les Patriotes. En effet, les Patriotes réclamaient la séparation entre l’Église et l’État. Nathalie Picard démontre d’ailleurs, en analysant les débats de 1834, que les motifs des législateurs étaient liés aux conceptions que les hommes avaient de plus en plus du rôle des femmes dans la société. À la séparation entre l’Église et l’État, ils ajoutaient la séparation entre le privé et le public. Ils considéraient que la politique n’est pas un lieu convenable pour les femmes. Ils suivaient en cela l’exemple des théoriciens de la Révolution française ou de la Révolution américaine qui avaient établi que la démocratie doit être exclusivement masculine. «On ne peut pas être à la fois mère et citoyenne. Le rôle des femmes est de faire des citoyens». En s’opposant au vote des femmes, l’Église s’est embarquée dans un train déjà en marche, celui de la démocratie masculine. Quand, au milieu du XIXe siècle, on s’est mis à réclamer le suffrage universel, il s’agissait bien entendu d’un universel….   masculin!!

Par la suite, l’opposition au droit de vote est venue de tous les milieux : les députés, les juristes, les journalistes, le clergé. Henri Bourassa écrivait en 1918 :

L’introduction du féminisme sous sa forme la plus nocive : la femme-télégraphe, la femme souteneur d’élections, puis la femme-député, la femme-sénateur, la femme-avocat, enfin, pour tout dire en un mot, la femme-homme, le monstre hybride et répugnant qui tuera la femme mère et la femme-femme. (Le Devoir, 18 avril 1918)

Aussi tard qu’en 1964, un haut fonctionnaire canadien, Keith Spicer, expliquait encore très sérieusement, à la télévision, qu’une femme politique était comme «un chien qui joue du piano». Quand on étudie l’histoire de la conquête du droit de vote dans chacun des pays, on constate bien que l’opposition au droit de vote est générale et nullement réservée au pouvoir religieux.

Troisième exemple. Dans notre histoire, l’arrivée au pouvoir des libéraux en 1960, après 16 ans de duplessisme, marque une autre étape de l’accès du Québec à la modernité.   Le document du CSF indique, dans son historique, que l’adoption de la Loi 16, en 1964 sur la modification du statut juridique de la femme mariée, est une étape importante dans le chemin vers l’égalité. Il en fait même une étape de la laïcité. Je n’en suis pas si sûre. Car, si nous retournons aux textes de la loi, on découvre ceci. Dans son discours pour présenter la Loi 16 devant le Parlement, la première députée québécoise, Marie-Claire Kirkland, explique qu’elle souhaite rétablir la «famille chrétienne» pour faire suivre la «famille patriarcale» qui sous-tend le Code Civil de 1866. Oui, elle dit cela clairement : la famille chrétienne!!

Le statut juridique des femmes en général, mais surtout des femmes mariées était singulièrement problématique. Les juges et les avocats qui l’ont rédigé étaient des laïcs, qui se sont inspirés du Code Napoléon. Nul curé n’intervient dans leurs délibérations. Les études ont bien démontré que l’apparition du capitalisme a entrainé une dégradation des droits des femmes, à partir du XVIe siècle, et que cette subordination s’est aggravée encore au moment de la révolution industrielle au XIXe siècle. La «Common Law» d’origine britannique était encore plus sévère, pour les femmes, que le Code civil. C’est pourquoi ce sont les Canadiennes anglaises qui se sont révoltées les premières contre les lois. Par exemple, les femmes de l’Ontario ont obtenu leur égalité juridique en 1872!! Les féministes québécoises ont commencé à critiquer le Code civil dès la fin du XIXe siècle, alors que les provinces anglophones avaient déjà réussi à faire modifier le statut des femmes mariées.   Marie Gérin-Lajoie a publié un Traité de Droit usuel en 1902, pour expliquer aux jeunes filles que le mariage signifiait l’abdication de leur liberté. Elle parle de joug. Mais, elle se frappe à un mur.

Après s’être opposé au vote féminin, le premier ministre libéral Alexandre Taschereau a voulu amadouer les féministes et il a institué la Commission Dorion, en 1929, pour examiner la situation des droits civils. Comme l’a bien montré Jennifer Stoddart :

la Commission se situait à la convergence historique de deux courants opposés, celui du pouvoir traditionnel et celui d’une société en voie de modernisation. […] La Commission avait en fait pour objectif de se pencher sur les valeurs culturelles de la société québécoise des années 1920 qu’on retrouvait enchâssées dans le Code Civil.

