Les filles de Jeanne. Histoire de vies anonymes, 1658-1915

Publié le 10 septembre 2025

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Filbey, R. (2025). Les filles de Jeanne. Histoire de vies anonymes, 1658-1915. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13575

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Filbey Renée. "Les filles de Jeanne. Histoire de vies anonymes, 1658-1915." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13575.

Par Renée Filbey

« L’histoire des anonymes mérite d’être racontée »[1] : telle est l’affirmation d’Andrée Lévesque dans son ouvrage Les filles de Jeanne. Histoire de vies anonymes, 1658-1915. La question se pose d’emblée : comment faire le récit d’une vie oubliée ? Comment reconstituer une histoire jugée sans intérêt pour l’Histoire — celle des notables et de l’élite, des héros et des exploits, et le plus souvent celle des hommes ?

S’inspirant des travaux de Bettina Bradbury[2] et d’Alain Corbin[3], Andrée Lévesque puise dans les archives pour raconter l’histoire d’une lignée de femmes qui y sont largement absentes. L’autrice prend comme point de départ l’arrivée de Jeanne Perrin Duteau sur la rive nord du Saint-Laurent en 1658 et suit ses descendantes sur dix générations, de mère en fille, jusqu’à Maria Mélançon Brisson, qui s’éteint au Témiscamingue en 1915. De génération en génération, les détails biographiques de chaque femme, souvent lacunaires, sont présentés au regard du contexte historique plus large : guerres, migrations, industrialisation et colonisation.

Historienne spécialiste des femmes et du mouvement ouvrier dans le Québec du XXe siècle, Andrée Lévesque adopte une approche inédite dans ce dernier ouvrage. Pour rappel, l’autrice a aussi publié des biographies des militantes Éva Circé-Côté, Madeleine Parent et Jeanne Corbin, connues pour leur engagement tantôt féministe, syndicaliste ou communiste. Or, contrairement à ces femmes dont l’histoire a (plus ou moins) conservé la mémoire[4], les descendantes de Jeanne n’ont pas été actives dans la sphère publique, pour autant qu’on puisse le savoir, et n’ont guère laissé de traces écrites. Le monde intérieur de chaque femme reste opaque, car Lévesque ne dispose ni de correspondance ni de journal intime permettant d’éclairer leurs joies et leurs peines. Elles ont pourtant existé, et l’autrice en retrouve la trace dans les registres paroissiaux et dans les greffes des notaires : certificats de baptême, contrats de mariage, actes de décès. Ces traces soulèvent parfois plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, esquissant des vies autrement anonymes dont il est impossible de connaître les détails intimes.

Jeanne, protestante en colonie française

L’histoire commence en 1658, par une femme assez singulière. Engagée en tant que domestique, Jeanne Perrin Duteau débarque alors à la seigneurie de Cap-de-la-Madeleine avec ses trois enfants, ayant laissé son mari à La Rochelle. On ignore ce qui a retenu cet homme, débardeur de métier, en France ; les archives sont muettes à ce sujet. Quoi qu’il en soit, Jean-Pierre Duteau décède l’année suivante en métropole et Jeanne, en Nouvelle-France, devient veuve. On ne peut qu’imaginer ce qu’elle a pu ressentir face à ces circonstances.

Pour cerner la situation de Jeanne dans sa nouvelle vie coloniale, Lévesque s’appuie entre autres  sur les recherches d’Arnaud Bessière sur la domesticité au Canada sous le régime français[5]. Jeanne précède les Filles du roi, envoyées à partir de 1663 afin de corriger la disproportion entre les sexes en Nouvelle-France, dans l’espoir d’encourager le peuplement de la colonie. À l’arrivée de Jeanne, plus de 90 % des domestiques sont des hommes. À 43 ans, elle est plus âgée que la plupart des servantes, déjà peu nombreuses. La présence d’une femme mariée sans accompagnement est rare, et celle d’un enfant l’est encore plus[6]. Jeanne signe de son nom un contrat qui lui octroie un salaire supérieur à la moyenne, sachant que sa fille Madeleine, âgée de neuf ans, travaillera à ses côtés.

Jeanne est lettrée, car elle est huguenote et la doctrine de sa religion encourage la lecture des saintes Écritures. Elle aurait connu la persécution religieuse en France dans sa jeunesse, et s’il est toléré dans les faits, le culte protestant est officiellement interdit dans la Nouvelle-France catholique. Ainsi, les noms des trois enfants de Jeanne apparaissent sur une liste d’abjurations dans l’évêché de Québec, préalable obligatoire pour pouvoir se marier dans la colonie. Rien n’indique pourtant que leur mère ait renoncé à sa foi. Bien que veuve, il semble qu’elle ne se soit pas remariée.

