Les Expositions arabes dans la Jérusalem mandataire : une Nahda résurgente – D’une exposition l’autre

Publié le 20 novembre 2024

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Mousavi, S. (2024). Les Expositions arabes dans la Jérusalem mandataire : une Nahda résurgente - D’une exposition l’autre. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13104

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Mousavi Sheida. "Les Expositions arabes dans la Jérusalem mandataire : une Nahda résurgente - D’une exposition l’autre." Histoire Engagée, 2024. https://histoireengagee.ca/?p=13104.

Par Sheida Mousavi, Université McGill

Traduction par Catherine Larochelle et Pascal Scallon-Chouinard

Au cœur du campus de l’Université McGill, dans la bibliothèque des études islamiques, se tient actuellement une remarquable exposition interactive intitulée Les Expositions arabes de la Jérusalem mandataire : une Nahda résurgente, pour laquelle Nadi Abusaada et Luzan Munayer ont agi comme conservateurs. L’exposition réenchante la salle octogonale et le deuxième étage de la bibliothèque, disposant ses éléments entre les chaises et les livres. Il ne s’agit pas d’une exposition typique : il s’agit d’une exposition d’expositions.

Il y a 90 ans, en 1933 puis en 1934, deux Expositions arabes se sont tenues à Jérusalem, témoignant de la Nahda (renaissance) arabo-palestinienne et donnant une vitrine aux secteurs agricole, artisanal et économique du monde arabe. Organisées au Palace Hotel, les Expositions ont mis en valeur des œuvres de calligraphie, de peinture et de savoir-faire local. Ces événements visaient à mettre en lumière les progrès agricoles et industriels réalisés sous la direction des Arabes, qui s’intensifiaient malgré la colonisation européenne croissante et l’émergence des colonies sionistes en Palestine.

L’exposition présentée à McGill nous offre ainsi une expérience intime des Expositions arabes et nous invite à les envisager comme une expression concrète de l’unité, de la prospérité économique et de la nationalité panarabe. La Nahda illustre un moment crucial dans la culture et l’économie palestiniennes à Jérusalem durant la domination britannique[1]. L’exposition propose une exploration guidée des structures socio-économiques complexes de la Jérusalem mandataire des années 1930. Imaginées par Issa al-‘Issa et la Arab Exhibition Company, les expositions de 1933 et de 1934 étaient le produit d’une élite économique palestinienne émergente qui a utilisé cette plateforme pour transmettre au public sa vision économique de la nation palestinienne.

Un écran tactile ajoute une touche interactive à l’exposition, nous offrant une immersion géographique à travers une visite de trois monuments importants de la ville de Jérusalem dans les années 1930. Au fil de l’exposition, l’affirmation du conservateur Abusaada – « les Palestiniens n’étaient pas de simples spectateurs passifs des plans coloniaux pour l’avenir de Jérusalem » – résonnait fort dans mon esprit. Voulant remettre l’agentivité palestinienne au centre de son propos, Abusaada s’est concentré sur les archives relatives au Haram Al Sharif, au Palace Hotel et à l’Église du Saint-Sépulcre. Ces lieux étaient des espaces importants de la sociabilité palestinienne, surtout pour les activités économiques et politiques. Ils constituaient des espaces de résistance dans un contexte où les politiques britanniques, à l’époque mandataire, désavantageaient lourdement la politique arabe. La composante interactive de l’exposition trouve donc son ancrage dans la cartographie de la ville de Jérusalem de l’époque. En proposant des archives qui mettent en lumière l’activité florissante des élites palestiniennes, les conservateurs ont cherché à contredire les récits coloniaux qui dépeignaient la Palestine comme une société bédouine vide avant la colonisation sioniste. Il est ainsi évident que l’intention d’Abusaada était de nous amener à penser au-delà des conceptions contemporaines de Jérusalem comme une terre juive légitime et homogène. Par exemple, suite à un tremblement de terre l’ayant abîmé durant le mandat britannique, le Haram al-Sharif (mont du Temple), lieu historique central d’Israël aujourd’hui, a été restauré par un comité palestinien qui en a fait un centre pour des artistes comme Jamal Badran, qui a produit plusieurs illustrations des Expositions arabes. Autre exemple : le Palace Hotel, où les Expositions ont été tenues, a été construit par le Conseil suprême musulman d’après les plans des architectes Rushdi al-Imam al-Husseini et Mehmed Nihad Nigizberk, qui l’avaient imaginé dans un style « arabe ». Il était décrit comme l’un des hôtels les plus luxueux de la ville. Après qu’il ait été démoli par les forces israéliennes en 1948 et que ses débris aient été pillés ou vendus aux enchères, il a été acheté et reconstruit par Hotels Corporations en 2008.

