Juridicisation, judiciarisation et régulations sociales: le cas du mariage bourgeois au début du 20e siècle québécois. Entretien avec Thierry Nootens*

Publié le 28 mars 2019
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CHRS, . (2019). Juridicisation, judiciarisation et régulations sociales: le cas du mariage bourgeois au début du 20e siècle québécois. Entretien avec Thierry Nootens*. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=9158

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CHRS . "Juridicisation, judiciarisation et régulations sociales: le cas du mariage bourgeois au début du 20e siècle québécois. Entretien avec Thierry Nootens*." Histoire Engagée, 2019. https://histoireengagee.ca/?p=9158.

Par Milan Busic, étudiant à la maitrise à l’UQAM et membre du Centre d’histoire des régulations sociales, en collaboration avec Caroline Robert, candidate au doctorat en histoire à l’UQAM, et membre du Centre d’histoire des régulations sociales

Thierry Nootens, membre du CHRS depuis 2017, est professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivière et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du droit civil au Québec à l’époque contemporaine (XIXe et XXe siècle). Nous l’avons rencontré afin de discuter de son parcours en tant que chercheur de même que de son plus récent ouvrage paru en février dernier : Genre, patrimoine et droit civil : Les femmes mariées de la bourgeoisie québécoise en procès, 1900-1930.

Milan Busic: Parlez-nous un peu de votre parcours en tant que chercheur.

Thierry Nootens: Je me suis intéressé assez tôt à l’histoire de la famille et à la question des rapports de pouvoir à l’intérieur de celle-ci, et ce, dès ma maîtrise. J’ai alors travaillé sur des archives judiciaires civiles très spécifiques, c’est-à-dire les interdictions (retraits de la capacité civile) pour motif de maladie mentale ou d’alcoolisme. J’ai par la suite poursuivi mes recherches sur ce thème au doctorat; cela m’a conduit à m’intéresser au problème de l’échec des héritiers de la bourgeoisie, thème que j’ai continué d’explorer au postdoctorat. Lors de mes premières années en tant que professeur, je me suis penché sur une autre forme de conflit intrafamilial, c’est-à-dire les problèmes financiers touchant les femmes mariées de la bourgeoisie. C’est vous dire le caractère ancien de ce projet qui s’est traduit par le livre dont nous discutons aujourd’hui…  Ensuite, je me suis attardé à l’appareil judiciaire comme outil de régulation sociale en propre, donc d’abord au rôle joué par un tribunal comme la Cour supérieure du Québec dans la régulation des rapports sociaux durant la transition au capitalisme industriel, sujet de mon prochain livre. Actuellement, enfin, je travaille avec des collègues du CIEQ sur la transition vers la vie urbaine et ouvrière dans les régions du Québec, sur la base d’archives notariales et judiciaires. On peut ainsi voir que je suis passé d’une histoire de la famille étudiée à partir de certaines archives judiciaires à une histoire du système judiciaire comme tel, avant de revenir à une histoire de la famille dont le judiciaire n’est qu’un des filons. Il s’agit en quelque sorte d’un retournement de perspective inconscient s’étant opéré au cours de mon cheminement de chercheur.

MB: Au regard de votre parcours, on remarque tout de suite que le nouveau projet du CHRS, «Régulations sociales et familiales dans l’histoire des problèmes sociaux au Québec», s’inscrit directement dans vos intérêts de recherche. En effet, la famille semble être au cœur de vos travaux depuis votre doctorat. D’où provient cet intérêt spécifique pour l’étude de la famille?

TN: Il est toujours difficile d’expliquer la naissance d’un intérêt scientifique, mais de manière globale, je crois que les questions de rapports de pouvoir et d’inégalité demeurent des questions historiennes centrales. Pour en venir à la programmation scientifique du CHRS, je dirais que, dès mon doctorat, je me suis intéressé à la place de la famille en tant qu’outil de régulation sociale, notamment en tentant de la situer par rapport à d’autres ensembles normatifs et pratiques institutionnalisées de régulation, dont la médicalisation et la judiciarisation des rapports sociaux. Le fait de poser la question en termes de régulations sociales vise notamment à identifier quels étaient les rapports de force entre la famille et ces autres acteurs de l’univers des régulations sociales que sont la médecine et le binôme droit-justice. Cela m’a permis, entre autres, de montrer que, malgré l’idée d’une médicalisation de la folie au 19e siècle, soit une appropriation de sa prise en charge par les médecins, et le développement de l’institutionnalisation de la déviance sous toutes ses formes, la famille demeurait à l’avant-plan dans l’activation et la mise en œuvre de ces autres types de réponses aux comportements déviants et aux accidents de la vie en général.

