Sexe et politique au Maroc : des liaisons dangereuses

Publié le 20 juin 2022

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catégorisé, N. (2022). Sexe et politique au Maroc : des liaisons dangereuses. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=11461

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catégorisé Non. "Sexe et politique au Maroc : des liaisons dangereuses." Histoire Engagée, 2022. https://histoireengagee.ca/?p=11461.

Osire Glacier, professeure, Département d’histoire, Université Athabasca

 

Introduction

En octobre 2018, un procès sème le doute au sein de l’opinion publique au Maroc sur l’intégrité de Taoufik Bouachrine, rédacteur en chef du célèbre quotidien arabophone Akhbar al-Yaoum. La Cour d’appel de Casablanca l’a condamné à quinze ans de prison ferme et 255 000 euros d’amende pour traite d’êtres humains, abus de pouvoir à des fins sexuelles, viol et tentative de viol[1]. Certes, l’accusation de traite humaine paraissait invraisemblable pour la majorité du public. Bouachrine était l’un des rares éditorialistes du pays qui osait critiquer sans mâcher ses mots les politiques publiques poursuivies par l’élite dirigeante. Par contre, l’accusation concernant le fait qu’il ait utilisé son statut professionnel pour l’obtention de faveurs sexuelles, notamment auprès de journalistes débutantes, semblait crédible. Après tout, les structures patriarcales, avec leur logique de prédation sexuelle masculine et de victimisation des femmes, sont bien ancrées dans les mentalités. Selon les statistiques du Forum économique mondial, le Maroc se classe 144e parmi 156 nations en matière d’égalité entre les sexes[2]. Or, figurent parmi les conséquences des construits patriarcaux, la féminisation du chômage[3], les discriminations à l’égard des femmes sur le marché du travail[4], la banalisation des violences à leur égard, y compris celles à caractère sexuel[5]. Résultat, le procès de Bouachrine a précipité une partie de la population dans un conflit moral, à savoir l’option de soutenir la liberté d’expression d’un journaliste audacieux ou celle de dénoncer les violences qu’il aurait prétendument perpétrées à l’encontre des femmes.  

Pendant que l’opinion publique tentait de se positionner face à ce conflit moral, une autre arrestation, survenue à moins d’un an d’intervalle, change la donne. En septembre 2019, Hajar Raissouni, journaliste pour Akhbar al-Yaoum, soit le quotidien que Bouachrine dirigeait avant sa détention, a été condamnée à un an de prison[6]. La jeune femme est accusée d’avoir pratiqué un avortement illégal et d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage. En effet, tout rapport sexuel en dehors du mariage est criminalisé[7] ; de même, l’avortement est prohibé, sauf si la vie de la mère est en danger[8]. Mais il faut se souvenir que la journaliste a couvert des mouvements de protestation sociale, dont le Hirak Rif en 2017[9], le Hirak de la soif à Zagora en 2017[10] et le Hirak Jerada en 2018[11]. Elle a aussi dénoncé les violences commises par la police à l’encontre des manifestants et manifestantes, pourtant pacifiques, ainsi que l’arrestation abusive de certains et certaines d’entre iels. À la suite d’une mobilisation nationale et internationale d’envergure, Raissouni a été graciée par le roi Mohammed VI en octobre 2019.  

C’est en 2020 que s’est posée avec acuité au sein de l’opinion publique la problématique de l’instrumentalisation des affaires de mœurs par le système judiciaire, dans le dessein délibéré est de bâillonner les voix critiques du régime. En mai, Soulaimane Raissouni, oncle de Hajar Raissouni mentionnée ci-dessus, aussi journaliste et rédacteur en chef, a été arrêté. Accusé d’agression sexuelle à l’encontre d’un jeune militant LGBTQ, il a été condamné à cinq ans de prison et 9500 euros d’amende[12]. Rappelons qu’après la détention de Bouachrine, Raissouni a assumé la direction d’Akhbar al-Yaoum, quotidien dans la mire des autorités en raison de sa ligne éditoriale critique du régime. Quelques mois plus tard, soit en juillet, le journaliste d’investigation Omar Radi a été arrêté à son tour et condamné à six ans de prison et 19 000 euros d’amende pour espionnage et viol[13]. Mentionnons qu’il s’intéressait particulièrement à la mainmise des élites politiques sur l’économie du pays[14]. Dans une célèbre enquête, il a documenté, chiffres à l’appui, l’appropriation des terres des citoyens et citoyennes ordinaires par ces élites[15].  

