L’émancipation ne s’emprunte pas

Publié le 25 octobre 2016
Simon Tremblay-Pepin

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Tremblay-Pepin, S. (2016). L’émancipation ne s’emprunte pas. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=5860

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Tremblay-Pepin Simon. "L’émancipation ne s’emprunte pas." Histoire Engagée, 2016. https://histoireengagee.ca/?p=5860.

Par Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’Université Saint-Paul

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Marc Vallières présente les résultats d’un travail de recherche colossal dans Le Québec emprunte. Syndicats financiers et finances gouvernementales, 1867-1987[1], publié en 2015 chez Septentrion. Imaginez : passer en revue tous les prêts contractés par le gouvernement du Québec de 1867 à 1987 et en extraire les termes particuliers, l’organisation du syndicat financier (ce regroupement de banque et de maison de courtage qui sert d’intermédiaire entre les gouvernements et les marchés lors d’un emprunt) ayant rendu l’emprunt possible, les négociations, etc. Cette tâche minutieuse, au confluent de l’histoire, des finances publiques et de la comptabilité a dû demander un temps et une énergie folle. La somme qui en résulte est, dès le premier abord, imposante : tableaux dodus, graphiques colorés, appareil de note détaillé. Une fois le parcours achevé cependant, on peine à voir émerger une analyse plus politique de cette question, ce qui est fort dommage, car elle aurait été la bienvenue.

Présent : le comptable

L’ouvrage s’organise en trois parties placées en ordre chronologique. Dans la première (1867-1915), on découvre un gouvernement québécois qui, à plusieurs reprises, innove en matière d’emprunt et d’endettement pour compenser les conditions peu avantageuses que lui offrent les banques britanniques par l’entremise de la bien mal nommée Banque de Montréal. Pour tirer leur épingle du jeu, les gouvernements de Chapleau et de Mercier vont emprunter jusqu’en France et aux Pays-Bas pour obtenir de meilleurs termes. Vallières creuse les archives pour nous offrir, pour chaque obligation émise, une série précise d’informations : taux d’intérêt, montant obtenu du syndicat financier, prix de souscription, rendement, etc. Jusqu’alors contenue dans une variété de documents divers conservés dans des fonds d’archive difficilement accessibles pour le grand public, cette information est désormais réunie en un seul volume. Ceux et celles qui voudront s’aventurer à faire l’histoire économique de la fin du 19e siècle au Québec trouveront là une mine d’or, où le travail d’extraction et de classification des matériaux aura déjà été fait avec précision.

La deuxième partie de l’ouvrage (1915-1960) n’est pas moins généreuse en données. Le gouvernement du Québec se tourne alors vers les marchés canadiens et américains pour assurer son financement tant à long qu’à court terme. Se profile alors un autre joueur majeur : A. E. Ames, maison de courtage canadienne qui prendra une grande importance dans les emprunts subséquents du Québec. Avec la même minutie dont il a fait preuve en première partie, Vallières nous offre tout le détail possible sur chaque prêt contracté et nous montre les choix de syndicats financiers auxquels se livrent les Taschereau et Duplessis dans le but, là aussi, d’obtenir les meilleurs taux d’intérêt possible.

Le dernier chapitre, qui s’étend de la Révolution tranquille à 1987, prend un air différent. La prolifération des emprunts et des transactions financières de toute sorte rend impossible une description exhaustive emprunt par emprunt. On nous propose en contrepartie des analyses plus générales sur les choix d’emprunts et les débats qu’ils entraînent. Contre A. E. Ames se bâtissent des alternatives canadiennes françaises, une option publique d’emprunt – la Caisse de dépôt et placement – et la possibilité d’emprunter directement à la population par le biais des obligations d’épargne. Une lente transition vers ces options permet de réduire les désavantages de taux que subissait le Québec face aux autres provinces canadiennes.

Tout ceci est fort bien et pourra être utile pour la recherche dans le futur, mais avec la seule description que je viens d’en faire, on pourrait se demander pourquoi Vallières n’a pas simplement réuni toutes ces informations dans une base de données. En effet, les chercheurs et chercheuses pourraient utiliser plus aisément celle-ci que de l’information écrite dans un ouvrage. C’est que les syndicats financiers ont fait controverse au Québec à la fin des années 1960. D’ailleurs, c’est précisément cette controverse politique qui a inspiré à Vallières la problématique de sa thèse de doctorat sur cette question il y a plus de 45 ans. Ce sont donc les données de ses travaux d’alors – auxquelles a été ajouté tout le travail sur l’époque plus récente – que l’ouvrage présente. Il y a donc une hypothèse politique derrière l’ouvrage quant aux rapports de pouvoir qui se nouent et se dénouent entre le gouvernement et les syndicats financiers. Malheureusement, contrairement à l’important travail qui est réalisé en matière de recension des données factuelles, l’analyse des rapports de pouvoir entre les acteurs reste relativement superficielle.