MB: Selon vous et à la lumière de vos travaux, en quoi l’étude de la famille est-elle pertinente pour l’étude des régulations sociales, ou à l’inverse, comment une approche historienne s’exprimant en termes de régulations sociales peut-elle permettre de comprendre les phénomènes liés à l’histoire de la famille ?

TN: Selon moi, comprendre les régulations sociales implique justement de démonter les rapports de pouvoir dans la famille qui est elle-même une institution lourdement juridicisée (et donc objet de régulations) ayant connu des changements importants. Par exemple, dans mon livre, on voit clairement qu’il est impossible de comprendre les régulations sociales se rapportant au genre sans examiner les rapports de pouvoir intrafamiliaux et notamment les rapports juridiques concomitants. Globalement, ma réponse à cette question pourrait se diviser en trois points distincts : premièrement, une telle approche de l’histoire de la famille permet de situer cette dernière par rapport à d’autres outils de régulation sociale. Deuxièmement, celle-ci permet de plonger dans les rapports familiaux pour bien comprendre l’expérience historique d’acteurs spécifiques défavorisés juridiquement ou en difficulté, comme les enfants, les femmes mariées, les célibataires (selon le cas) et les personnes âgées. Finalement, elle permet de comprendre cette dialectique mettant face à face, d’une part, les nouveaux investissements (au sens d’invasion de l’ordre familial) dont la famille a pu être la destinataire, tels les mouvements de réforme et de moralisation de tout acabit, mais aussi les nouvelles procédures telles que l’apparition de tribunaux pour mineurs et, d’autre part, la manière dont la famille s’est ajustée et est demeurée au fil du temps maîtresse, pour partie, de ses régulations internes.

MB: Depuis 2013, vous travaillez en collaboration avec Donald Fyson, Peter Gossage et Éric Reiter sur le projet «Famille, droit et justice au Québec (1840-1920)», lequel semble solidement arrimé à la nouvelle programmation scientifique du CHRS et à vos propres recherches, tel qu’en témoigne votre dernière publication Genre, patrimoine et droit civil. Pouvez-vous nous parler de ce projet, de son rôle dans le processus de recherche et de réflexion ayant mené à votre dernier ouvrage et, plus généralement, de ses aboutissements (publications, découvertes de sources, pistes de recherches futures, etc.) ?

TN: Ce projet m’a énormément aidé à approfondir ma réflexion sur les rapports entre femmes et justice, entre femmes et droit, ce qui était l’un de ses principaux axes de recherche. C’était un projet qui nous permettait d’interroger les rapports spécifiques d’interaction entre famille et appareil étatique, notamment par l’élucidation des types de conflits qui mènent les familles à avoir recours à l’État à défaut de se réguler elles-mêmes. Ces conflits étaient souvent inexpiables, car l’on sait que la plupart des conflits familiaux du passé n’accédaient pas à la scène judiciaire. La question des circonstances qui font en sorte que le « seuil judiciaire » est franchi demeure assez centrale pour bien comprendre cet arrimage entre famille et appareil étatique dans le passé. Donc, globalement, il est possible de dire que le projet avec P. Gossage, E. Reiter et D. Fyson nous a permis de mieux comprendre ces types de conflits, les circonstances dans lesquels ce « seuil » est franchi et de voir en retour ce que fait l’État par le biais de la justice afin de réorganiser les rapports familiaux affaiblis ou distendus par l’accident, le crime, une déconfiture financière, des conflits entre conjoints, parents/enfants, etc. En d’autres mots, de voir, à partir des procès, quel est ce nouvel ordre qui est créé et mis en place pour le futur.

MB: Dans Genre, patrimoine et droit civil, vous vous intéressez donc aux conflits matrimoniaux au sein de la bourgeoisie et à la manière dont œuvre l’appareil judiciaire à la régulation de la sphère familiale. Plus précisément, ce sont les situations dans lesquelles des femmes bourgeoises mariées se retrouvent face au système judiciaire qui vous intéresse. D’où vient cet intérêt pour l’étude du droit civil québécois dans une perspective genrée et quels furent les principaux fruits de cette approche?