On ne peut considérer l’exposition d’Abusaada hors du contexte politique actuel, alors que les activistes et les universitaires du camp propalestinien soutiennent que les actes de génocide, de déplacement, de brutalité et de meurtre commis à l’endroit de la population palestinienne ne sont pas le résultat d’une violence israélienne contemporaine ou nouvellement sanctionnée par l’État, mais qu’ils sont plutôt partie intégrante de l’histoire violente et continue de l’effacement des communautés palestiniennes orchestré par l’entité sioniste. Pour pleinement apprécier l’importance des deux Expositions arabes et ce qu’elles représentaient, d’un point de vue matériel et symbolique, pour la société palestinienne, il faut absolument les considérer dans le contexte plus large du monde arabe et de la lutte contre le colonialisme de l’époque. En ancrant son exposition dans le paysage politique de la Palestine de l’époque mandataire des années 1930, Abusaada répondait directement à ce besoin. Le mandat britannique pour la Palestine (1918-1948) et le projet sioniste britannique plus large ont été les catalyseurs du démantèlement systématique de la société autochtone palestinienne[2]. Les autorités britanniques ont approuvé « l’établissement d’un foyer national juif » en Palestine, accordant la priorité aux intérêts économiques et politiques portés par la campagne sioniste. Du même coup, elles ont en quelque sorte ostracisé la population arabe, l’écartant du pouvoir[3]. Dans le cadre du mandat, des systèmes socioéconomiques binaires arabes et juifs pouvaient émerger dans un territoire géopolitique unifié. Mais au fur et à mesure que les colonies sionistes ont pris de l’extension, empiétant sur le territoire palestinien, leur pouvoir économique et politique s’est progressivement renforcé. Des institutions politiques, militaires et financières distinctes ont été mises en place, laissant place à une forme de gestion ressemblant à « un État dans un État », la majorité arabo-palestinienne continuant quant à elle à être de plus en plus marginalisée et déplacée[4]. L’emplacement géographique des Expositions arabes en Palestine ajoutait donc un degré d’importance en termes de résistance anticoloniale. Abusaada a utilisé une chronologie qui présente la répression à laquelle l’organisation derrière les Expositions arabes a été confrontée, venant des sionistes britanniques, et qui la relie aux tensions accrues entre la population arabe et les sionistes. Ce faisant, elle permet de mieux comprendre le contexte entourant certaines confrontations violentes, telles que la révolte de Buraq de 1929 et la Grande Révolte de 1936. L’intention était en quelque sorte de présenter les Expositions arabes comme un droit de résurgence s’installant en filigrane du climat socioéconomique litigieux et fragile de la Palestine. Les Expositions arabes de 1933 et de 1934 étaient à la fois des réalisations symboliques et matérielles de l’identité nationale arabe et de la prospérité économique, mais qui doivent aussi être comprises comme inséparables du mouvement de défiance et de résistance arabe contre l’occupation sioniste.

Abusaada a souligné le caractère politique du choix de l’emplacement géographique, car Jérusalem ne devait pas être le site d’accueil des Expositions arabes à l’origine. C’est plutôt Jaffa qui avait d’abord été choisie, étant donné sa proximité avec la Foire du Levant, un projet sioniste d’envergure dans ce qui était alors la nouvelle colonie de Tel-Aviv. L’idée d’al-‘Issa était de contrer l’influence de la Foire du Levant et de s’aligner sur les politiques antisionistes des Comités exécutifs arabes. L’administration britannique n’a toutefois pas voulu approuver les plans pour Jaffa, car le projet « excluait les sionistes ». À la suite de ce refus, l’Arab Exhibitions Company s’est tournée vers le Palace Hotel construit par le Conseil musulman de Jérusalem pour son nouveau site d’accueil.

La tenue des Expositions arabes a été essentielle à l’articulation d’une identité nationale panarabe, puisque cela a favorisé l’établissement d’un espace d’échanges commerciaux transnationaux, de même que la diffusion de connaissances et d’expertises entre les pays arabes. Le tout dans un contexte de colonisation britannique et française qui avait fragmenté, voire paralysé, le paysage géopolitique arabe. Les Expositions arabes ont donc eu lieu au moment où la société palestinienne cherchait à affirmer et définir sa propre identité nationale dans le cadre de l’évolution du tissu socioéconomique de la Palestine. Abusaada a réalisé un travail remarquable pour expliquer comment les liens transnationaux et économiques dans le monde arabe ont facilité l’organisation et la tenue des Expositions arabes en Palestine en renforçant, en retour, la production nationale des différents États. Dans les années 1920 et 1930, des Expositions mondiales, comme L’Exposition coloniale de Paris de 1931, avaient offert une représentation très coloniale et unidimensionnelle de la Palestine en tant que « Terre sainte », dont le style et l’architecture arabes contrastaient avec la modernité associée au modèle sioniste, avec ses usines et son architecture; une représentation qui servait avant tout les intérêts britanniques sionistes.

