Recension de l’exposition «Déjouer la fatalité : Familles, pauvreté et institutions »
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catégorisé, N. (2019). Recension de l’exposition «Déjouer la fatalité : Familles, pauvreté et institutions ». Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=9840Chicago
catégorisé Non. "Recension de l’exposition «Déjouer la fatalité : Familles, pauvreté et institutions »." Histoire Engagée, 2019. https://histoireengagee.ca/?p=9840.Milan Busic, candidat à la maîtrise en histoire (UQÀM) et auxiliaire de recherche au Centre d’histoire des régulations sociales
Depuis le 11 septembre dernier se tient à l’Écomusée du Fier-Monde l’exposition « Déjouer la fatalité. Familles, pauvreté et institutions[1] ». Née d’une collaboration entre le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS), le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (LHPM) et l’équipe de l’Écomusée, cette exposition propose une analyse du développement d’un réseau institutionnel visant la prise en charge de diverses formes de marginalités et d’inégalités sociales au sein du quartier Centre-Sud de la mi-XIXe siècle aux années 1930[2]. S’intéressant aux fondements idéologiques de ce « moment institutionnel », de même qu’à ses retombées concrètes sur le patrimoine culturel et architectural de l’ancien quartier ouvrier, le projet offre une analyse historique de la société québécoise faite « à partir de ses marges[3] », et offre ainsi une contribution pertinente « aux débats actuels sur les inégalités sociales, sur le sort que la société réserve aux personnes vulnérables et marginales[4] ».
Survol de l’exposition : développement, critiques et crise d’un système d’« assistance charitable »
L’exposition s’articule autour des institutions mises sur pieds au sein du quartier ouvrier au cours de la période à l’étude : les prisons, les tribunaux et les institutions correctionnelles pour mineurs, l’asile, les hôpitaux charitables, les hospices pour vieillards nécessiteux, les orphelinats ainsi que les refuges pour chômeurs.
À travers les différentes sections de l’exposition, on apprend que la création de ces institutions, qu’elles soient religieuses ou laïques, visaient à maintenir un ordre social que plusieurs contemporains croyaient menacé par les effets pervers de l’urbanisation (densité démographique accrue, criminalité, prostitution, alcoolisme, oisiveté, etc.). Selon plusieurs réformateurs influents du XIXe siècle, la solution au maintien de cet ordre social en péril, garant de la moralité des masses populaires urbaines et nécessaire à l’atteinte des finalités de la société libérale industrielle, résidait en l’institutionnalisation des membres les plus nécessiteux et « déviants » de la société. Or, l’exposition montre que cette « assistance charitable » assurée par diverses congrégations religieuses et, dans une moindre mesure, par l’État, ne peut être considérée comme une véritable tentative d’enrayer la pauvreté et la vulnérabilité sociale. Celle-ci se voulait avant tout une aide de dernier recours fondée sur la notion de mérite de l’indigent, et ne pouvait être accordée qu’en cas de défaillance de l’ancestral système « naturel » d’assistance : la famille. On craignait en effet qu’une aide trop « généreuse » ne cause la paresse et dislocation des cadres familiaux au sein de la population.
Ainsi, qu’elle vise le soin ou encore la mise à l’écart de l’individu pris en charge, l’institutionnalisation allait de pair avec une volonté de moralisation, de réforme et de responsabilisation de l’individu. Cette conceptualisation idéologique de l’assistance alimentait de lourds rapports de pouvoir au sein de l’institution, lesquels sont de plus en plus considérés comme humiliants et répressifs à mesure qu’avance la période à l’étude. Ces institutions étaient généralement sous-financées, surpeuplées et mésadaptées aux besoins présumés des bénéficiaires en matière de soin et/ou de réforme, ce qui affectait significativement les conditions de vie des personnes fréquentant l’institution et l’atteinte de ses objectifs réformateurs. Le système de prise en charge institutionnel, malgré plusieurs tentatives d’adaptation, accumule les controverses et les constats d’échec. Visiblement inapte à endiguer les problématiques sociales qu’il vise à combattre, celui-ci est remis en question au cours du XXe siècle.