TN: Il y a quelques années, j’avais comme projet de m’attaquer à un panorama de tous les conflits familiaux traités en jurisprudence et signalés par les archives judiciaires civiles au début du XXe siècle. Rapidement, j’ai constaté que ce projet était trop ambitieux et infaisable en quelques années, ce qui m’a amené à m’intéresser à des conflits qui mettaient en scène une forme assez particulière de vulnérabilité genrée, c’est-à-dire celle des femmes mariées des classes possédantes. En effet, on connaît assez bien l’histoire des aléas de l’économie familiale ouvrière ou paysanne, en termes d’histoire de la reproduction sociale, qui est toute une branche de l’histoire de la famille. Je me suis donc dit qu’il y avait place pour exposer une forme spécifique de fragilité genrée, soit celle des dames de la bourgeoisie que l’on pourrait croire à l’abri et beaucoup moins vulnérables que leurs consœurs de milieux populaires. Elle l’étaient effectivement, mais ce livre cherche justement à démonter cette prétention des hommes de loi et des milieux possédants à mettre à l’abri, par le mariage, les dames de la bourgeoise de toute forme de besoin, des faillites du mari, des accidents de la vie et des séparations. Face à cette prétention, j’ai simplement décidé de poser la question : « était-elle fondée ou non? ». La réponse que fournit le livre est que non, ces protections ne fonctionnaient dans l’ensemble pas très bien. Cela a été aussi l’occasion d’examiner plus en profondeur le rôle du droit civil dans la vie des femmes mariées au 20e siècle, car on connaît très bien, grâce à des ouvrages comme celui du collectif Clio, les normes formelles relatives aux incapacités civiles et au devoir d’obéissance qui encadraient la vie des épouses à cette époque. Or, je pense que le droit et la juridicisation, soit la part du juridique dans l’expérience des épouses, était encore plus grande que cela : le livre montre bien que le sort des épouses, en cas de problème, dépendait aussi étroitement de décisions juridiques ayant été prises au moment du mariage par d’autres hommes de leur entourage (don d’un ascendant, dons du mari, etc.). Ainsi, outre les interdictions et les empêchements du Code civil (qui furent abondamment étudiés et qui demeurent majeurs), le droit imprégnait davantage la condition et l’expérience des femmes mariées de l’époque, notamment du fait de cette dépendance envers des décisions « masculines » prises à leur endroit. De surcroît, le livre montre le rôle de certains éléments assez abscons du droit civil dans la fragilité socio-juridique féminine, comme la formulation et l’effectivité conséquente (en débat) des donations des maris aux épouses. En cas de faillite de l’époux, les juges devaient interpréter le phrasé de la donation : les biens avaient-ils été donnés tout de suite (ce qui les excluait de la faillite) ou leur transfert ne devait-il survenir qu’à la mort du mari (ce qui les incluait dans la faillite, pour distribution aux créanciers)? Dans de telles situations, des mots, des phrases pouvaient décider de la richesse ou de la relative pauvreté d’une épouse à l’issue d’un procès. Le but du livre est donc véritablement de mettre en exergue cette juridicisation de la condition des épouses, processus plus profond que les interdictions du Code civil, et ainsi montrer cette dimension inédite de la vulnérabilité féminine au début du XXe siècle.

MB: Selon vous, en quoi l’interaction du droit civil avec ces citoyennes relève d’une dynamique de régulation sociale ?