Dans cet article, je propose de démontrer que la criminalisation des journalistes et des activistes, entre autres, pour des raisons d’ordre sexuel, se situe dans le continuum patriarcal et historique de l’appropriation du corps des femmes. Sans conteste, toute plainte pour viol et autres violences sexuelles doit être prise au sérieux, et donc faire l’objet d’une enquête judiciaire aussi minutieuse qu’exhaustive. Cela dit, les procès alliant dangereusement sexe et politique que le Maroc a connus lors des dernières années indiquent que l’État vise à faire d’une pierre deux coups, à savoir bâillonner les voix critiques du régime d’une part, et projeter l’image d’un État protecteur des femmes d’autre part, alors qu’en réalité, il jugule le processus de démocratisation dans la nation, tout en discréditant la cause des femmes et celle des victimes de viol.  

Au préalable, une remarque d’ordre méthodologique s’impose : si j’ai privilégié un style accessible au public dans ce texte, j’adhère aux approches féministes de l’État[16], qui considèrent que les institutions de l’État ainsi que leurs pratiques se basent sur des conceptions particulières de la masculinité, et inversement, de la féminité. D’où l’institutionnalisation de la hiérarchie dans les sphères privée et publique, de la verticalité des rapports sociaux et politiques, de la violence et de la répression des voix critiques du régime. Enfin, ce texte se situe dans la continuité des historiographies féministes qui soutiennent que l’étude de toutes les formes de pouvoir doit impérativement inclure des théories portant sur la sexualité et sur la hiérarchie entre les genres[17].   En d’autres mots, la sexualité et les rapports entre les genres s’inscrivent pleinement dans les champs du politique et de l’histoire politique. D’ailleurs, comme je propose de le montrer en deux volets dans cet article, le viol et les menaces de viol jouent un rôle central dans l’histoire récente des luttes pour le pouvoir au Maroc. 

La criminalisation du viol : une politique de deux poids, deux mesures

Les études historiques montrent que les femmes sont plus exposées aux violences sexuelles lors des guerres et des périodes d’instabilité politique[18]. De fait, en perpétrant des viols de masse, les soldats les dépouillent de leur humanité et les traitements qu’ils leur font subir visent à humilier l’ennemi, et donc à le vaincre. Hélas, l’État du Maroc agit de la même façon dans le cadre de ses politiques de maintien du statu quo social. Plus explicitement, les femmes sont vues comme des moyens de faire taire les hommes qui critiquent le régime. Ainsi, l’État a recours à diverses tactiques, notamment à la loi criminalisant les relations sexuelles en dehors du mariage. Le militant des droits de la personne Fouad Abdelmoumni, par exemple, a été ciblé. En 2020, il a découvert que sa partenaire et lui avaient été filmés à leur insu, en plein ébats sexuels ; des vidéos ont été envoyées à des dizaines de personnes parmi leurs proches[19]. Il s’est alors rendu compte qu’étant donné la surveillance serrée dont il faisait l’objet, des agents de police étaient rentrés chez lui par effraction, avaient placé des caméras dans chacune des deux pièces de l’appartement et les avaient récupérées plus tard. Dans le contexte de la société marocaine, si la révélation d’une vidéo sexuelle est dévastatrice pour un personnage public, elle l’est encore davantage pour la femme concernée.  Par ailleurs, n’étant pas marié, le couple violait la loi prohibant les rapports sexuels en dehors du mariage et risquait, par conséquent, la prison et un éventuel porn-shaming, si les agents de police faisaient circuler les vidéos compromettantes sur les médias de diffamation connus pour leurs liens étroits avec les services de sécurité.  

Dans le même ordre d’idées, le journaliste d’investigation Hicham Mansouri et une amie ont subi une arrestation brutale en 2015[20]. Renseignés grâce à la surveillance étroite dont il faisait l’objet qu’une femme lui rendait visite, des agents armés ont défoncé la porte de son appartement, pour les y surprendre délibérément. Ensuite, ils les ont déshabillés, les ont obligés à être pris en photo sur le lit, et ont procédé à leur arrestation. Le journaliste a écopé de dix mois de prison et de 3700 euros d’amende pour complicité d’adultère et préparation d’un local pour la prostitution.  L’amie en question, quant à elle, a été condamnée pour complicité d’adultère. 

