Sénégal-Israël : une relation complexe

Publié le 2 février 2017
Bocar Niang

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Niang, B. (2017). Sénégal-Israël : une relation complexe. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=6721

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Niang Bocar. "Sénégal-Israël : une relation complexe." Histoire Engagée, 2017. https://histoireengagee.ca/?p=6721.

Par Bocar Niang, doctorant en histoire à l’Université de Sherbrooke et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Mosquée de la Divinité, Dakar. Crédit : Pascal Scallon-Chouinard.

Le 23 décembre 2016, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) adoptait la résolution 2334 condamnant la politique de colonisation de terres palestiniennes par Israël. Rendu possible par l’abstention de l’allié américain qui n’a pas usé de son droit de véto, le vote de cette résolution a provoqué la colère du gouvernement Netanyahou mais également celle d’une partie de la société israélienne[1].  Cet évènement a mis en lumière un autre échec diplomatique de l’État hébreu. Alors qu’au mois de juillet 2016 le premier ministre Benjamin Netanyahou entreprenait un voyage dans quatre pays africains et clamait qu’Israël était de retour sur le continent noir, le rôle joué par le Sénégal dans le vote de la résolution 2334, puisqu’il en était un des quatre parrains, démontrait les limites de cette embellie diplomatique avec l’Afrique subsaharienne[2]. La position du Sénégal dans cette affaire a particulièrement irrité le gouvernement israélien comme l’illustrent les sanctions diplomatiques et économiques prises contre Dakar au lendemain du vote[3].

Comment expliquer cet engagement du Sénégal sur un sujet diplomatique aussi sensible? La réponse à cette question comporte certainement plusieurs ressorts qui tiennent à la fois à la géopolitique, à l’histoire et à l’héritage religieux du pays. Terre de transition et de synthèse culturelles entre le Maghreb et l’Afrique bantoue, la bande sahélienne dans laquelle s’insère le Sénégal affiche depuis longtemps, une proximité affective, spirituelle et politique avec le monde arabe[4]. Ce paramètre fait du Sénégal un terreau fertile à l’expression de positions pro-palestiniennes. Socialement dominé par des confréries religieuses soufies dont certaines tirent leur origine du Maghreb et du Machrek[5], puis doté d’une élite arabophone très active et formée dans les meilleures universités du Moyen-Orient, le Sénégal a tout naturellement fait de sa coopération avec le monde arabo-musulman un axe prioritaire de sa diplomatie[6].

Parallèlement, les relations avec Israël, après un âge d’or situé entre 1960 et 1966, ont progressivement décliné. Tout avait bien commencé pourtant, lors de l’accession à l’indépendance du Sénégal en 1960. D’une part, Israël a été le quatrième pays au monde à reconnaitre le nouvel État sénégalais[7]. Une telle reconnaissance valait son pesant d’or dans le contexte des velléités du Mali à s’opposer à la proclamation de l’indépendance du Sénégal, au nom de la préservation de la Fédération du même nom qui unissait les deux pays[8]. D’autre part, le président Senghor, chantre de la négritude, ne cachait pas une certaine admiration intellectuelle pour le destin singulier du peuple juif[9]. Cette posture explique certainement qu’il soit à l’origine de la première tentative de médiation africaine pour tenter de régler le conflit israélo-arabe[10].

Mais les effets de la Guerre de six jours vont commencer à éroder sérieusement les positions israéliennes quant au Sénégal. L’occupation de Jérusalem-Est, qui abrite la mosquée Al Qodds, va contribuer à alimenter un sentiment anti-israélien chez beaucoup de musulmans sénégalais et à populariser la cause palestinienne qui n’avait pourtant, jusque-là, que peu de prise dans l’opinion publique locale. Pays sahélien peuplé à 95 pour cent de musulmans, le Sénégal n’échappe pas, en effet, au discours militant sur Jérusalem qui se répand dans la Ummah islamique après l’occupation israélienne de la partie orientale de la ville à partir de juin 1967[11].