TN: Je pense d’abord que les chercheur(e)s et les étudiant(e)s qui se réclament de l’étude des régulations sociales ont comme mandat de resituer ce que fait un outil de régulation donné (dans mon cas, le droit) envers une institution (comme la famille) dans un espace de possibles, un horizon de régulation propre à une époque. C’est-à-dire que, par exemple, on peut se demander : entre 1900 et 1930, qu’existait-il comme outil de régulation sociale, outre l’entraide familiale «naturelle», le recours à l’État par le biais de la justice, les pratiques charitables des communautés religieuses dans les cas extrêmes de pauvreté, les assurances et les pratiques de solidarité propres aux milieux ouvriers ? Cette question demeure à mon sens primordiale lorsqu’on fait l’étude des régulations sociales. En effet, je pense que le fait d’examiner les choses en termes de régulations sociales ne nous permet pas uniquement de demander « que faisait le droit face à des problèmes familiaux inexpiables?», mais aussi « qu’est-ce qui était possible en termes de recours à une époque donnée?». Or, une des thèses que j’ai défendues dans le passé, notamment dans mon étude de la Cour supérieure, et qui résonne dans mon plus récent ouvrage, est qu’il y eut une espèce d’«âge d’or» de la justice et du droit civil comme point focal de régulation des problèmes sociaux au Québec, et ce avant que l’État ne se mette réellement de la partie en tant qu’outil régulateur du marché et des problèmes sociaux de tout acabit à partir de la Deuxième Guerre mondiale. Dans Genre, patrimoine et droit civil, cette thèse est appuyée par mon étude des dépendances institutionnelles qui frappaient les épouses de bonne condition, alors qu’il est démontré que leur juridicisation se dévoilait avec force lorsqu’elles vivaient des problèmes substantiels.

MB: En introduction, vous annoncez vouloir cerner le rôle de l’appareil judiciaire dans la régulation des troubles ménagers, et notamment des émotions liées à ces défaillances du cadre familial. Pouvez-vous nous en dire plus sur la place accordée à cette «régulation des émotions» dans votre étude, et sur la manière dont vous abordez ce concept ?

TN: Tout à fait, il s’agit là d’une question fort importante. Dans les archives des procès, on parle assez peu des émotions comme telles. Lorsqu’un litige se transporte en cour, les avocats des deux parties n’ont pas le choix que de mettre en valeur des éléments qui peuvent influencer l’interprétation de la règle de droit. Ainsi, le jeu des émotions a, en principe, assez peu de place dans l’arène judiciaire. Ce qui est intéressant dans les procès impliquant des femmes en difficulté, que ce soit pour des raisons économiques (la première partie du livre) ou en raison de séparations et conflits conjugaux (la seconde partie), c’est que les avocats des maris faisaient souvent appel à certaines figures de déviance morale pour tenter de l’emporter devant le juge. Ici, l’émotion, qui n’est évidemment pas une catégorie juridique explicite, pouvait tout de même être sollicitée par les avocats de l’une ou l’autre partie, notamment pour peindre un tableau de l’adversaire sur la base d’une supposée perte de contrôle sur ses émotions. On pouvait donc, par exemple, tenter de l’emporter en peignant l’image d’une femme qui était hypocondriaque, excessivement anxieuse, oublieuse de ses devoirs, ou encore un mari qui avait perdu le contrôle sur ses sentiments «naturels» de père, etc. Ainsi, il y avait certaines figures de la déviance familiale qui pouvaient apparaître dans le judiciaire, à la fois en termes d’émotions, mais surtout en termes d’écarts par rapport aux normes comportementales dictées par les rôles canoniques d’époux, de mère, de mari ou de père, le tout au nom du maintien de l’institution conjugale.

MB: À la lecture de vos sources, vous démontrez que, malgré l’existence de contrats de mariage censés protéger les femmes bourgeoises, ces dernières font face à une vulnérabilité sociale qui rappelle celle de leurs consœurs des classes populaires en cas de problèmes conjugaux. Il semble donc que, dans un contexte de fissure du cadre familial, la notion de genre transcende la notion de classe en ce qui a trait à la vulnérabilité des femmes québécoises du début du XXe siècle. Pouvez-vous élaborer davantage ?

TN: Je tiens à préciser que parmi les cas des épouses que j’ai étudiés, même s’il demeure difficile de retracer leur parcours, certaines connaîtront une dégringolade sociale assez épouvantable. Par exemple, l’une des épouses est délaissée par son mari qui part faire fortune dans une autre province et elle devient couturière pour gagner sa vie. Mais de tels cas demeurent assez rares : devoir s’en remettre à un travail manuel est vraiment le fond du baril pour la bourgeoisie. Ainsi, ces femmes ne vont à peu près jamais connaître la précarité de leurs consœurs des milieux populaires auxquelles Bradbury, notamment, s’est intéressée dans son ouvrage Familles ouvrières à Montréal au XIXe siècle. Par contre, on se rend compte que ce qui caractérise les épouses de la bourgeoisie est que, dans leurs cas, les juristes chantaient les louanges des vertus protectrices du contrat de mariage et que cette protection était souvent illusoire. Je dirais même que des historiens se sont un peu « fait avoir » par ces prétentions protectrices du droit civil à l’égard des épouses. Il fallait donc mettre à l’épreuve cette prétention.