Pourtant, comme le notent les chercheurs et chercheuses, la société marocaine est en pleine mutation et les comportements sexuels transgressifs constituent la norme, plutôt que l’exception[21]. En d’autres termes, l’application de la loi prohibant les relations sexuelles consenties hors mariage est arbitraire et sélective. Plus précisément, elle vise les journalistes et les activistes critiques du régime.   Au final, dans la guerre livrée par les élites politiques aux voix dissidentes, des hommes sont ciblés, mais leurs partenaires, des femmes, constituent une sorte de dommages collatéraux.

Faisons remarquer, par ailleurs, que dans le cadre des politiques de maintien du statu quo social poursuivies par les élites politiques, des agresseurs sexuels bénéficient de leur clémence, alors que des voix critiques du régime se font inculper pour viol au mépris du principe de la présomption d’innocence. Citons le cas de l’éditorialiste Bouachrine[22]. Lors de son procès, le procureur a présenté plusieurs plaignantes qui l’accusaient de viol. Or, la moitié d’entre elles se sont rétractées[23]. De plus, Afaf Bernani, journaliste pour Akhbar al-Yaoum, a dit lors de son témoignage que Bouachrine ne l’avait jamais touchée ; et du même souffle, elle a déploré que les agents de la police judiciaire aient falsifié ses propos[24]. Aussitôt, elle est passée de la barre des témoins au banc des accusés. En juin 2018, elle a été condamnée à six mois de prison pour parjure et diffamation. Elle s’est enfuie, depuis, en Tunisie. De façon similaire, le procès du journaliste Raissouni présente de sérieuses irrégularités[25]. Ce dernier a été arrêté à la suite d’une simple publication sur Facebook, dans lequel un militant LGBTQ a déclaré que deux ans auparavant, il avait été violé par une personnalité publique qu’il ne nommait pas, dans le domicile de celle-ci[26]. Mentionnons enfin le cas du journaliste Radi[27]. Après avoir subi un acharnement virulent de la part de la police judiciaire pour du soi-disant espionnage, il a été arrêté après une plainte pour viol[28]. Lors de son procès, il a soutenu qu’il s’agissait d’une relation consensuelle. D’ailleurs, son collègue, le journaliste Imad Stitou, qui passait la nuit dans le même salon que lui et la plaignante, a corroboré ses dires[29]. Du coup, il a basculé de témoin à coupable. Même si la plaignante a affirmé que Stitou dormait au moment du présumé viol, ce dernier a été inculpé de participation à un viol et a écopé de six mois de prison[30]. Ce cas contraste avec les habitudes du système judiciaire, car celui-ci affiche généralement une indifférence déplorable à l’égard des femmes victimes de violences basées sur le genre[31].

Encore plus troublante est la clémence dont les élites de l’État font preuve envers certains violeurs. Il en a été ainsi pour Daniel Galvan Viña, qui fut libéré à la suite d’une grâce royale en 2013[32]. Toutefois, il faut dire qu’après les vives protestations que sa libération a suscitées, il a été arrêté de nouveau. Pourtant, ce pédophile espagnol a été condamné par la justice marocaine à trente ans de prison pour viol sur onze mineurs en 2011. De façon similaire, le chanteur Saad Lamjarred a vu sa défense assurer par le roi Mohamed VI lors d’un procès pour « viol aggravé » en France en 2016[33]. Or, il s’agit d’un violeur récidiviste, puisqu’il a été incarcéré pour des faits similaires, soit agression et viol, aux États-Unis en 2010, avant qu’il ne bénéficie d’une libération sous caution lui permettant de quitter le territoire[34]. En outre, d’autres plaintes pour viol aggravé ont suivi : l’une portait sur des faits survenus à Casablanca en 2015 et l’autre, en France en 2018[35].  

Par conséquent, dans l’histoire récente des luttes pour le pouvoir au Maroc, les liaisons entre le sexe et la politique indiquent que ce n’est pas le viol qui est criminalisé, mais plutôt la position des citoyens et citoyennes vis-à-vis du régime en place. Inévitablement, la cause des femmes et des victimes de viol est tantôt méprisée, tantôt instrumentalisée.