Or, ils n’ont pratiquement rien changé. Le seul changement notable : les femmes ont eu le droit de conserver leur salaire! «Cette situation, écrit-elle, a été un choix constant et conscient de la part des législateurs québécois». Cette législation était d’ailleurs un signe de la différence québécoise, de sorte que les femmes ont été soumises à la nécessité nationale de leur subordination jusqu’en 1964. On est loin du slogan actuel qui affirme que l’égalité entre les femmes et les hommes est une «valeur» de la société québécoise.   La Loi 16 s’attaque au Code civil. Elle ne s’attaque nullement à une prescription religieuse. Qui s’est opposé le plus à la Loi 16? Les notaires et les gérants de banque.

Une autre date importante de notre histoire est l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois en 1976, qui a modifié l’échiquier politique. Le premier ministre René Lévesque, on s’en rappelle, avait remplacé la prière rituelle au début des sessions, par une minute de silence. Voilà un beau signe de laïcité. Or, les militantes souverainistes, très nombreuses, ont tenu à ce que les dossiers qui concernent les droits des femmes figurent au programme du Parti québécois. Au Conseil national de 1977, après un débat serré, elles réussissent à obtenir par un vote majoritaire que la décriminalisation de l’avortement fasse partie du programme officiel du Parti. Or, René Lévesque ne l’accepte pas. Dans son discours de clôture du congrès, il oppose son droit de veto sur cette résolution et déclare que son gouvernement n’est pas lié par le vote. Au grand désarroi des militantes qui ont alors quitté les comités de condition féminine du Parti Québécois en grand nombre.

Bref, les rapports ne sont pas aussi nets qu’on voudrait le croire, entre les droits des femmes et la laïcité. La question n’est pas aussi simpliste. Trois moments de notre histoire collective en sont la preuve. Au-delà du conflit entre la religion et la laïcité se profile la domination des institutions patriarcales. Si elles ont pu être légèrement modifiées depuis un siècle, on le doit aux efforts des mouvements féministes et nullement à quelque vertu secrète de la laïcité.

Je voudrais maintenant vous proposer un autre exemple d’inégalité entre les hommes et les femmes : celui des différences salariales entre les hommes et les femmes. Vous savez certainement que, dans le monde de l’enseignement, l’égalité salariale est une donnée très récente : 1964. Les autorités éducatives (et entendez ici le Département de l’Instruction publique, les Commissions scolaires) ont accepté de se pencher sérieusement sur cette question de la faiblesse des salaires au milieu des années 1940. C’était après la création du premier véritable syndicat d’enseignants : celui de la Fédération des institutrices rurales de Laure Gaudreault, le syndicat qui rassemblait les moins payées de toutes les institutrices. On leur a donné le droit d’avoir recours à l’arbitrage, et les tribunaux d’arbitrage ont réclamé un Guide pour rendre leurs décisions. Ce guide a été formulé par un Professeur de Sciences économiques des Hautes Études commerciales, François Albert Angers. Il a publié un rapport : «Le salaire de l’instituteur et de l’institutrice». L’auteur fait alors appel aux principes de l’économie pour établir le juste salaire des enseignants. C’est un texte très technique dont je vous fais grâce. Ce qui ressort de ce document c’est que la différence entre le salaire de l’instituteur et de l’institutrice ne fait pas problème, n’est jamais discutée ou remise en question : c’est une question de fait. C’est une conséquence de la loi des salaires issue des traités d’économie du XIXe siècle. Un homme doit gagner un salaire familial. Une femme doit gagner un salaire d’appoint. Cette règle prévaut dans tous les milieux de travail. C’est pourquoi un instituteur qui se marie obtient une augmentation de salaire. L’institutrice qui se marie, elle, perd son emploi. L’égalité de la tâche n’est pas considérée. Monsieur Angers compare le salaire des instituteurs à celui des ouvriers ou des professionnels. Par contre, il compare le salaire des institutrices à celui des sténodactylos, des ouvrières, des commis de magasin et des secrétaires. La question du principe «à travail égal, salaire égal» a mis beaucoup de temps à s’implanter. Toute la société y était opposée : les patrons, les syndicats, les pères de famille, les journalistes, les maris. Les confidences des anciennes journalistes, comédiennes, animatrices nous le révèlent : les magazines, les stations de télé, de radio, les entreprises cinématographiques payaient systématiquement beaucoup moins les femmes que les hommes. L’infériorité salariale des femmes est un effet des lois économiques et nullement un effet du cléricalisme de la société. Elle se produit dans toutes les sociétés, même celles qui ne sont pas dominées par le cléricalisme.