Je donne un exemple bien concret de la vulnérabilité juridique qui concerne toutes les femmes ayant un patrimoine à protéger : il était courant, dans les milieux où l’on avait quelque bien, qu’au moment du mariage le mari fasse un don de meubles ou d’une somme d’argent à l’épouse, et ce même s’il ne possédait pas encore ces biens. Ici, le droit civil, qui entendait favoriser le mariage et la procréation de manière générale, prévoyait donc une procédure tout à fait inédite : c’est qu’en toute autre occasion, si l’on voulait faire une donation, celle-ci devait reposer sur quelque chose qui existait, sinon cet acte juridique était nul. Cette précision technique peut paraître banale, mais elle m’intéresse particulièrement car elle constitue une brèche dans les règles juridiques courantes destinées à favoriser l’institution du mariage. Ainsi, un mari pouvait «donner» 10 000$ à son épouse, et ce même s’il ne les avait pas, tout comme il pouvait donner des biens qui allaient garnir le domicile conjugal, même si ceux-ci n’avaient pas encore été achetés. En principe, il s’agissait là d’une protection destinée aux femmes, une possibilité que donnait le droit civil pour favoriser le mariage. Je reviens à la question des vulnérabilités : imaginons un contrat de mariage où le mari promettait 10 000$ à son épouse alors qu’il ne les avait pas et que, par la suite, l’homme déclarait faillite. Évidemment, les juristes se demandaient si la femme pouvait figurer au rang des créanciers et ainsi demander à ce que le patrimoine soit vendu pour qu’elle touche son don, car son mari le lui avait promis… mais sans le posséder. Ce problème, très commun, équivalait à un clash juridique et judiciaire très important, même parmi les professionnels du droit, sur la valeur et la validité de cette possibilité extraordinaire. Dans de tels cas, le dénouement du litige était généralement favorable à la partie qui avait la meilleure maîtrise du langage du droit. On voit ainsi que la juridicisation de la condition féminine de l’époque était très intense, et sa vulnérabilité l’était tout autant.

Caroline Robert: En introduction, vous relevez les plus récentes critiques concernant l’utilisation des concepts de sphères séparées et genrées dans l’étude de l’histoire des femmes. Or, tout au long de votre œuvre, ces concepts sont au cœur de votre analyse et vous en démontrez toute la potentialité heuristique et analytique. Pouvez-vous élaborer davantage sur votre utilisation de ces concepts et sur la manière dont ceux-ci s’inscrivent, selon vous, dans la pratique historienne ?