Le viol en tant qu’outil de gestion de l’opposition politique

Parallèlement à la politique de double standard en matière de criminalisation du viol, les élites politiques utilisent le viol comme mode de gestion de l’opposition politique. À ce sujet, rappelons que Nasser Zefzafi, leader du Hirak Rif, mouvement de protestations socioéconomiques qui a secoué le nord du Maroc en 2017, a rapporté avoir été violé avec un bâton lors de son arrestation[36]. Khouloud Mokhtari, la conjointe de l’éditorialiste Raissouni, atteste, quant à elle, que plusieurs menaces de viol à son endroit ont été publiées sur sa page Twitter[37].  En d’autres termes, dans le cadre des politiques de maintien du statu quo social poursuivies par les élites de l’État, le viol fait partie intégrante de l’arsenal déployé par les agents des forces de l’ordre pour faire taire les voix critiques du régime, d’une part, et de produire une population docile, d’autre part.  

Sans surprise, les personnes qui dénoncent les agressions sexuelles perpétrées par les agents de police et par les forces de l’ordre se voient criminalisées. Il en a été ainsi pour la militante et enseignante Nezha Majdi[38]. En mars 2021, celle-ci a participé à la manifestation organisée par la Coordination nationale des enseignants contractuels à Rabat, dans le but de protester contre leurs conditions d’emploi précaires. Dans une vidéo devenue virale, elle a dénoncé la brutalité avec laquelle les agents de police et les forces de l’ordre ont dispersé les manifestants et manifestantes, pourtant pacifiques. De plus, elle a rapporté que ces dernières ont été victimes de violences sexuelles, qu’on leur a, par exemple, lancé des insultes à caractère sexuel et touché les seins et les fesses avec des tonfas et des matraques. Plus tard, alors qu’elle faisait le bilan des événements à l’occasion d’un live sur Facebook, elle a été arrêtée d’une façon tout à fait dégradante. Les agents de police l’ont traînée au sol et l’ont molestée au vu et au su de tous et de toutes. De plus, lorsque les quarante-cinq personnes enseignantes contractuelles arrêtées ont écopé de deux mois de prison avec sursis, elle est la seule à avoir été condamnée à trois mois de prison ferme[39]. Il faut dire qu’une accusation supplémentaire, soit outrage envers un corps constitué, a pesé sur elle. En d’autres mots, elle est passée du camp des plaignants et plaignantes à celui des coupables, parce qu’elle a osé dénoncer le fait que le viol joue un rôle dans les politiques de maintien du statu quo social poursuivies par les élites politiques. Par conséquent, loin d’être le protecteur des femmes et le défenseur des droits des victimes de viol, l’État renforce la culture du viol.  

Ceci explique, par ailleurs, le traitement que l’État réserve aux femmes qui osent déstabiliser le régime en place. À titre d’exemple, rappelons que lors de son arrestation, la journaliste Hajar Raissouni — mentionnée antérieurement — a subi un examen gynécologique forcé par les autorités ; dans ce sens, l’État l’a violée[40]. Plus explicitement, les autorités lui signifient que peu importe la voix critique qu’elle adoptera, en tant que femme, elle reste définie par son corps. De façon similaire, rappelons que des jeunes ont été arrêtés dans un café à Casablanca parce qu’ils ne jeûnaient pas durant le ramadan[41]. Contrairement à leurs collègues masculins, les femmes ont été conduites dans les toilettes du commissariat où elles ont subi une fouille aussi singulière que dégradante pour vérifier si elles étaient menstruées[42]. Or, l’intrusion de l’État dans le corps de ces femmes indique que celles-ci se réduisent à un objet qu’il peut s’approprier. 

