Recension de l’ouvrage «Kateri Tekahkwitha : Traverser le miroir colonial» de Jean-François Roussel

Publié le 19 décembre 2023

Par François Dansereau, Directeur des Archives des jésuites au Canada et chargé de cours à l’École des sciences de l’information de l’Université McGill

Kateri Tekahkwitha : Traverserer le miroir colonial explore les imaginaires allochtones concernant Kateri Tekahkwitha, femme kanien’kehà:ka du 17e siècle canonisée par l’Église catholique en 2012. L’auteur, Jean-François Roussel, professeur à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, interroge de front la prémisse présentant Kateri comme une figure d’unité partagée par les communautés autochtones et allochtones catholiques. Roussel affirme également qu’elle « suscite la controverse parmi les Autochtones, certains la considérant comme un modèle, et d’autres comme un exemple des effets trompeurs et délétères du colonialisme » (p. 11). Il reste que Kateri Tekahkwitha représente une figure importante du catholicisme contemporain. Si l’auteur prend bien le soin d’indiquer que ses recherches ne concernent pas l’exploration des perspectives autochtones sur la jeune femme kanien’kehà:ka, il insiste sur le fait que l’imaginaire allochtone à propos de celle-ci représente un champ d’études fertile afin de comprendre les conceptions catholiques en lien avec des populations autochtones, tant au niveau historique que dans une perspective contemporaine. En ce sens, la Commission vérité et réconciliation du Canada et la canonisation de Kateri forment la toile de fond de l’ouvrage, même si ces sujets ne sont pas discutés en profondeur. Toutefois, le fait que l’homélie de canonisation ne souligne en aucun cas le colonialisme, les pensionnats autochtones ou la Commission vérité et réconciliation, comme Roussel le signale, représente un aspect significatif et révélateur, par le fait même une occasion manquée, des orientations de l’Église catholique. Le thème de la dislocation émerge tout au long de l’ouvrage pour illustrer les relations entre sociétés allochtones et autochtones, tant au niveau de la présentation de la vie de Kateri que de son appropriation comme figure importante du catholicisme au 21e siècle.

Les sujets abordés par Roussel dépassent l’analyse historique. En effet, l’auteur précise qu’il n’écrit pas un récit historique sur Kateri. Il met plutôt en lumière différents thèmes ancrés dans des questions actuelles se rapportant à des réflexions théologiques où des mémoires sont mobilisées. Tout au long du livre, l’auteur explore l’instrumentalisation allochtone de Kateri dans une trame narrative qui laisse de côté certains éléments pourtant au cœur des contextes entourant sa vie. Roussel affirme ainsi que le « récit commun de Kateri Tekahkwitha relève (…) d’un mythe colonial, celui du missionnaire unificateur et pacificateur, dont Kateri constitue le plus beau fruit » (p. 45).

Les hagiographies des jésuites Claude Chauchetière et Pierre Cholenec, qui ont tous deux connu la jeune femme, sont les sources principales de l’ouvrage. Des études historiques, et autres études autochtones, anthropologiques et théologiques, font également partie des sources utilisées. Plus précisément, les références aux historiens Allan Greer[1] et Darren Bonaparte[2], qui ont exploré en profondeur l’histoire de Kateri, apportent des perspectives essentielles qui situent les différents thèmes étudiés dans l’ouvrage. L’exploration des hagiographies demeure toutefois la principale préoccupation de l’auteur. À ce titre, la mise en contexte des hagiographies comme genre littéraire constitue une force du livre.

L’ouvrage comprend cinq chapitres qui examinent les différents éléments ayant contribué à la construction du récit de Kateri, ou qui ont été ignorés dans le développement de celui-ci. L’introduction et le premier chapitre, qui présentent l’approche conceptuelle de l’ouvrage, sont remarquables. Le cadre théorique représente en soi un acteur principal dans l’exploration de Kateri et est une partie intégrante de la mise en récit. Cette approche se distingue des autres études allochtones sur elle. L’auteur laisse une grande place à sa propre position relativement aux sujets et aux origines de ses questionnements.