Un nouveau palier est atteint en octobre 1973, au moment de la Guerre de Kippour, lorsque des unités de Tsahal, l’armée israélienne, franchissent le canal de Suez, et occupent le Sinaï, une terre égyptienne et…africaine. Cet évènement va entraîner la rupture des relations diplomatiques entre Israël et la quasi-totalité des pays africains, lesquels, obéissant ainsi à une résolution de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), étaient décidés à marquer leur solidarité avec l’Égypte. On note à partir de ce moment un net infléchissement de la diplomatie sénégalaise qui va s’exprimer comme porte-voix des positions palestiniennes dans les organisations internationales.

L’illustration de ce tournant diplomatique est symbolisée par le rôle joué par le Sénégal au sein du Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien. Depuis sa création par l’Assemblée générale de l’ONU en 1975, le Sénégal exerce de manière continue et inamovible la présidence de ce comité très actif dans la dénonciation de la politique de colonisation israélienne. Le Sénégal est également membre du Comité Al Qodds créé en juin 1975 par l’Organisation de la conférence islamique. La mission de cette structure est de veiller sur la délicate situation de Jérusalem-Est, cible d’une politique de colonisation, qui abrite la troisième mosquée la plus sainte en Islam et où les Palestiniens voudraient établir la capitale de leur État.

Les années 1980 vont accentuer ce positionnement de la diplomatie sénégalaise. Dakar est ainsi une des premières capitales au monde à élever, en avril 1980, la représentation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au rang d’ambassade[12]. Le Sénégal figure aussi parmi les premiers pays à reconnaître l’État palestinien proclamé par le Conseil national palestinien à Alger en novembre 1988. Mais au-delà de l’engagement officiel du Sénégal auprès de l’Autorité palestinienne, un autre phénomène est venu témoigner de l’ancrage de l’engagement pro-palestinien dans le pays. Il s’agit de l’implication de diverses organisations de la société civile ou religieuses dans le soutien aux Palestiniens. La naissance de l’Alliance nationale pour la cause palestinienne (ANCP) consacre cette dynamique[13]. Cette structure regroupe des organisations islamiques, dont la Jamatu Ibadou Rahmane, la plus ancienne et certainement la plus importante de la sphère islamiste sénégalaise évoluant en marge des puissantes confréries religieuses soufies du pays. Si les représentants de ces dernières ne manquent pas occasionnellement de condamner Israël, le discours de l’ANCP semble plus élaboré politiquement et se décline régulièrement par des manifestations de rue et des conférences à Dakar contre Israël et contre la présence d’une ambassade de ce pays dans la capitale sénégalaise.

L’ambassade de l’État d’Israël au Sénégal n’a pourtant pas ménagé sa peine depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays en 1995. Elle a joué sur plusieurs registres, y compris le religieux, pour tenter de limiter l’impact de la popularité de la cause palestinienne au Sénégal et éviter qu’elle y recrute des partisans. Le point d’orgue de cette offensive israélienne est l’organisation, en novembre 2014, d’une visite d’imams sénégalais en Israël, à l’initiative de l’ambassade de l’État hébreu à Dakar. Ce déplacement a suscité une vive polémique largement relayée par la presse[14]. La représentation diplomatique israélienne a en même temps multiplié les contacts avec des segments importants de la société civile sénégalaise, marqués notamment par une diversité d’actions caritatives à l’occasion des grandes fêtes musulmanes. On a même vu un ambassadeur israélien s’afficher souvent en boubou et s’exprimer en wolof, la langue nationale véhiculaire du pays[15].

Concomitamment à cette offensive de charme, Israël a mis en place une coopération tournée vers le secteur agricole, prévoyant notamment l’aménagement de 4000 fermes. Le gouvernement israélien a même fait miroiter, juste avant la crise ouverte par la résolution 2334, l’extension de cette coopération dans les domaines de l’innovation technologique, de la désalinisation de l’eau de mer, de la désertification et des énergies renouvelables[16]. Mais ce volontarisme n’a apparemment pas suffi à créer un sentiment pro-israélien ancré dans l’opinion sénégalaise.

Malgré ces efforts, le gouvernement sénégalais a par exemple jusque-là refusé d’aménager une ambassade à Tel-Aviv, en dépit des demandes répétées dans ce sens du gouvernement israélien, préférant gérer les relations entre les deux pays à partir de sa représentation diplomatique établie au Caire[17]. Le Sénégal préfère manifestement s’en tenir à la même doctrine élaborée par l’Égypte dans ses relations avec l’État hébreu au lendemain de la conclusion du traité de Camp David : une « paix froide » marquée par le rétablissement des relations diplomatiques et une coopération bien encadrée, mais sans grande effusion d’ordre amical.