Certes, on pourrait m’objecter que Zefzafi est un homme, et non une femme. À cet égard, rappelons que selon des recherches historiques et sociologiques, la sexualité patriarcale est imbue de rapports de pouvoir et de domination[43]. De surcroît, le sexe est un jeu de supériorité et d’infériorité[44]. Plus précisément, la pénétration inscrit les deux partenaires dans un rapport de domination et de soumission[45]. Pour les uns, la sexualité correspond à un statut social et s’exerce donc comme un privilège[46]. Pour les autres, en revanche, elle est une condition subie[47]. Dans ce contexte patriarcal, le viol perpétré à l’encontre de Zefzafi apparaît comme une tentative politique visant à le féminiser, c’est-à-dire à lui ôter sa masculinité en s’appropriant son corps. Dans les liaisons dangereuses entre le sexe et la politique, c’est le pouvoir qui légitime l’accès aux corps des femmes, et non le consentement de ces dernières. Les pratiques de l’État se situent donc dans le continuum patriarcal et historique de l’appropriation du corps des femmes.   

Conclusion

Si l’État marocain se souciait véritablement des droits des femmes, en premier lieu, il cesserait son offensive contre le militantisme féminin, pourtant pacifique. En effet, lors des dernières années, la scène politique du pays a été ponctuée d’arrestations de femmes. Ainsi, l’activiste Simane Tagrawlit, plus connue sous le nom de Fatima Zahra, a été arrêtée en novembre 2021, entre autres, pour manifestations prétendument illégales à l’Université de Tanger[48]. Mais au-delà de ce procès politique, Fatima Zahra s’est distinguée par son leadership dans le cadre d’un militantisme pluriel, à savoir au sein du Mouvement du 20-Février, de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) et de la Coordination des étudiants universitaires au chômage. De même, en avril 2022, l’activiste Saïda el Alami a été condamnée à deux ans de prison ferme et 475 euros d’amende, entre autres, pour outrage envers un corps constitué[49]. En réalité, elle a osé dénoncer ouvertement les dérives sécuritaires de l’État sur les réseaux sociaux.

De façon analogue, si l’État veillait véritablement au bien-être des femmes, il abolirait les dispositions qui les exposent à toutes formes d’abus. À ce propos, citons l’exemple d’un commissaire de police à Agadir qui n’ignorait pas la face genrée de la loi, notamment celle de l’article qui criminalise les relations sexuelles hors mariage et celle de l’article qui ôte la garde des enfants à la mère aux « mœurs légères ». Aussi a-t-il choisi sa victime en conséquence. Il a séduit une jeune directrice d’agence bancaire qui a la garde de sa fille, a filmé leurs ébats sexuels à son insu et l’a fait chanter longtemps, jusqu’à ce qu’elle soit prise la main dans la caisse de la banque[50]. Dans le même ordre d’idée, citons l’article qui criminalise l’avortement. Près de 800 avortements clandestins seraient pratiqués chaque jour au Maroc[51], avec des conséquences graves telles que les risques pour la vie des mères, les suicides, les crimes d’honneur, les expulsions du domicile familial, les infanticides, les abandons d’enfants et la criminalisation des médecins et du personnel infirmier. Hélas, tant que ces dispositions servent à criminaliser les journalistes, les activistes et les opposants et opposantes politiques, la loi ne changera pas. En effet, l’étude de l’histoire récente des luttes pour le pouvoir au Maroc indique que le couple sexe et politique n’a d’égard ni pour les femmes, ni pour les enfants, ni pour les hommes, d’ailleurs ; seul lui importe le maintien du statu quo social, en jugulant la marche des citoyens et citoyennes vers la démocratie, les droits de la personne et l’égalité des sexes.

Ce texte soulève la problématique des liens étroits existant entre le patriarcat et l’autoritarisme. Certes, les théories patriarcales de l’État assimilent le chef de l’État au chef d’une famille patriarcale. Cependant, si le patriarcat constitue l’un des piliers de l’autoritarisme, le rôle joué par la domination des femmes dans ce régime échappe toujours à ses définitions classiques. De ce fait, la subordination des femmes au pouvoir masculin tend tout au plus à être perçue comme une problématique spécifique, ce qui en occulte les enjeux historiques et sociopolitiques plus larges.  