Dans les années 1930, alors que se multiplient les critiques de ce système et que l’expérience de la Grande Dépression en expose l’insuffisance à assurer une protection sociale efficace à la population démunie, on nous montre qu’il s’opère au Québec une profonde transformation du modèle dominant en matière d’assistance publique : c’est le passage de « la charité aux droits sociaux ». En dernière section de l’exposition, on propose aux visiteurs.euses une ouverture vers la mi-XXe siècle, époque à laquelle divers mouvements réformateurs voient lentement leurs critiques porter fruit : l’ancien système d’assistance discrétionnaire basé sur l’institutionnalisation est progressivement remplacé par différents programmes sociaux (assurance chômage, allocation familiale, assurance-maladie, loi sur l’aide sociale, etc.) qui, bien que se révélant rarement à la hauteur de leurs principes, sont dorénavant reconnus comme des droits universels liés à la citoyenneté de l’assisté.e. En toute fin d’exposition, on présente la fragilité de ces acquis en matière de protection sociale à l’heure où les tenant.es de l’idéologie néolibérale militent pour une limitation des programmes sociaux d’assistance, les jugeant nuisibles au marché par leur tendance à causer la déresponsabilisation et la paresse au sein de la société.
La transformation du système d’assistance québécois : une analyse « par le milieu »
L’une des principales forces de ce projet est, à mon sens, d’éviter de présenter l’histoire de la prise en charge des problèmes sociaux au Québec comme une progression qui s’exprimerait par la victoire graduelle des pouvoirs publics contre les inégalités sociales. L’exposition, très critique, nous montre que cette histoire est plutôt constituée d’une série de changements de paradigmes en matière d’assistance sociale. Au cours du XIXe siècle, le modèle préindustriel d’assistance, fondé majoritairement sur la solidarité familiale et sur quelques rares institutions charitables, est remplacé par un réseau institutionnel qui, après s’être constamment diversifié jusqu’aux années 1930, en vient à être remplacé progressivement par des programmes universels d’assistance sociale qui seront à leur tour remis en question par le néolibéralisme à partir des années 1980. Ces transformations, loin d’être pensées et imposées par les centres décisionnels à une société composée d’observateurs impuissants, résultent des processus de négociation et d’adaptation constants qui s’opèrent entre une panoplie d’acteurs sociaux gravitant autour du système de prise en charge (État, congrégations religieuses, regroupements communautaires, intellectuels, journalistes, personnes assistées, etc.). Préconisant un angle d’approche qui aborde le phénomène « par le milieu », soit en focalisant son analyse sur ces processus d’interaction, l’exposition réussit, en peu de lignes, à rendre compte de la multiplicité des moteurs du changement historique qui participent à la transformation du système d’assistance.
Par exemple, tout au long de la période à l’étude, le militantisme de différents groupes réformateurs est présenté de sorte à montrer qu’il a servi de levier à l’évolution du système d’« assistance charitable » en mettant en exergue les multiples failles du réseau institutionnel de prise en charge. D’autre part, on évoque l’exemple des institutions carcérales qui, servant d’abord d’« entrepôt » pour une panoplie d’indigents et de déviants de tous âges au début du XIXe siècle, en viennent à être critiquées comme étant « une école du crime » pour leur plus jeune clientèle. Selon l’exposition, ce sont donc ces critiques qui, relayées par la presse et émanant de divers groupes réformateurs, mènent progressivement à l’« invention » de la délinquance juvénile par la création d’institutions judiciaires et d’enfermement destinées aux mineurs. Une même logique s’observe d’ailleurs pour la création de prisons pour femmes.
Finalement, on montre que la profonde transformation que connait le système de prise en charge à partir des années 1930 est imputable à une remise en question de ses fondements libéraux, laquelle n’émane pas que des centres décisionnels, mais bien de multiples sphères de la société québécoise. C’est ainsi que l’on présente la persistance des demandes de soins gratuits provenant d’individus de la classe ouvrière qui, agencées aux pressions provenant des institutions hospitalières, « poussent » le gouvernement Taschereau à adopter la Loi sur l’assistance publique, point tournant dans l’avènement de droits sociaux au Québec. L’exposition montre ainsi que l’évolution des modes de prise en charge des problèmes sociaux au Québec s’explique certes par l’intervention des centres décisionnels et par l’évolution de l’idéologie dominante en matière d’assistance, mais également par l’adaptation constante du système de prise en charge à la réalité du terrain, de même qu’aux critiques provenant de toutes les couches de la société québécoise. En cela, ce projet se démarque par sa capacité à véhiculer, et ce en quelques pages de textes, toute la complexité des phénomènes par lesquels s’est produit cet important changement historique.
L’analyse de l’expérience institutionnelle : une parole pour les marginalisé.es
D’autre part, l’équipe de l’exposition relève avec brio un véritable défi archivistique, soit celui de discerner le vécu des individus marginalisés à travers des sources institutionnelles qui ne traitent qu’indirectement cette question. Cette volonté de visibiliser l’expérience quotidienne des personnes institutionnalisées de même que de mettre de l’avant leur parole est omniprésente. Les visiteurs.euses accèdent ainsi, notamment, à la rigidité d’un horaire type au sein d’une école de réforme ou d’un asile, de la rigueur des règlements d’un institut pour jeunes délinquantes, du chaos régnant au sein d’une prison commune du XIXe siècle, de la précarité des conditions de vie à l’hospice, ou encore de l’humiliation du chômeur qui se voit contraint de demander assistance au sein d’un refuge où règne une discipline tout à fait carcérale.