Comprenez-moi bien. Je ne suis pas contre la laïcité. Elle peut certes constituer une donnée importante dans la vie démocratique. Je souhaite vivement que l’État soit neutre, sur le plan religieux. Mais on ne me fera pas avaler qu’elle est une garantie pour les droits des femmes. Trop d’exemples prouvent le contraire. C’est pourquoi le concept de laïcité ouverte me semble plus intéressant. Et je trouve qu’en cette matière, les partisans de la laïcité pure et dure se racontent des fables. C’est pourquoi je voudrais maintenant m’attarder à l’importance soudaine de l’égalité entre les femmes et les hommes dans notre société.

Le foulard et l’égalité

Lorsque la question du voile s’est posée pour la première fois dans notre société, le Conseil du Statut de la femme, au milieu des années 1990, avait émis un avis favorable au port du voile, le hidjab, afin de permettre aux jeunes femmes issues de communautés musulmanes de fréquenter l’école. Il n’était pas question, alors, des enseignantes. Pourquoi le CSF a-t-il fait marche arrière?

Au Québec, l’égalité entre les hommes et les femmes est bien précaire et surtout bien récente. L’égalité politique date de 70 ans. L’égalité dans la société conjugale d’un peu plus de trente ans, comme l’égalité éducative. On attend toujours l’égalité économique pour ne rien dire de l’égalité culturelle. La violence à l’endroit des femmes est un phénomène endémique et des hurluberlus affirment le plus sérieusement du monde que «le féminisme est un crime contre l’humanité». Majoritaires au collège et à l’université, les jeunes femmes n’arrivent pas à transformer leurs succès académiques en succès sociaux et économiques. Ignorantes ou biaisées, les femmes qui ont «réussi», surtout celles qui travaillent dans les Médias, ne comprennent pas la nécessité de la lutte féministe et même la décrient. Les féministes se sont mises en marche en 2010 pour que la lutte continue, mais chaque année, au 8 mars, tout le monde se demande, goguenard, «Le 8 mars est-il encore nécessaire?»

Depuis quelque temps (en fait, la question s’est posée en 2005, il y a huit ans), dans le tourbillon causé par la querelle sur l’identité québécoise et la soi-disant nécessité d’une charte de la laïcité, on ne compte plus les ténors des deux sexes qui viennent proclamer, la main sur le cœur, que «l’égalité entre les hommes et les femmes, ce n’est pas négociable au Québec» et que «cette égalité constitue une valeur fondamentale de la société québécoise». Fort bien. Mais cette autosatisfaction n’est encore qu’une promesse. Le projet de loi 63 de l’ex-ministre Christine St-Pierre n’est assortie d’aucune mesure de réalisation.

Je crois qu’entre 1650 et le début du XXIe siècle, les femmes du Québec ne se sont pas aperçues que l’égalité entre les hommes et les femmes était une valeur de la société québécoise. Or, je me demande vraiment pourquoi ces affirmations sont exprimées surtout dans les discussions autour du voile islamique. Et je ne résiste pas à citer cette phrase extraite d’un rapport belge sur le foulard des femmes musulmanes et l’engagement public : «Il y a quelques années déjà, un rapport du gouvernement fédéral mettait en garde contre cette tentation de réduire la question de l’interculturel à l’interreligieux, la question de l’interreligieux à l’Islam et la question de l’Islam au foulard.»

Je pense que la situation n’est pas différente ici. Cette fixation a des significations inquiétantes. D’où vient cette colère contre le voile? Pourquoi en 2005, les députés de l’Assemblée nationale ont voté à l’unanimité la motion présentée par Fatima Houda Pépin pour «marquer l’opposition à l’implantation de tribunaux islamiques au Québec et au Canada». Or, cette menace était absolument inconsistante puisque de tels tribunaux sont incompatibles avec notre Code civil qui interdit l’arbitrage en matière familiale. Cette fameuse motion a été présentée comme un signe du progressisme au Québec. Mais ce n’était que du vent! Cette motion, tous les juristes sont unanimes, était absolument inutile. Par contre, elle illustrait parfaitement de quelle manière, dans ce débat sur la laïcité, on ciblait exclusivement l’Islam.