On perd toute trace de Jeanne après 1663, année où son contrat de cinq ans arrive à terme. Elle ne témoigne pas aux mariages de ses enfants et, sans acte de décès, il est impossible de savoir quel a été son sort. Est-elle retournée en France, comme tant d’autres engagées ? Sinon, son acte de décès aurait pu se trouver parmi les registres de Cap-de-la-Madeleine, perdus pour les années 1661 à 1672.

Quoi qu’il en soit, la lignée se poursuit avec Madeleine Duteau, fille cadette de Jeanne, qui se marie en 1664 à l’âge de 15 ans. Madeleine quitte alors son emploi de domestique, mais elle passe de la charge de son employeur à la tutelle de son époux, un cultivateur locataire de sa terre. Le couple fait baptiser ses enfants dans l’Église catholique et, contrairement à leur mère, ces enfants n’apprennent ni à lire ni à écrire.

Ainsi, Lévesque rejette toute conception libérale d’une Histoire allant de progrès en progrès[7]. Au cours du siècle suivant, on observe peu de mobilité sociale et la vie quotidienne reste largement inchangée d’une génération à l’autre.

Rapports de pouvoir dans une société coloniale et patriarcale

Un peu plus d’un siècle après l’arrivée de Jeanne en Nouvelle-France, la colonie passe des mains des Français à celles des Britanniques. Entre la guerre de la Conquête, l’arrivée de familles acadiennes déplacées et le temps des Rébellions, la vie continue, tournant autour de la paroisse, dans un petit monde où les familles s’entrecroisent et où la vie sociale est dictée par le calendrier religieux. Ces bouleversements politiques et économiques se déroulent sans perturber fondamentalement la vie à la ferme.

Les descendantes de Jeanne se conforment, pour autant qu’on puisse le cerner, au modèle de leur époque. Chaque fille, comme sa mère, signe son contrat de mariage d’un X, prend le patronyme de son époux et devient femme de cultivateur. D’un régime à l’autre, les conditions juridiques et sociales des femmes demeurent inchangées ; le même cadre judiciaire et les mêmes injonctions religieuses restent en vigueur, dictant leur soumission à un ordre patriarcal. Lorsqu’elle se marie, une femme perd son statut indépendant si elle est majeure. Si elle est mineure, elle passe de la tutelle de son père à celle de son époux, qui administre ses biens.

Elles connaissent toutes l’accouchement et son corollaire plus sombre, la mortalité infantile ; aucune d’entre elles ne donne naissance à moins de cinq enfants, dont plusieurs n’atteignent pas leur cinquième année. Les actes de naissance et de décès fournissent des repères concrets, mais ne révèlent pas les émotions qui ont dû accompagner ces événements, dans un monde où le devoir essentiel d’une femme envers son mari est de porter sa progéniture. Au-delà des soins aux enfants, son travail est essentiel à l’entreprise familiale qu’est la ferme : elle s’occupe du potager et de la basse-cour, du filage du lin et de la laine, de la confection des vêtements et de la lessive, en plus de seconder les hommes aux champs lors des semences et des récoltes. Si ces derniers délaissent leur travail dans les champs les dimanches et les fêtes, les femmes sont tenues de nourrir la famille et de s’occuper des enfants tous les jours, sans exception[8].

S’il ne permet pas d’échapper totalement aux rapports de pouvoir patriarcaux, le veuvage confère une certaine mesure d’indépendance. La veuve devient tête de la famille, capable de passer des contrats, d’aller en cour et d’accorder aux enfants la permission de se marier, mais n’arrive pas toujours à vivre uniquement du douaire accordé au décès de son mari ; elle doit souvent compter sur un fils pour subsister, ou se remarier.

De rares documents révèlent toutefois comment les descendantes de Jeanne ont exercé une certaine autonomie, dans les limites de l’espace qui leur était attribué. L’arrière-petite-fille de Jeanne, Agathe, devient veuve en 1753 et signe une entente avec son fils afin de s’assurer que celui-ci subvienne à ses besoins. L’inventaire de biens dressé à cette occasion donne un aperçu de sa vie quotidienne et en dit autant par les articles répertoriés que par ceux qui y sont absents. Le mode de vie de cette famille est modeste, mais elle ne vit pas en autarcie ; des produits consommés, tels le coton et le sel, révèlent les liens à l’économie coloniale. Aucune somme d’argent n’est mentionnée, car le troc est encore plus courant que l’usage de la monnaie[9].