Ce projet a également le mérite de redonner une certaine agentivité à ces grand.es oublié.es de l’histoire. Par exemple, on souligne le rôle essentiel que jouaient les « interné.es » dans le fonctionnement quotidien des institutions : dans l’optique d’une réforme fondée sur la responsabilisation et le travail, les personnes assistées étaient le plus souvent sollicitées pour des travaux ménagers (notamment dans les orphelinats et les asiles) ou encore contraints de travailler au sein de petites industries internes dont les produits servaient à financer l’institution. L’exposition montre aussi que l’institutionnalisation ne signifiait pas nécessairement la perte de contrôle des assisté.es sur leur propre sort. Bien souvent, la prise en charge institutionnelle était partie intégrante de stratégies de survie déployées par les personnes dans le besoin afin de « déjouer la fatalité », c’est-à-dire la misère. Ces stratégies pouvaient même, dans certains cas, défier les objectifs « officiels » des institutions : on donne notamment comme exemple la pratique de l’incarcération volontaire ou encore l’abandon d’enfants à l’orphelinat.
L’exposition sur le plan visuel
Basée sur une documentation primaire d’une richesse et d’une diversité impressionnante[5], l’exposition propose aux visiteurs.euses une série de textes rédigés de manière concise et très efficace, lesquels sont arrimés à une panoplie d’appuis visuels tels des cartes, photographies, objets d’époque et documents d’archives. La grande diversité de vecteurs d’information que présente l’exposition constitue d’ailleurs un autre de ses points forts : les maquettes montrant l’« emprise au sol» des institutions étudiées, lesquelles sont le plus souvent accompagnées de photographies et superposées à des cartes actuelles, permettent une visualisation particulièrement précise du réseau de prise en charge. Malgré leur (trop) petite taille, les divers éléments scénographiques de l’exposition, très épurés et esthétiques, permettent une immersion unique dans l’univers de ce réseau institutionnel méconnu du grand public. Fait rare : on retrouve également une quantité non négligeable de photographies présentant non seulement des institutions, mais également des personnes institutionnalisées. On reconnait ici, le souci de considérer l’expérience institutionnelle des individus, et de ne pas reléguer au second plan le côté proprement humain du phénomène.
La persistance des enjeux du passé
Outre sa grande qualité sur le plan historique, ce projet porte également à réfléchir, tout d’abord, sur les moyens qui ont été envisagés au cours des derniers siècles afin de répondre à différents problèmes sociaux qui demeurent criants de nos jours. En nous montrant qu’il s’agit d’enjeux persistant dans le temps, il nous rappelle que les inégalités sociales, loin d’être attribuables aux fluctuations du marché ou encore à la « nature » des personnes dans le besoin, relèvent d’une responsabilité collective plutôt qu’individuelle et qu’elles sont indissociables des fondements mêmes d’une société libérale capitaliste. Cette réalité semble graduellement pénétrer dans la conscience collective québécoise à mesure qu’avance le XXe siècle, alors qu’émerge la notion de droits sociaux et que des mesures interventionnistes visant une prise en charge davantage complète et universelle des inégalités sociales sont votées. Or, nous nous trouvons maintenant à l’heure de la remise en question de ce rôle régulateur de l’État, alors que le néolibéralisme incite au démantèlement progressif de plusieurs acquis en matière de protection sociale au nom d’une économie de marché davantage libérée. Face à cette situation, il importe plus que jamais de réfléchir activement aux causes profondes des inégalités sociales, de même qu’à la portée des solutions ayant été envisagées pour y répondre à travers l’histoire.
D’autre part, ce projet incite à la réflexion citoyenne quant au traitement que l’on réserve, en tant que collectivité, aux personnes « marginales ». En 2019, le Québec est toujours traversé par de profonds enjeux d’inclusion et, indissociablement, de marginalisation sociale (on peut noter, par exemple, toute la controverse autour du projet de loi 21). « Où devons-nous tracer les marges de notre société ? » et « Que faire de ces individus qui, de par notre décision collective, s’y retrouvent ? », sont des questions on ne peut plus actuelles. L’exposition « Déjouer la fatalité » met en valeur le vécu de certains groupes marginalisés de l’histoire québécoise et nous porte ainsi à réfléchir aux conséquences concrètes de nos décisions collectives en termes d’acceptation de la différence et de prise en charge de la vulnérabilité. Par le fait même, ce projet reflète la manière dont ces décisions sont parmi les plus à même de définir la figure de notre société en tant qu’entité démocratique.