Et ayant dit cela, je suis profondément persuadée que le voile peut être un signe de l’infériorité des femmes. Mais, nous ne pouvons pas nous révolter à la place des femmes musulmanes qui choisissent de porter le voile. Nous devons aussi accepter que des femmes puissent le porter pour des motifs identitaires, par «éthique vestimentaire» (comme l’affirmait une femme à la télévision), voire politiques, ce qui s’est avéré dans tous les pays du Maghreb. Notamment en 1979, alors que les étudiantes algériennes ont soudainement porté le voile en guise de protestation politique contre le régime dictatorial de leur pays. Surtout, ce débat nous empêche sans doute de considérer le plus important, les véritables lieux où se joue l’égalité entre les hommes et les femmes, soit les sphères privée et économique.

Pour en revenir aux déclarations émues sur l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité serait acquise, elle constituerait la base et une caractéristique de la société québécoise? Je suis très contente de l’apprendre. Si cette proclamation est vraie, on peut donc s’attendre à ce que désormais, tout le monde se mobilise pour enrayer la violence conjugale, pour améliorer le salaire des milliers de femmes qui travaillent au salaire minimum et dans des conditions précaires; qu’on va cesser de ne parler que des 66 pour cent de jeunes femmes qui étudient la médecine et que les médecins ne vont cesser de se lamenter sur la féminisation de leur profession. Savez-vous quelle est l’occupation où se retrouvent le plus grand nombre de femmes? Secrétaires! Il y en a plus de 100 000 au Québec. Connaissez-vous les conditions salariales des secrétaires?  Et si on ajoutait les caissières, les préposées aux bénéficiaires, les serveuses de restaurant, les coiffeuses, etc. toutes ensemble (et on frise le million de personnes) elles n’arrivent pas à gagner le salaire de quelques douzaines de présidents de banque.

L’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas menacée par le foulard de quelques milliers de femmes. Elle est menacée, encore et toujours, par le système économique, par la tradition politique, par les aménagements privés entre les hommes et les femmes (domestiques, sexuels, émotifs), par l’industrie médiatique et cosmétique, par l’importance économique de la guerre et de l’empire des armements. Le patriarcat est encore au pouvoir : un seul bulletin de nouvelles devrait vous en convaincre. La semaine dernière l’ONU a enfin accouché d’un traité sur le commerce des armes qui était discuté depuis 1945. 154 pays ont signé, 3 se sont opposés : l’Iran, la Syrie et la Corée du Nord;   23 se sont abstenus, dont la Chine et la Russie. La National Rifle Association, aux USA, a promis qu’elle inciterait le Sénat américain à rejeter le Traité. Depuis deux semaines, on discute des armes chimiques utilisées en Syrie. Si on veut désigner un véritable ennemi à l’égalité entre les hommes et les femmes, on devrait cibler la NRA et tous ces gouvernements qui s’opposent au Registre des armes à feu. Sur le front de l’égalité, il serait temps de passer aux choses sérieuses.

C’est pourquoi la Fédération des Femmes du Québec et la Marche mondiale des femmes ont ciblé, comme problèmes prioritaires, la violence contre les femmes et la pauvreté. La Fédération des femmes du Québec, pour appuyer sa position, a invoqué l’analyse féministe, la discrimination vécue par les femmes immigrantes et racisées, le modèle québécois de laïcité ouverte. Son projet de marche mondiale des femmes a été reçu avec enthousiasme par les femmes du monde entier justement parce qu’il ciblait la violence et la pauvreté et ne prétendait pas imposer le modèle occidental de l’égalité. La Fédération des Femmes du Québec a démontré de manière magistrale sa solidarité avec les femmes du monde entier. Je ne comprends pas la «Coalition Laïcité-Québec» d’accuser, à mots couverts, la FFQ de manquer de solidarité avec les femmes du monde entier, parce qu’elle préconise la laïcité ouverte. Qui a organisé avec succès la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 et contribué à l’établissement de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité en 2005, avec ses cinq objectifs : Égalité, Liberté, Solidarité, Justice et Paix?