TN: On observe une tendance lourde de l’histoire sociale depuis au moins 25 ans, qui est celle de s’interroger sur l’agentivité et la capacité d’agir des groupes sociaux dominés dans le passé. Il y a eu toute la question des stratégies familiales et celle de l’agency, proche parente. Ces questions sont venues faire contrepoids aux approches plus structurelles et à la mouvance du contrôle social qui ont été laissées de côté depuis longtemps. En effet, celles-ci étaient l’objet de critiques, notamment quant à leur tendance à dépeindre les acteurs sociaux dominés du passé comme passifs et subissant sans mot dire les nouvelles réglementations, mesures de contrôles et tentatives de moralisation que les élites mettent en place à partir du XIXsiècle. Or, je pense que parfois, en réaction à ces approches, on a tenté de dépeindre de manière un peu exagérée la capacité d’agir des acteurs. Je pense que le mouvement du balancier a peut-être été un peu trop loin dans certains cas, comme en histoire asilaire et en histoire des femmes, où l’on a assisté à des interprétations souvent débridées de l’empowerment des acteurs. Les concepts, de par leur qualité de généralisation, n’impliquent pas une mise en œuvre totale ou totalitaire sur le terrain de l’empirie. Utiliser le concept de sphères séparées ne veut pas dire que la sphère privée était munie de barreaux. Ainsi, le livre m’offrait justement l’occasion de tester, de documenter et de mesurer l’agency féminine. En effet, par l’étude de ce qu’il advient de ces femmes dans le cadre de procès concernant les difficultés économiques de leur ménage et leur séparation, il m’était possible de mesurer leur capacité à agir, à se débrouiller et à intervenir sur le cours de leur vie. Le livre m’a donc donné l’occasion d’ajouter à ce débat par l’étude de ce que je considère comme une donnée clé de l’histoire des femmes, soit celle des savoirs financiers et juridiques dont elles disposaient au moment d’affronter des phases les plus difficiles de leur vie. À la lumière de mon étude, je dispose davantage d’indices que de réponses définitives sur le sujet, parce que les procès ne portent pas sur ce que savent les femmes. Néanmoins, les témoignages des épouses nous en disent souvent plus que nécessaire par rapport à ce savoir féminin tout à fait crucial pour être capable de se défendre contre, par exemple, un mari véreux qui essayait d’utiliser les biens de son épouse pour éviter la faillite. Que savaient les épouses ? Étaient-elles en mesure de s’opposer à des manœuvres du genre ? Le livre montre que leurs connaissances financières se résumaient à assez peu de choses, tout comme leurs connaissances juridiques. Elles n’étaient pas dupes, elles étaient avant tout victimes de l’éducation et de la place que leur offrait la société de l’époque. Elles avaient une connaissance assez générale de ce qui leur appartenait et de ce qui appartenait à leur mari. Elles avaient également une connaissance assez intuitive de ce qu’elles pouvaient et ne pouvaient pas faire. Par exemple, plusieurs femmes mariées en séparation de biens ne voulaient pas cautionner certains emprunts de leur époux en déconfiture aux dépens de leur patrimoine. Néanmoins, en général, leurs connaissances s’arrêtaient là. Elles n’étaient pas vraiment en mesure de résister de manière très effective lorsque le mari et parfois des créanciers faisaient pression sur elles. Ainsi, le livre montre le caractère assez limité des connaissances des épouses en matière de droit et en matière de finance. Cela les empêchait d’offrir une défense très efficace. L’ouvrage met ainsi en évidence une dépendance des épouses envers leurs avocats et face à l’aide que pouvait leur apporter, par exemple, un père qui aurait pris fait et cause pour elles.

MB: L’utilisation des sources issues du domaine judiciaire, qui ont une certaine complexité, nécessite une approche spécifique. Parlez-nous un peu de votre méthode, de même que des apports et limites de ces sources particulières dans votre processus de recherche ?

TN: L’un des apports principaux de ces sources fut justement celui de pouvoir documenter la question de l’agency féminine, d’aller plus loin que de la postuler et de bien la mesurer. Les sources que j’ai employées présentent également un défi particulier, d’abord en termes de conservation : il y a eu un élagage absolument épouvantable dans les archives judiciaires de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à partir de 1920. À cause de cet élagage, je peux dire d’emblée qu’une même étude ne pourrait pas être réalisée pour la période suivante parce que les dossiers judiciaires originaux de la Cour supérieure concernant certains cas spécifiques demeurent introuvables. La tâche de l’historien demeure de faire dire aux sources ce qu’elles peuvent dire, de demeurer prudent en formulant les hypothèses qui s’imposent lorsque les sources, par leurs silences, nous amènent dans des terrains plus complexes et moins bien documentés. Dans le cadre du livre, je me suis appuyé sur les revues de jurisprudence, donc de décisions dont on a jugé qu’elles réglaient des points de droit abscons et particuliers. À partir de ces « causes célèbres » du droit familial québécois du début XXe siècle, je suis allé chercher les dossiers originaux conservés à la BAnQ. J’ai donc tenté de mettre la main sur les dossiers contenant toutes les éléments de ces procès (requêtes, défenses, jugements interlocutoires, témoignages, pièces). Il s’agit d’un immense défi archivistique : la Cour supérieure, dans le district de Montréal, entend plus de 10 000 causes par année à l’époque. Retracer des cas précis est donc très complexe. La principale limite est évidemment que ces procès ne représentent pas l’expérience courante du droit et de la justice par les femmes de toutes conditions à la fin du XIXeet au début du XXe siècle. Certains pourraient même dire que ces sources ne sont pas représentatives du tout, en raison du fait que les femmes étudiées appartiennent à la bourgeoisie. Or, à mon sens, la notion de représentativité, qui est une réflexion naturelle et tout à fait pertinente lorsque l’on se penche sur un corpus, peut elle-même être déconstruite ou remise en question. En effet, ces causes célèbres, aussi exceptionnelles soient-elles, me disent de quelle façon les élites juridiques québécoises construisaient la condition féminine à cette époque. En d’autres mots : ce sont des causes célèbres, donc elles ne sont effectivement pas représentatives, mais elles parlent généralement de ce que devait être aux yeux des élites politiques et juridiques de l’époque, le statut juridique de la femme. Ce sont aussi des causes célèbres car elles portent sur des points de droit difficiles.