Soucieux de rester fidèle à son environnement géopolitique naturel, comme pays musulman allié de longue date du monde arabe, le Sénégal, très actif dans l’agenda diplomatique de soutien au peuple palestinien, maintient une position qui fait presque consensus dans la classe politique et dans la société civile. Les réactions suscitées au Sénégal après le vote du Conseil de sécurité ont démontré une fois de plus la popularité de la cause palestinienne chez les élites du pays. Des dizaines d’organisations politiques, y compris celles de l’opposition, religieuses et de la société civile ont soutenu l’initiative diplomatique du gouvernement sénégalais et condamné la réaction et les sanctions israéliennes[18]. Celles-ci semblent même avoir radicalisé une partie de l’opinion qui réclame une rupture des relations diplomatiques entre les deux pays[19]. La perspective d’un renversement d’alliance en faveur de l’État d’Israël semble ainsi plus que jamais improbable.

Pour en savoir plus

« Sénégal : ‘’On peut être l’ami d’Israël et garder nos positions sur le conflit palestinien!’’ ». JSSNews (15 mars 2016), [En ligne] http://jssnews.com/2016/03/15/senegal-on-peut-etre-lami-disrael-et-garder-nos-positions-sur-le-conflit-palestiniens/.

« Tel Aviv souhaite renforcer sa coopération avec Dakar (diplomate) ». APS (22 décembre 2016) [En ligne] http://www.aps.sn/actualites/international/moyen-orient/article/tel-aviv-souhaite-renforcer-sa-cooperation-avec-dakar-diplomate.

« Résolution 2334 : Israël prend des mesures à l’encontre du Sénégal ». RFI (29 décembre 2016). [En ligne] http://www.rfi.fr/afrique/20161229-israel-sanctions-senegal-vote-onu-colonisation.

« Des associations appellent à un plus grand soutien de la cause palestinienne ». APS (8 janvier 2017). [En ligne] http://www.aps.sn/actualites/societe/article/des-associations-appellent-a-un-plus-grand-soutien-a-la-cause-palestinienne.

« Sénégal-Israël : l’ancp demande une rupture des relations diplomatiques ». impact.sn (8 janvier 2017). [En ligne] http://www.impact.sn/SENEGAL-ISRAEL-L-ancp-demande-la-rupture-des-relations-diplomatiques_a1548.html.

BARMA, Aboubacar Yacouba. « Sénégal/Israël : même pas peur! ». La Afrique Tribune (26 décembre 2016). [En ligne]http://afrique.latribune.fr/politique/2016-12-26/senegal-/-israel-meme-pas-peur.html.

CODO, Léon César. « L’Afrique noire et Israël, inversion d’une dynamique diplomatique ». Politique africaine, n° 30 (1988), p. 50-68.

DIALLO, Ibrahima. « Sénégal : Israël veut forcer Dakar à ouvrir une ambassade à Tel-Aviv ». Le 360 (26 août 2016). [En ligne] http://afrique.le360.ma/senegal/politique/2016/08/26/5146-senegal-israel-veut-forcer-dakar-ouvrir-une-ambassade-tel-aviv-5146.

DIOP, Ahmadou Fatim. Sénégal : repères et grandeurs d’une diplomatie. Dakar, Éditions Sentinelles, 2006, 193 p.

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NOUHOU, Alhadji Bouba. Israël et l’Afrique, une histoire mouvementée. Paris, Karthala, 2003, 228 p.

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THIAM, Tidiane. « Visite d’imams sénégalais en Israël : ‘’Une haute trahison envers le peuple sénégalais et la communauté musulmane’’ selon la Ligue des imams et prédicateurs ». Senego (6 décembre 2014). [En ligne] http://senego.com/visite-dimams-senegalais-en-israel-une-haute-trahison-envers-le-peuple-senegalais-et-la-communaute-musulmane-selon-la-ligue-des-imams-et-predicateurs_201881.html.