Il n’empêche. L’hostilité contre le voile est manifeste et très répandue. Nous avons le devoir de nous interroger. Des femmes me disent : «Ça vient me chercher! »; «Ca m’agresse». Moi-même, je me demande régulièrement : Pourquoi le voile me met-il mal à l’aise? Il faut accepter de s’interroger soi-même plutôt que d’accuser les autres. Le Centre Justice et Foi a organisé une journée d’études sur la question de la résurgence du racisme dans notre société. J’y ai assisté et je voudrais vous proposer quelques pistes de réflexion.

L’Islamophobie, est-ce que ça existe?

Établissons d’abord quelques faits. D’abord les nombres : en 2011, il y avait 2 233 000 000 Musulmans dans le monde. 21 pour cent population mondiale. Il y a 33 pour cent de chrétiens. Je vous fais grâce des autres chiffres : ce sont les deux principales religions. De tous ces Musulmans :

  • 62 pour cent en Asie
  • 20 pour cent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord
  • 15 pour cent en Afrique Subsaharienne
  • 2,5 pour cent en Europe
  • 0,3 pour cent en Amérique (Nord et Sud).

Or, il y en a 940 000 au Canada, ce qui représente 3 pour cent de la population du pays. 61 pour cent de ces Musulmans vivent en Ontario. Le Québec regroupe environ 20 pour cent de ces Musulmans canadiens, un peu plus de 110 000 (les leaders musulmans parlent cependant de 200 000), ce qui représente 1,5 pour cent de la population. 60 pour cent d’entre eux ne sont jamais allés dans une mosquée. Et ce sont surtout des immigrants instruits de première génération suite aux politiques d’immigration du Québec.

Respirons par le nez : ce n’est pas beaucoup.

On en compte 5 pour cent en Allemagne, 6 pour cent en Belgique, 4,6 pour cent en Grande-Bretagne, 5,5 pour cent dans les Pays-Bas, 7,5 pour cent en France qui a exercé pendant plus d’un siècle une politique colonisatrice dure et dominatrice dans les pays du Maghreb.

Dans tous ces pays, sauf la France, le voile – le hidjab – est toléré. Mais il semble que la situation évolue dans certaines régions en ce moment. Et il faudrait se garder de transposer ici la situation de la France qui possède une longue tradition de colonialisme dirigé principalement contre les Arabes, qui a déteint chez nous via les manuels scolaires. À la fin des années 1940, j’ai appris dans ma géographie de 4e année : «Poli et hospitalier, l’Arabe est néanmoins enclin à la vengeance, au vol et à la trahison».

Or, on peut penser que l’opposition aux signes religieux permet d’évacuer le racisme. On se dit : «je ne suis pas raciste : je suis contre les signes religieux». Comme le dit Marie-Blanche Tahon, qui a beaucoup réfléchi sur cette question :

Il faudrait se garder d’ostraciser des femmes d’ici au nom de ce qui se passe ailleurs dans le monde. Il faudrait aussi prendre garde de vouloir protéger des femmes malgré elles, de leur imposer ce que nous estimons bon pour leur bien, au nom de leur libération. En d’autres mots, de pratiquer un «paternalisme communautaire.

Le Centre « Justice et Foi », ayant organisé cette journée d’études s’est fait accuser de cooptation avec l’Islam. Les opposants au voile islamique parlent de « islamoprudence ». La « Coalition Laïcité Québec » accuse la Fédération des femmes du Québec de manquer de solidarité avec les femmes du monde entier.

Or, il faut reconnaître que nous avons une longue tradition d’opposition à l’Autre :

  • L’opposition aux Anglais
  • L’opposition aux Protestants
  • L’opposition aux Communistes

Souvenirs des années 1950 : la propagande de Duplessis qui dénonçait les « œufs communistes ». La menace communiste, au Québec, était absolument nulle. Certes, le communisme exerçait sa domination dans de nombreux pays. Mais le Québec, ce n’était ni la Pologne, ni la Tchécoslovaquie. Et pourtant, on la brandissait partout : dans les écoles, dans les collèges et les universités, à l’église, dans les assemblées politiques, dans les syndicats, dans les médias.

