Recension de : Une ligne imaginaire/An Imaginary Line – Galerie de l’UQAM/Louise Déry (2023)

Publié le 24 avril 2024
Fanny Bieth

7 min

Par Fanny Bieth

Une ligne imaginaire/An Imaginary Line est paru en 2023 alors que l’on célébrait les cent ans de Françoise Sullivan, figure majeure du paysage artistique québécois. L’ouvrage bilingue de 240 pages témoigne de trois expositions portant sur la pratique de Françoise Sullivan au cours des années 1970 qui se sont tenues en 2019, 2021 et 2023, respectivement à Greve in Chianti (Italie), à la Galerie de l’UQAM et sur le Web. Louise Déry, qui connaît très bien l’œuvre et collabore régulièrement avec l’artiste depuis la fin des années 1980, est la commissaire de ces expositions ainsi que la directrice de la publication. Celle-ci est pensée comme le pendant de l’ouvrage Trajectoires resplendissantes/Radiant Trajectories, qui en 2017 revenait sur la production chorégraphique, conceptuelle et picturale foisonnante de Françoise Sullivan.

Une ligne imaginaire, en éclairant la période charnière des années 1970 dans le parcours de Françoise Sullivan, vient combler un manque dans le matériel historiographique qui entoure son œuvre. L’artiste, durant cette décennie de travail intense, « expérimente des correspondances inédites entre le travail de la pensée, le texte, l’image et le geste » (13), écrit Louise Déry. La commissaire, dans un essai intitulé « Tracer une ligne dans le temps et dans l’espace », réalise un tour d’horizon chronologique richement documenté de la période. S’appuyant sur des archives souvent inédites – lettres, documents de voyage, notes, photographies, etc. – et sur la mémoire de Françoise Sullivan elle-même, son essai rend compte des nombreuses expérimentations de l’artiste ainsi que des liens forts entre son expérience du monde et son travail : les lieux qu’elle habite, les relations qu’elle entretient, de même que les contextes politique et artistique de l’époque nourrissent sensiblement son œuvre. Ainsi, l’essai de Louise Déry, illustré par des vues de l’exposition Françoise Sullivan. Œuvres d’Italie qui s’est tenue à la galerie de l’UQAM en 2021, nous amène à mieux comprendre la production et le parcours de Françoise Sullivan, alors à cheval entre l’Europe et l’Amérique du Nord. En effet, la décennie 1970 est jalonnée par de nombreux séjours outre-Atlantique, principalement en Italie puis en Irlande et en Grèce. Françoise Sullivan est inspirée par la scène de l’art contemporain européen, dont elle fréquente les lieux et les acteurs et actrices, mais également par les traditions des pays où elle séjourne. Sa rencontre avec les avant-gardes (elle entretiendra notamment des liens forts avec Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, qui signe la postface du présent ouvrage) de même que sa découverte de mouvements artistiques, tels que l’arte povera ou l’art conceptuel, l’amènent à remettre en question frontières disciplinaires et principes esthétiques. 

En 1973, Gilles Toupin l’interroge pour La Presse sur son travail et son rapport à l’art. Sa réponse, citée par Louise Déry dans son essai et dont voici un extrait, est tout à fait révélatrice des réflexions qui l’animent : 

J’ai toujours songé à faire de l’art. Maintenant, comme beaucoup d’artistes, je suis désemparée. J’ai un grand amour, au fond de moi-même, pour l’art; mais je suis mal à l’aise quand je prononce ce mot-là. L’artiste consacre sa vie à faire un travail qui n’est presque plus possible. Notre monde est saturé d’objets d’art. Que faut-il faire alors? Je ne pense pas, aujourd’hui, que l’artiste soit heureux, à cause de ce décalage entre ce qu’il fait et ce qu’il voudrait faire. Lorsqu’on crée, on essaie de saisir l’esprit de quelque chose qui serait pertinent à l’art. C’est peut-être l’espoir de trouver une nouvelle possibilité qui nous fait délaisser la peinture et la sculpture et qui nous tourne vers autre chose que l’objet. (53) 

C’est principalement à travers les actions performatives et un travail sur les médiums photographiques et filmiques que s’exprime alors l’énergie créatrice de l’artiste. La section « Portfolio » de l’ouvrage montre et commente une trentaine d’œuvres, dont certaines ont été retrouvées dans les archives personnelles de Françoise Sullivan lors de ce travail de recherche sur les années 1970 et n’avaient jamais été montrées au public auparavant. C’est le cas, par exemple, du photomontage panoramique Tempio di Ercole (1976), dont l’une des images est reproduite en couverture du livre. L’œuvre se compose de treize photographies en noir et blanc mises côte à côte représentant la course de Françoise Sullivan dans un temple circulaire à Rome. Comme le souligne la notice, s’il s’agit de photographies, leur collage sous forme de frise rappelle la pellicule et la vidéo, médium lui aussi privilégié par l’artiste à cette période. C’est l’une des quelques œuvres mobilisant directement le patrimoine architectural des pays visités. 

Entre les colonnes qui rythment l’œuvre, les sandales en cuir typiquement italiennes de Françoise Sullivan, appellent le regard, de même que le drapé en mouvement de sa robe, tel celui des nymphes qui peuplent les représentations artistiques du pays. L’artiste se donne à voir de façon pleinement incarnée, dans son corps physique et mouvant. L’œuvre expose la vitalité qui infuse la période. Durant la décennie, Françoise Sullivan réalise plusieurs déambulations artistiques documentées au moyen de photos, de cartes ou de films. Les traces photographiques et documents liés à la première de ces expérimentations conceptuelles, Promenade entre le Musée d’art contemporain et le Musée des beaux-arts de Montréal (1970), étaient d’ailleurs visibles cet hiver au Musée des beaux-arts dans l’exposition Je laissais les rythmes affluer. Réalisée à l’aube de la décennie, cette œuvre synthétise les interrogations de l’artiste sur le statut de l’art et le rôle de l’institution. 

Promenade à Greve in Chianti avec mes quatre garçons (1975) a quant à elle été documentée sous forme de film. Comme son nom l’indique, la déambulation a été réalisée à Greve in Chianti, la commune où l’artiste a séjourné plusieurs étés et où une exposition a été présentée en 2019. La présence des fils de Françoise Sullivan est récurrente dans son travail des années 1970, elle fait signe vers l’intime et le quotidien. Parallèlement, l’actualité politique est brûlante en Italie. Françoise Sullivan rend compte des luttes sociales notamment dans Graffiti (1977), œuvre pour laquelle elle a filmé et photographié les nombreux graffitis qui parsèment la ville de Rome. Ce projet est l’une des traces de l’inclusion de l’urbain et des enjeux sociaux dans son travail. La dernière grande partie du livre, « Au fil des archives », expose des photographies, correspondances, notes et autres documents inédits tirés des archives de Françoise Sullivan. Ces souvenirs offrent une autre entrée dans la période, entre le personnel et l’administratif. Ils sont la base d’une bonne part des informations historiques présentées dans l’ouvrage. En montrant ces archives, cette dernière partie met par ailleurs en lumière la fragilité du savoir et le travail d’enquête nécessaire à sa construction. Une ligne imaginaire, réalisé en collaboration serrée avec l’artiste, est une contribution remarquable pour mieux saisir le parcours de Françoise Sullivan, et ce, non seulement en raison du caractère inédit de nombre des œuvres et documents présentés, mais aussi grâce à la précision et à la clarté de son propos. Soulignons, pour finir, l’adresse de sa conception graphique, qui en fait à la fois un ouvrage savant fort agréable à lire et une très belle monographie.