Absent : le pouvoir

En effet, malgré une quatrième de couverture aguichante – « Si les banques et maisons de courtage organisées en syndicats financiers sont des partenaires incontournables de ces activités, exercent-elles un pouvoir occulte sur les politiques gouvernementales québécoises? » peut-on y lire – on reste sur notre faim lorsqu’on attend une analyse claire du poids de ces acteurs dans le processus politique.

Vallières prend bien quelques pages pour faire état du débat qui secoue le Québec à propos du syndicat financier notamment dans les pages de La Presse et de Québec Presse. Il rapporte entre autres les déclarations de Jacques Parizeau, notamment, qui affirme qu’un « syndicat financier d’une puissance extraordinaire’ aurait influencé les décisions importantes de tous les Gouvernements du Québec » (p.249) depuis Honoré Mercier. Parizeau fait entre autres référence à la négociation des emprunts pour la seconde nationalisation de l’hydro-électricité, en 1963, où suite à un refus de la part du syndicat de prêter de l’argent pour cette entreprise le gouvernement aurait dû aller en trouver par ses propres moyens à New-York.

Ces déclarations sont certes intéressantes, mais elles sont bien connues et ont déjà fait l’objet de publications grand public – qu’on pense par exemple à la biographie de Parizeau par Pierre Duchesne, d’ailleurs citée par Vallières. On regrette que l’auteur ne fasse que relater ces propos sans nous offrir une enquête plus approfondie sur ces questions cruciales pour expliquer les rapports de pouvoir à l’intérieur du gouvernement du Québec. D’autres projets ont-ils été empêchés par les membres de ce syndicat? À quel point le gouvernement les consulte-t-il avant de prendre ses grandes décisions économiques et budgétaires? Tout ceci reste vague. On le suppose, mais on n’en fait jamais la démonstration.

Le pays de l’argent

S’il ne tente par une description précise des rapports de pouvoir, Vallières montre bien en revanche que le gouvernement prend une indépendance de plus en plus grande face à ce syndicat financier au fil des années, participant de ce fait à créer un secteur financier bien de chez nous. Cette transition lui permet même de conclure « La question du syndicat financier, c’est l’histoire d’une longue démarche d’émancipation économique et financière d’une société québécoise-française dominée par des milieux d’affaires canadiens-anglais. […] En diversifiant leurs sources de financement, en développant celles internes au gouvernement comme la Caisse de dépôt et placement et en coordonnant leurs opérations financières avec Hydro-Québec et les autres organismes de l’État, les gouvernements québécois réussissent non seulement à améliorer radicalement leur autonomie financière, mais à contribuer fortement à la croissance des banques et des maisons de courtage québécoises-françaises. » (p.402).

Même s’il ne nous en fait pas une démonstration convaincante, on peut, sans peine, présumer avec l’auteur que la dépendance aux financiers canadiens-anglais était gênante pour le Québec et qu’il fallait effectivement en sortir. Il est beaucoup plus difficile de franchir le pas suivant qui lui permet d’écrire cette joviale conclusion. La création d’une bourgeoisie financière locale est-elle vraiment le signe d’une émancipation? Pour cette bourgeoisie même, peut-être. Pour le reste de la population, on peut en douter. On pourrait même supposer que, comme dans d’autres secteurs (ingénierie, aéronautique, informatique, pharmaceutique, etc.), la stratégie de l’État qui vise la création de champions nationaux grâce à son effet de levier échoue en bout de piste. Les entreprises à but lucratif n’ont qu’un pays : le profit. À moins d’être attachées à la population par leurs structures légales (coop, entreprises collectives) ces organisations finiront par imposer leur logique d’accumulation à l’État. Soit elles le feront en menaçant de délocaliser leurs activités pour obtenir plus de subventions (Bombardier) ou soit en faisant usage de corruption pour obtenir encore plus de contrats publics (SNC-Lavalin). Le souci particulier de l’État pour leur origine nationale est à sens unique : ces organisations veulent d’abord de l’argent, peu importe sa provenance et ce qu’il faut faire pour l’obtenir.

Suivant cette réflexion, il serait intéressant de voir le rôle de cette finance « émancipée » dans les décisions actuelles des gouvernements. Quelle fut la participation des acteurs financiers nationaux dans la mise en place des politiques d’austérité qui participent justement à déstructurer l’État social qui les a mis au monde? Si d’aventure une recherche menait à constater qu’elles ont plutôt participé activement à la conception, à l’adoption et à la promotion de ces politiques, serait-il encore possible de tenir ce refrain enjoué quant à cette « longue démarche d’émancipation économique et financière »? Qu’il soit permis d’en douter.


[1] Marc Vallières, Le Québec emprunte. Syndicats financiers et finances gouvernementales, 1867-1987, Québec, Septentrion, 2015, 432 p.