Pour en savoir plus :
«Déjouer la fatalité : Familles, pauvreté et institutions» dans Écomusée du Fier-monde – Programmation, https://ecomusee.qc.ca/expositions/programmation/ (consulté le 14 octobre 2019).
BIENVENUE, Louise, « Pierres grises et mauvaise conscience. Essai historiographique sur le rôle de l’Église catholique dans l’assistance au Québec », Études religieuses, 69, 2003, p.9-28.
FECTEAU, Jean-Marie, La liberté du pauvre. Crime et pauvreté au XIXe siècle québécois, Montréal, VLB éditeur, 2004.
FECTEAU, Jean-Marie, « L’autre visage de la liberté : dimensions historiques de la vulnérabilité et logique libérale », dans Shirley ROY et Vivianne CHATEL (dir.), Penser la vulnérabilité: visages de la fragilisation du social, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008, p.37-49.
FECTEAU, Jean-Marie et Janice Harvey, « Le réseau de régulation sociale montréalais » dans FOUGÈRES, Dany (dir.), Histoire de Montréal et de sa région (Tome I) : Des origines à 1930, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p.675-715.
FECTEAU, Jean-Marie, MÉNARD, Sylvie, TREMBLAY, Marie-Josée, TRÉPANIER, Jean et STRIMELLE, Véronique, « Émergence et évolution historique de l’enfermement à Montréal, 1836-1913 », Revue d’histoire de l’Amérique française, 46, 2, 1992, p.263-271.
FERRETTI, Lucia, « Du “devoir de charité” au “droit à l’aide publique’’: la naissance de l’État providence au Québec », Montréal, Université de Montréal (Les Conférences Gérard-Parizeau), 2011.
GUEST, Dennis, Histoire de la sécurité sociale au Canada, Montréal, Boréal, 1993.
HARVEY, Janice, « Les Églises protestantes et l’assistance aux pauvres à Montréal au XIXe siècle », Études religieuses, 69, 2003, p.51-68.
NOOTENS, Thierry, Fous, prodigues et ivrognes : familles et déviance à Montréal au XIXe siècle, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007.
PETITCLERC, Martin, « Le travail et la classe ouvrière montréalaise au XIXe siècle », dans Dany Fougères (dir), Histoire de Montréal et de sa région (Tome I) : Des origines à 1930, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p.535-568.
PETITCLERC, Martin, « À propos de « ceux qui
sont en dehors de la société ». L’indigent et l’assistance publique au Québec
dans la première moitié du XXe siècle », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol.65, no
2-3, 2011-2012, pp.227-256
[1] À noter : Stationnée à l’Écomusée du Fier-monde jusqu’au 9 février 2020, l’exposition prendra ensuite la route de Trois-Rivières, puis de Québec. Finalement, pour les visiteurs.euses souhaitant pousser l’expérience plus loin, ce projet sera également accompagné, pendant son séjour à Montréal, de circuits urbains et de visites commentées, lesquels sont assurés par des membres du Centre d’histoire des régulations sociales et offerts à différentes dates détaillées sur le site internet de l’Écomusée (voir section «Pour en savoir plus»).
[2] Bien que l’exposition se concentre sur le cas du quartier Centre Sud, on considère le développement d’un réseau institutionnel à l’échelle montréalaise, ce phénomène étant observable au sein de plusieurs autres localités de la ville durant la période étudiée. Plus largement, le projet aborde la question de la prise en charge des inégalités sociales dans une perspective québécoise.
[3] « L’exposition Déjouer la fatalité : Entrevue avec Martin Petitclerc ». Propos recueillis par Annie Desrochers, Le 15-18, ICI Première (23 septembre 2019) https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/le-15-18/episodes/443974/audio-fil-du-lundi-23-septembre-2019.
[4] Claude Gauvreau, «De la charité aux droits sociaux », 30 septembre 2019, Actualités UQÀM, https://www.actualites.uqam.ca/2019/charite-aux-droits-sociaux?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter&fbclid=IwAR0D2gM1rEitTLmgyhw9eS6AmaogwJvvRqK3bIsnWAaJQpmOUX2AuyPxe1I (consulté le 2 octobre 2019).
[5] On y trouve des références à de multiples fonds d’archive gouvernementaux et ecclésiastiques, de même qu’à des atlas d’époque, articles de presse et bien d’autres.
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