Le deuxième chapitre plonge directement dans les différentes hagiographies traitant de Kateri. L’auteur insiste, de manière tout à fait appropriée, sur les dimensions eurocentriques des hagiographies et du fait que ces histoires étaient constituées pour un public ciblé. Roussel met en lumière les objectifs rattachés à ces mises en récit. Par exemple, il contextualise l’ouvrage du jésuite Henri Béchard[3], qui a écrit son livre sur Kateri dans un cadre bien précis rattaché au long processus de canonisation. Roussel présente ces hagiographies à travers un portrait d’imaginaires et de choix rhétoriques. Il indique que « ‘les vies’ de Katéri obéissent donc à des stéréotypes hagiographiques, et aux conventions qui régissent ce genre littéraire » (p. 61). Le troisième chapitre poursuit l’analyse des hagiographies en se penchant de manière plus concrète sur la mise en récit allochtone de la femme kanien’kehà:ka, qui témoigne d’une compréhension particulière du monde. Par exemple, Roussel explique que les hagiographies de Cholenec et Chauchetière tentent de séparer la jeune femme de ses origines, de sa culture. En effet, alors que l’historien Darren Bonaparte insiste sur le fait qu’elle appartient bel et bien au monde haudenosaunee, les hagiographies de Cholenec et Chauchetière décrivent un monde dont elle doit s’affranchir afin de trouver sa propre place, ses propres origines, rattachée à l’Église catholique.

Les deux derniers chapitres se penchent sur les différents éléments formant la spiritualité ou la religiosité de Kateri et des gens de Kahnawà:ke. Roussel met l’accent sur la créativité et les initiatives des Kahnawakehro:non, au niveau social, culturel et spirituel. Il veut ainsi démontrer leur pouvoir d’agir, qui souligne une religiosité active et adaptée au monde haudenosaunee. L’auteur expose ainsi différentes manières créatives puisant dans différents mondes. En outre, il écrit : « Dans la Mission, qui comporte son propre univers symbolique et où sont prohibés les rites anciens qui protégeaient contre le malheur, on rechercherait de nouvelles voies, quitte à s’approprier celle des Européens, appréhendées selon la même logique magico-religieuse » (156). Cette affirmation sous-tend l’impact et les complexités du colonialisme dans les relations interculturelles entre mondes allochtones catholiques et haudenosaunee, thème élargi dans le dernier chapitre. Roussel utilise effectivement le colonialisme comme toile de fond de ce dernier chapitre en le liant à une exploration du patriarcat, indicateur imprégnant la mise en récit des hagiographies sur Kateri, mais également en explicitant l’agentivité de Kateri et des femmes haudenosaunee qui devaient négocier constamment avec différents environnements sociaux, culturels et spirituels. En contraste avec les hagiographies sur Kateri qui ont insisté sur son individualité, son caractère unique, et qui dénaturaient son identité en tant que femme haudenosaunee, l’auteur recalibre dans ces deux derniers chapitres les liens sociaux et culturels de Kateri afin d’exprimer son identité complexe et ses liens avec la cosmologie et la culture haudenosaunee.

L’ouvrage de Roussel représente un exemple à suivre pour les chercheurs.euses allochtones étudiant des sujets qui touchent de près et de loin des populations autochtones[4]. Même si l’auteur précise qu’il ne s’agit pas d’une étude purement historique, son approche en est une d’exploration de mémoires collectives. La richesse des thèmes examinés tout au long de l’ouvrage met également la table à l’exploration de sujets féconds. L’étude du patriarcat et des hagiographies, par exemple, mis en lumière dans le dernier chapitre, est un sujet qui gagnerait à être examiné davantage. Le thème des études coloniales est également un terrain fertile qui nécessite des analyses profondes, sous plusieurs angles de recherche. La contribution de l’auteur sur ce sujet est à souligner. À ce titre, l’ouvrage est un incontournable pour les chercheurs.euses s’intéressant au colonialisme et aux relations entre Autochtones et Eurodescendant.e.s.

Roussel affirme que la théologie catholique doit prendre en considération les réalités du colonialisme et de l’agentivité autochtone dans les différents niveaux de relations entre l’Église catholique et des communautés autochtones, critiquant par le fait même le concept d’inculturation prôné par l’Église. Traverser le miroir colonial insiste alors sur différents points de rencontre inévitables et nécessaires, offrant ainsi un aperçu de ce qui pourrait ressembler à une certaine conciliation.


[1] Allan Greer, Mohawk Saint: Catherine Tekakwitha and the Jesuits, Oxford: Oxford University Press, 2006.

[2] Darren Bonaparte, A Lily Among Thorns: The Mohawk Repatriation of Káteri Tekahkwí :tha, Awkwesasne, N.Y.: Wampum Chronicles, 2009.

[3] Henri Béchard, s.j. L’héroïque indienne Kateri Tekakwitha, Montréal, Qc : Fidès, 1967.

[4] La présence du chercheur dans la communauté et les échanges avec des membres de celle-ci est également notable dans le travail de l’historien allochtone Daniel Rück, qui a aussi effectué des recherches sur Kahnawà:ke. Voir Daniel Rück, The Laws and the Land: The Settler Colonial Invasion of Kahnawà:ke in Nineteenth Century Canada, Vancouver: UBC Press, 2021.