L’identité québécoise actuelle conserve des caractéristiques (la peur de l’autre, le repli identitaire) qui constituent un terreau fertile pour l’islamophobie. Le terrorisme islamiste existe. Mais pas ici. Les médias ont leur rôle à jouer dans la construction des peurs collectives. Comment se fait-il que le « Code de Hérouxville » en 2007, cette démarche absolument ridicule, ait reçu une telle publicité? On les a encore interrogés la semaine dernière. La plupart du temps, les peurs ne sont pas le résultat d’une expérience personnelle.

Le rejet actuel de l’Église, vue comme un ennemi de la modernité, se transpose aisément contre les autres églises. La laïcité est confondue, par plusieurs, avec le rejet de la religion. Au moment de la Commission Bouchard-Taylor, une femme de Sept-Îles est venue dire : « On n’a pas de problème avec la musique, la danse ou la cuisine des immigrants. On aime ça. Le problème, c’est la religion ». On peut d’ailleurs se demander pourquoi le bouddhisme, qui a eu son heure de popularité naguère, ne s’est pas mérité une telle hostilité. Pourtant, les signes religieux étaient particulièrement visibles avec cette couleur orangée…

Conclusion

Il est temps de conclure. Je voudrais vous faire remarquer deux choses.

Première chose. Ne convient-il pas de faire remarquer que deux règles vestimentaires s’opposent en ce moment dans le monde. La première : le vêtement hypersexué des pré-adolescentes, des ados, des jeunes et même des moins jeunes… et en arrière-plan, l’hypersexualisation de toute la société (et, ne nous le cachons pas, l’obéissance aveugle de la majorité des femmes aux prescriptions de la mode conforte en ce moment cette hypersexualisation). La seconde : le voile islamique. Ces deux règles relèvent de deux discours opposés qui imposent le regard des hommes sur les femmes, et ces deux discours ont été intériorisés par les femmes qui se soumettent à ces diktats. Quelle différence entre une femme qui porte le voile par conviction personnelle, nous dit-elle, et une autre qui se fait faire des implants mammaires « pour se sentir belle »? Force est d’admettre que le double standard sexuel qui règne dans la société est toujours, sous des visages différents, une des manifestations majeures du patriarcat. Comme le disent les nouvelles féministes radicales : « Le corps des femmes est toujours un champ de bataille ». Je vous le dis : leur pensée est radicale.

Seconde chose. Que faut-il penser de ces controverses entre féministes? D’abord, il faut dire qu’elles ont été une caractéristique de ce mouvement depuis le début. Il est faux de prétendre, comme on le soutient, dans certains milieux, que naguère les féministes étaient unanimes. Les féministes ont toujours eu comme objectif de modifier le statut des femmes, mais elles ont divergé d’opinion sur de nombreux dossiers particuliers. Elles se sont opposées sur le suffrage féminin, sur le travail salarié des femmes, au début du XXe siècle;  sur l’avortement, sur le patrimoine familial, sur le salaire au travail ménager, durant les années 1970; sur les programmes d’accès à l’égalité, sur les travailleuses du sexe, sur les quotas en politique, et j’en passe. Au début des années 1980, des avis discordants s’exprimaient sur les décisions gouvernementales. « Concertez-vous ou taisez-vous », avait écrit un éditorialiste. Les féministes lui avaient répondu. « Nous nous concertons, monsieur l’éditorialiste : pour ne pas nous taire! »  Ces controverses constituent une illustration sans pareille du cheminement des femmes sur la voie de la démocratie, de l’égalité et de la liberté. Comme le dit Marie-Blanche Tahon, une sociologue de l’Université d’Ottawa, les controverses entre hommes sont quotidiennes dans l’espace politique. Elles ne nous étonnent pas. Ces controverses constituent la politique :

Tant que la lutte des femmes était contrainte à revendiquer le minimum vital, soit l’égalité entre les hommes et les femmes, elle supposait un front uni. À partir du moment où cette égalité a été au moins reconnue, ce front peut s’effriter. Ce qui ouvre un espace de liberté.   Surgit alors la question de l’égalité entre femmes. Après nous être opposées à la discrimination contre les femmes, imposerons-nous une nouvelle discrimination à certaines femmes?   À l’enjeu de formuler l’exigence politique de l’égalité entre les femmes et les hommes s’impose celui de l’exigence politique de l’égalité entre les femmes.

Il y a encore du travail à faire.