De façon similaire, cet article démontre l’impact des construits réducteurs de la féminité et de la masculinité sur la marche des citoyens et citoyennes vers la démocratie, les droits de la personne et l’égalité des sexes. Plus précisément, il met en exergue l’interdépendance entre les libertés publiques et les libertés individuelles, dont la pierre angulaire est la sexualité. Pourtant, toute réflexion critique sur la sexualité est taboue, ou au mieux, jugée futile. Résultat, il existe de la dissonance entre les pratiques sexuelles et les normes sociales, politiques et juridiques régissant la sexualité d’une partie des citoyens et citoyennes qui doivent vivre dans la clandestinité. Les mentalités au Maroc sont actuellement le produit de politiques visant l’immobilisme culturel et religieux[52]. À ce propos, mentionnons seulement que parallèlement à un déficit éducatif[53], les méthodes d’enseignement — surtout dans les écoles publiques — sont archaïques. Se basant sur la mémorisation, elles sont propices à l’endoctrinement, à l’uniformisation et à l’annihilation de l’esprit d’analyse. Or, l’histoire récente des luttes pour le pouvoir dans le pays indique que le tabou qui frappe la sexualité contribue au maintien du statu quo social. Par conséquent, à l’instar de certaines historiographies féministes, ce texte suggère qu’aucune analyse du pouvoir en place ne sera adéquate, tant qu’elle exclura de son champ les rapports de domination existants dans la sexualité et la hiérarchie entre les genres.   

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Rachad, Karim, « Chronique judiciaire, la banquière et le ripou », l’Observateur, 22 mars 2022, dernier accès 17 mai 2022, https://lobservateur.info/article/102356/others/tiznit/chronique-judiciaire-la-banquiere-et-le-ripou

Reporters sans frontières, Maroc : RSF dénonce l’acharnement judiciaire contre Taoufik Bouachrine, 28 octobre 2018, dernier accès 17 mai 2022, https://rsf.org/fr/maroc-rsf-denonce-lacharnement-judiciaire-contre-taoufik-bouachrine

Sadiqui, Hajar, « Arrestation d’une enseignante qui a dénoncé le harcèlement sexuel des forces de l’ordre », Fémina News, 7 avril 2021, dernier accès 17 mai 2022, https://feminanews.com/maroc-arrestation-dune-enseignante-qui-a-denonce-le-harcelement-sexuel-des-forces-de-lordre/

Slimani, Leila, Sexe et mensonges, la vie sexuelle au Maroc, Paris, Arènes, 2017.

UNESCO, Education for all 2000–2015: Achievements and Challenges, p. 232, dernier accès 17 mai 2022, http://unesdoc.unesco.org/images/0023/002322/232205e.pdf

World Economic Forum, The Global Gender Gap Report 2021 (Rapport mondial sur l’écart entre les genres 2021), dernier accès 17 mai 2022, https://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2021.pdf


[1] Reporters sans frontières, Maroc : RSF dénonce l’acharnement judiciaire contre Taoufik Bouachrine, 28 octobre 2018, dernier accès 17 mai 2022, https://rsf.org/fr/maroc-rsf-denonce-lacharnement-judiciaire-contre-taoufik-bouachrine.

[2] World Economic Forum, The Global Gender Gap Report 2021 (Rapport mondial sur l’écart entre les genres 2021), p. 10, dernier accès 17 mai 2022, https://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2021.pdf.

[3] Ivan Martin, « Femme maghrébine, jeune, diplômée… et sans emploi », Afkar/idées, 2008, p. 64 ; Rajaa Mejjati Alami, « Femmes et marché du travail au Maroc », L’Année du Maghreb I, 2006, p. 288.

[4] World Economic Forum, The Global Gender Gap Report, p. 286.

[5] Haut-commissariat au plan/Royaume du Maroc, Enquête nationale sur la prévalence de la violence à l’égard des femmes 2009, Rabat, el-Maârif al-Jadida, 2012.

[6] L’Humanité, La journaliste Hajar Raissouni témoigne : « J’ai été violée par l’État marocain », 8 octobre 2020, dernier accès 17 mai 2022, https://www.humanite.fr/monde/hajar-raissouni/la-journaliste-hajar-raissouni-temoigne-jai-ete-violee-par-letat-marocain.

[7] Article 490 du Code pénal.

[8] Article 453 du Code pénal.

[9] Le Hirak Rif (« mouvement populaire du Rif ») a vu le jour à la suite de la mort de Mohcine Fikri, le 28 octobre 2016, dans la ville d’Al-Hoceïma.  Ce poissonnier avait été broyé dans une benne à ordures alors qu’il tentait de récupérer sa marchandise confisquée par les autorités. Dès lors, les habitants et habitantes de la ville se sont mobilisés dans le cadre de manifestations pacifiques pour réclamer une justice socioéconomique. 