YACOBI, Haim. Israel and Africa, a genealogy of moral geography. New York, Routledge, 2015, 156 p.

ZAROUR, Charbel. La coopération arabo-sénégalaise. Paris, L’Harmattan, 1989, 110 p.


[1] Piotr Smolar, « Le Conseil de sécurité de l’ONU adopte une résolution condamnant la colonisation israélienne », Le Monde (23 décembre 2016), en ligne.

[2] Il s’agit de la Nouvelle-Zélande, du Sénégal, de la Malaisie et du Venezuela; ces deux derniers pays, très critiques de la politique palestinienne du gouvernement israélien, n’entretiennent pas de relations diplomatiques avec l’État hébreu contrairement aux deux premiers nommés.

[3] Israël a mis fin à tous les projets de coopération économiques avec le pays, rappelé son ambassadeur et gelé tout contact avec les officiels et diplomates sénégalais. Voir : « Résolution 2334 : Israël prend des mesures à l’encontre du Sénégal », RFI (29 décembre 2016), en ligne.

[4] Emmanuel Grégoire et Jean Schmitz, Afrique noire et monde arabe : continuités et ruptures, Paris, IRD Éditions, 2000, p. 19.

[5] L’Algérie et le Maroc pour la Tidianya, l’Irak pour la khadrya. Sur cette question, lire l’ouvrage d’Abdourahmane Seck, La question musulmane au Sénégal : essai d’anthropologie d’une nouvelle modernité, Paris, Karthala, 2010, 254 p.

[6] Ahmadou Fatim Diop, Sénégal : repères et grandeurs d’une diplomatie, Dakar, Éditions Sentinelles, 2006, p. 111.

[7] « Sénégal : ‘’On peut être l’ami d’Israël et garder nos positions sur le conflit palestinien!’’ », JSSNews (15 mars 2016), en ligne.

[8] En janvier 1959, le Soudan français et le Sénégal, alors territoires autonomes, mettent en place une Fédération, lui donnant le nom du Mali, un ancien empire de l’Ouest africain. Le projet fait long feu en juin 1960 et l’ex Soudan français se réappropria le nom du Mali.

[9] Maurice Dorés, La beauté de Cham : mondes juifs, mondes noirs, Les Plans sur Bex, Balland, 1992, p. 47.

[10] Alhadji Bouba Nouhou, Israël et l’Afrique, une histoire mouvementée, Paris, Karthala, 2003, p. 158. En 1971, les Présidents Senghor (Sénégal), Mobutu (Zaïre), Ahidjo (Cameroun) et Gowon (Nigéria) entreprennent au nom de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) une médiation et se rendent en Israël.

[11] Preuve de l’intérêt du sujet chez certains musulmans sénégalais, l’un des principaux quotidiens d’informations du pays, Wal Fajdri, fondé par l’homme de presse et religieux Sidy Lamine Niasse, va longtemps adopter la devise suivante à la première page du journal : « La libération d’Al Qodds est un devoir pour tous les musulmans; si tous les musulmans versaient une bouilloire d’eau sur Jérusalem, l’État sioniste se noierait ».

[12] Charbel Zarour, La coopération arabo-sénégalaise, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 11.

[13] « Des associations appellent à un plus grand soutien de la cause palestinienne », APS (8 janvier 2017), en ligne.

[14] Tidiane Thiam, « Visite d’imams sénégalais en Israël : ‘’Une haute trahison envers le peuple sénégalais et la communauté musulmane’’ selon la Ligue des imams et prédicateurs », Senego (6 décembre 2014), en ligne.

[15] « Sénégal : ‘’on peut…’’ », en ligne.

[16] « Tel Aviv souhaite renforcer sa coopération avec Dakar (diplomate) », APS (22 décembre 2016), en ligne.

[17] Ibrahima Diallo, « Sénégal : Israël veut forcer Dakar à ouvrir une ambassade à Tel-Aviv », Le 360 (26 août 2016), en ligne.

[18] Aboubacar Yacouba Barma, « Sénégal/Israël : même pas peur! », La Afrique Tribune (26 décembre 2016), en ligne.

[19] « Sénégal-Israël : l’ancp demande une rupture des relations diplomatiques », impact.sn (8 janvier 2017), en ligne.