Trois générations plus tard, en 1836, une autre Agathe fait appel au notaire pour rédiger un testament. Veuve, elle désigne son fils comme exécuteur et énumère les responsabilités de celui-ci, notamment le paiement de ses dettes, l’organisation de ses funérailles et les dispositions à prendre pour ses enfants encore jeunes. Au cours des années suivantes, elle révise son testament à deux reprises, démontrant ainsi l’évolution de ses préoccupations et sa capacité à gérer efficacement la famille. Ses filles – la septième génération depuis Jeanne – sont les premières à connaître une certaine mobilité sociale. Grâce à l’établissement d’une école de rang, elles sont les premières à savoir lire et écrire depuis l’arrivée de leurs aïeules en 1658. La petite-fille d’Agathe, Marie, devient institutrice dans une telle école, mais abandonne son poste lorsqu’elle se marie[10].

Les descendantes de Jeanne vivent des années de profondes transformations politiques et économiques, connaissant la transition entre le régime seigneurial et les débuts de l’industrialisation. En 1901, Marie et son époux, Sévère Mélançon, partent avec leurs huit enfants pour la Nouvelle-Angleterre, attirés par les usines et la promesse d’une existence moins précaire. Les avantages d’un revenu stable ont toutefois un coût. Toute la famille œuvre à l’usine ; dès l’âge de 14 ans, les enfants sont appelés à contribuer au budget du foyer. On y travaille de 10 à 12 heures par jour, cinq jours et demi par semaine. Rares sont les familles migrantes qui ne rêvent pas de retourner dans leur paroisse natale — un espoir encouragé par le gouvernement québécois et par les sociétés de colonisation en plein essor, cherchant à préserver la vocation agricole et religieuse de leur peuple[11].

La dernière de la lignée, Maria, épouse Ernest Brisson, un collègue de travail à l’usine, en 1905. L’année suivante, le couple retourne au Québec et reprend la vie agricole abandonnée par leurs familles, pour finalement s’installer au nord du lac Témiscamingue, en Ontario. En participant à un projet de colonisation soutenu par le gouvernement québécois, implanté en territoire Anichinabé, Maria reproduit le parcours de ses ancêtres. Même si cela peut lui échapper, en tant que cultivatrice, elle est indispensable au projet colonial. À la différence de ses grands-mères, elle ne se remet pas de son dernier accouchement et s’éteint à l’âge de 28 ans en 1915.

En fin de compte, on se retrouve face à l’impossibilité de vraiment connaître ces femmes que l’Histoire a jugées insignifiantes. Qu’elles soient alphabétisées ou non, en milieu urbain ou rural, les filles de Jeanne ont mené des existences circonscrites par leur genre, leur classe sociale, leur religion, leur langue et leur position au sein d’une société coloniale et impériale. Lévesque reconstitue aussi précisément que possible les conditions qui ont défini leur vie quotidienne et qui ont imposé leur silence, c’est-à-dire leur exclusion de la vie publique et leur présence minimale dans les archives. En retrouvant leurs traces, l’autrice rompt brièvement le silence de l’anonymat entourant ces femmes, qui ont pourtant vécu et agi dans le monde. Cette méthodologie qui, faute de documentation, doit être plus généalogique que biographique, nous fait réfléchir sur la nature de l’historiographie. Par son approche empathique, Andrée Lévesque nous emmène aux marges et aux limites de l’archive pour apercevoir ces histoires qui n’ont jamais été consignées.


[1] Andrée Lévesque, Les filles de Jeanne. Histoire de vies anonymes, 1658-1915 (Montréal : les Éditions du remue-ménage, 2024), 7.

[2] Bettina Bradbury, Caroline’s Dilemma : A Colonial Inheritance Saga (Vancouver : UBC Press, 2020).

[3] Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) (Paris : Flammarion, 1998).

[4] Circé-Côté, Parent et Corbin sont connues aujourd’hui en grande partie grâce aux efforts d’historiennes féministes.

[5] Notamment Arnaud Bessière, « Faire une “bonne et fidèle servante” au Canada sous le régime français », Histoire sociale/Social history 50, no 102 (2017), https://doi.org/10.1353/his.2017.0035.

[6] Andrée Lévesque, Les filles de Jeanne, 33.

[7] Ibid., 13.

[8] Ibid, 97-98.

[9] Ibid, 91-95.

[10] Ibid, 156.

[11] Ibid, 171.