[10] Le Hirak de la soif (« manifestations de la soif ») de Zagora a vu le jour au début de l’été 2017, parce que des foyers de cette localité, située aux portes du désert, sont privés d’eau du robinet pendant plusieurs jours, pendant que d’autres n’y ont accès que quelques heures par jour.  Indignée, la population a organisé plusieurs manifestations pacifiques revendiquant l’accès à l’eau potable.

[11] Le Hirak de Jerada (« mouvement de Jerada ») est né à la suite du décès de deux mineurs le 22 décembre 2017, lors de l’effondrement d’un puits clandestin d’extraction de charbon à Jerada.  Dès lors, la population a organisé des sit-in et des manifestations pacifiques pour réclamer, entre autres, le développement économique de la région.

[12] Propos recueillis auprès de Khouloud Mokhtari, conjointe de l’éditorialiste, le 1 avril 2022.

[13] Human Rights Watch, Un journaliste emprisonné après un procès inique, 25 novembre 2021, dernier accès 17 mai 2022, https://www.hrw.org/fr/news/2021/11/25/maroc-un-journaliste-emprisonne-apres-un-proces-inique.

[14] Ibid

[15] Ibid

[16] Cynthia H. Enloe, Armées, bananes, confection ... : une analyse féministe de la politique internationale, trad. Caroline Sordia, Blajan, Solanhets, 2019 ; Cynthia H. Enloe, Globalization and militarism feminists make the link, Lanham, Rowman & Littlefield, 2016 ; Catharine MacKinnon, Towards a Feminist Theory of the State, Cambridge, Harvard University Press, 1989.

[17] Anne McClintock,  Imperial Leather: Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, New York, Routledge, 1995.  Précisons que dans cet essai innovateur, McClintock traite des pouvoirs colonial, impérial et anti-impérial.

[18] Josh Cerretti, « Rape as a Weapon of War(riors): The Militarisation of Sexual Violence in the United States, 1990–2000 », Gender & History, vol. 28, no. 3, November 2016, p. 794–812 ; Raphaëlle Branche, « Des viols pendant la guerre d’Algérie, Vingtième siècle », Revue d’histoire, vol. 75, 2002, p. 123-132 ; Véronique Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991- 1995) », dans Françoise Héritier dir., De la violence I, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 273-323.  

[19] Propos recueillis auprès du militant Fouad Abdelmoumni le 12 avril 2022.

[20] Hicham Mansouri, Au cœur d’une prison marocaine, Paris, Éditions Libertalia, 2022, p. 19-20 ; Forbidden Stories, Hicham Mansouri – Maroc, dernier accès 21 mai 2022, https://forbiddenstories.org/fr/journaliste/hicham-mansouri/

[21] Osire Glacier, Le sexe nié, féminité, masculinité et sexualité au Maroc, Montréal, Éditions Pleine Lune, 2019 ; Leila Slimani, Sexe et mensonges, la vie sexuelle au Maroc, Paris, Arènes, 2017 ; Mériam Cheikh, « Les filles qui sortent, les filles qui se font : attitudes transgressives pour conduites exemplaires », dans Céline Aufauvre, Karine Bennafla et Montserrat Emperador-Badimon dir., Marges, normes et éthique, marges et marginalités au Maroc, Paris, Harmattan, 2011, p. 36-37.

[22] Committee To Protect Journalists, Morocco’s new tactic to punish journalists: charge them with sex crimes, 18 mars 2021, dernier accès 17 mai 2022, https://cpj.org/2021/03/moroccos-new-tactic-punish-journalists-charge-sex-crimes/.

[23] Ibid

[24] Ibid.

[25] Libération, Liberté de la presse, Le journaliste Soulaimane Raissouni condamné à cinq ans de prison par la justice marocaine, 10 juillet 2021, dernier accès 17 mai 2022, https://www.liberation.fr/international/afrique/le-journaliste-soulaimane-raissouni-condamne-a-cinq-ans-de-prison-par-la-justice-marocaine-20210710_5SSNADT6EVFF5DKFRUCPEKWZ5M/.

[26] Propos recueillis auprès de Khouloud Mokhtari le 1 avril 2022.