Revenons à l’exemple mentionné précédemment et posons-nous la question : est-ce qu’un mari pouvait donner des biens qu’il ne possédait pas encore à sa femme lors du mariage? Qu’est-ce qui arrivait en cas de faillite ? Est-ce que l’épouse pouvait réclamer ce qui lui «revenait» si le mari ne possédait pas ces biens au départ ? La réponse est : «le diable est dans les détails» pour les femmes au début du XXe siècle, donc oui ce sont de points techniques et des points de droit. Mais en lien avec ce que j’ai évoqué précédemment, la condition des femmes dépendait alors tellement des mots du droit que ces procès ne sont en rien des curiosités. Ces procès sont cruciaux, d’autant plus que ce sont des décisions jurisprudentielles : ce sont des décisions qui ont une autorité plus importante que les décisions de première instance rendues dans n’importe quel district judiciaire de la province. Ce sont des cas qui font référence pour des litiges semblables qui vont se présenter par la suite. Je pense, de ce fait, que ces causes ont un rayonnement normatif imposant. Ainsi, affirmer que ces cas ne relèvent que du qualitatif, que ce ne sont que des «histoires», c’est oublier le fait que ce sont tout de même des cas majeurs reflétant tout autant la régulation judiciaire du mariage à l’époque que la question de la juridicisation de la condition des femmes à ce moment de l’histoire.

MB: Étant donné ces difficultés d’accès aux dossiers conservés à la BAnQ, de même que votre démarche démonstrative basée sur des cas jurisprudentiels, jugeriez-vous pertinent de continuer à chercher et à analyser davantage de dossiers originaux ?

Tout à fait. Dans le cadre du projet avec P. Gossage, E. Reiter et D. Fyson, nous avons mené un dépouillement systématique des dossiers de première instance de la Cour supérieure (dans certains districts) pour y trouver tous les recours proprement familiaux au civil de 1840 jusqu’en 1920. Ce n’est pas la même problématique que celle de mon livre, mais elle relève tout de même d’une approche assez parente. Par exemple, pour Trois-Rivières, nous avons 300 causes en Cour supérieure qui pourront nous donner un aperçu plus général du type de problèmes qui amène les familles devant les tribunaux, de même que du type de réponses offertes ou non (car parfois le judiciaire ne règle rien) par l’appareil étatique, via son bras armé qu’est la justice, durant la transition au capitalisme industriel. Ainsi, ce projet permettra de traiter autrement cette question (qu’il faut déconstruire) de la représentativité du judiciaire. Je répondrais donc que oui, il y a des possibilités de même qu’une pertinence de le faire.

MB: Plus généralement, qu’en est-il de l’utilisation de ces sources dans l’étude des phénomènes intrafamiliaux ? En d’autres mots, quels sont les défis liés à cette transition du public vers le privé, et vice-versa, dans le processus d’analyse et d’interprétation des sources?

TN: Ce n’est pas une découverte de ma part : c’est devenu un truisme en histoire que la régulation du privé est éminemment publique et concerne la régulation sociale québécoise au sens large. Je pense que l’étude montre à quel point, bien que les juges étaient amenés à se prononcer sur des cas privés de divorce, de faillite frauduleuse, etc., c’était avant tout l’institution du mariage, et donc le socle de l’ordre social dans la province, qui était en jeu et qui faisait l’objet d’une décision. Donc, par un travail du public sur le domestique, les juges, l’appareil judiciaire et l’État québécois en dernière instance réaffirmaient et reconduisaient ce qui devait être le fondement des rapports sociaux dans la province de Québec, c’est-à-dire l’institution familiale.

*Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet de blog du Centre d’histoire des régulations sociales et a d’abord publié sur leur site.