Cependant, la vision d’Issa al-‘Issa prenait en compte ce récit frustrant et offrait, grâce aux Expositions arabes, une autre représentation de la Palestine, qu’on ne considérait plus seulement comme un lieu « saint », et qui n’était plus présentée comme un territoire colonial destiné à faciliter les aspirations sionistes et à être occupé. Après sa visite aux expositions agricoles et industrielles irakiennes, en 1932, al-‘Issa a rencontré le roi Faysal I et d’éminents hommes d’affaires arabes, obtenant leur soutien. La même année, il a réussi à fonder une société privée par actions, l’Arab Exhibition Company (Société de l’Exposition arabe). La première Exposition arabe, en 1933, a connu un grand succès, le public provenant de diverses régions de la Palestine et du monde arabe. Peu après, en 1934, la deuxième Exposition arabe a été organisée pour présenter les arts, l’artisanat et les industries du monde arabe, avec une participation égyptienne. Seulement deux mois après la première exposition et tout juste avant la deuxième, un mouvement national de boycottage s’est organisé pour protester contre la politique britannique de colonisation sioniste en Palestine. D’importantes manifestations ont eu lieu à Jérusalem et à Jaffa, la contestation s’étendant ensuite à d’autres zones urbaines. Le mouvement a toutefois été violemment réprimé par la police britannique en Palestine. Cet épisode de brutalité préfigurait d’autres violences qui seront perpétrées par les forces sionistes, notamment la Grande Révolte de 1936 en Palestine.

Abusaada s’est appuyé sur des images, des cartes et des archives liées à la Nahda palestinienne pour redonner vie aux deux Expositions arabes historiques. Tout comme les archives civiles arabo-palestiniennes de l’époque, celles des Expositions arabes témoignent d’une société fragmentée pendant la période du mandat (1918-1948). Bien que le contexte d’unité panarabe et de participation transnationale dans une période de domination coloniale revêt une importance historique, celui-ci a été évacué de la documentation et de l’histoire dominante depuis l’occupation sioniste de Jérusalem. La contribution d’Abusaada ne doit donc pas être vue comme un simple projet d’archivage, mais comme une véritable entreprise décoloniale visant à recentrer un récit marginalisé à travers une reconstruction de l’histoire palestinienne et arabe. Le retour sur les Expositions arabes dans la Jérusalem de l’époque mandataire qu’offre l’exposition d’Abusaada est une expérience immersive unique. C’est une perspective vivante et différente de Jérusalem; une représentation moins connue, au centre de laquelle on retrouve la présence traditionnelle palestinienne et son histoire continuellement effacée et génocidée en raison de la colonisation sioniste.

Les Expositions arabes de la Jérusalem mandataire : une Nahda résurgente est une exposition gratuite, ouverte au public durant les heures d’ouverture de la bibliothèque de l’Université McGill et disponible en trois langues (en français, en arabe, en anglais) jusqu’au 20 décembre 2024.

Pour en savoir plus :

Nadi Abusaada, « Self Portrait of a Nation: The Arab Exhibition 1931-34 » Jerusalem Quaterly, 77 (2019) : 122-135.


[1] Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine (Metropolitan Books, Henry Holt and Company, New York, 2020). Voir le chapitre 1 pour une analyse poussée du rôle des Britanniques dans l’occupation de la Palestine à partir de 1917. Le mandat britannique en Palestine et son support total au projet sioniste a marqué le début des déplacements et dépossessions systémiques des Palestien.ne.s et de leurs terres.

[2] Ibid., p. 30. La répression coloniale sévère des Britanniques et de leurs « partenaires » sionistes a mené à l’essor de sentiments nationalistes palestiniens et d’une organisation politique contre la domination britannique sioniste.

[3] Nadi Abusaada, « Self Portrait of a Nation: The Arab Exhibition 1931-34 » Jerusalem Quaterly, 77 (2019) : 125.

[4] Abusaada, « Self Portrait of a Nation: The Arab Exhibition 1931-34 » Jerusalem Quaterly, 77 (2019) : 126.