[27] Amnesty International, Maroc, Les autorités doivent garantir le droit à un procès équitable d’Omar Radi, 3 mars 2022, dernier accès 17 mai 2022, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/03/morocco-authorities-must-ensure-omar-radis-fair-trial-rights/.

[28] Committee To Protect Journalists, Morocco’s new tactic to punish journalists.

[29] Democracy for the Arab World Now, Morocco’s Deep State and Its Secret Apparatus of Oppression, 12 avril 2021, dernier accès 2022, https://dawnmena.org/moroccos-deep-state-and-its-secret-apparatus-of-oppression/

[30] Human Rights Watch, Un journaliste emprisonné après un procès inique.

[31] Convention de l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, Liste de points et de questions concernant le rapport du Maroc, p. 1 et p. 3, 17 novembre 2020, CEDAW/C/MAR/Q/5-6.

[32] Le monde, L’affaire du pédophile espagnol gracié au Maroc en 4 questions, 05 août 2013, dernier accès 17 mai 2022, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/08/05/maroc-la-grace-accordee-a-un-pedophile-espagnol-en-question_3457450_3212.html.

[33] Nadia Lamlili, « Maroc – France : Mohammed VI prend en charge la défense du chanteur Saâd Lamjarred », Jeune Afrique, 31 octobre 2016, dernier accès 17 mai 2022, https://www.jeuneafrique.com/370302/politique/maroc-france-mohammed-vi-prend-charge-defense-chanteur-saad-lamjarred/.

[34] Hélène Doubidji, « Inculpé pour viol, le chanteur marocain Saad Lamjarred en détention », TV5 Monde, 18 septembre 2018, dernier accès 17 mai 2022, https://information.tv5monde.com/afrique/inculpe-pour-viol-le-chanteur-marocain-saad-lamjarred-en-detention-260799.

[35] Ibid.

[36] Jeune Afrique, Maroc : Nasser Zefzafi, leader du « Hirak », réaffirme avoir été victime de « torture », 2 novembre 2019, dernier accès 17 mai 2022, https://www.jeuneafrique.com/850919/politique/maroc-nasser-zefzafi-leader-du-hirak-reaffirme-avoir-ete-victime-de-torture/.

[37] Propos recueillis auprès de Khouloud Mokhtari le 1 avril 2022.

[38] Hajar Sadiqui, « Arrestation d’une enseignante qui a dénoncé le harcèlement sexuel des forces de l’ordre », Fémina News, 7 avril 2021, dernier accès 17 mai 2022, https://feminanews.com/maroc-arrestation-dune-enseignante-qui-a-denonce-le-harcelement-sexuel-des-forces-de-lordre/.

[39] Youri Nabbad, « Enseignants contractuels : 3 mois de prison ferme pour Nezha Majdi, la grève nationale prolongée », Lebrief.ma, 11 mars 2022, dernier accès 17 mai 2022, https://www.lebrief.ma/15666-enseignants-contractuels-3-mois-de-prison-ferme-pour-nezha-majdi-la-greve-nationale-prolongee/.

[40] Rosa Moussaoui et Rachida El Azzouzi, « La journaliste Hajar Raissouni témoigne : “J’ai été violée par l’État marocain” », L’Humanité, 8 octobre 2020, dernier accès 17 mai 2022, https://www.humanite.fr/monde/hajar-raissouni/la-journaliste-hajar-raissouni-temoigne-jai-ete-violee-par-letat-marocain.

[41] Sara Ibriz, « Interpellation de ‘dé-jeûneurs’ dans un café de Casablanca : ce que l’on sait », Medias24, 28 avril 2022, dernier accès 17 mai 2022, https://medias24.com/2022/04/28/interpellation-de-de-jeuneurs-dans-un-cafe-de-casablanca-ce-que-lon-sait/.

[42] Ibid

[43] Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 24-28.

[44] Michel Foucault, Histoire de la sexualité 3, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 43. Précisons que si dans ce livre, Foucault parle de la Grèce antique, les témoignages, enquêtes sociologiques et études scientifiques portant sur le Maroc indiquent que les scripts du sexe et de la sexualité y abritent des rapports hautement inégalitaires, dans Glacier, opcit.

[45] Foucault, op. cit.

[46] Ibid.

[47] Ibid.

[48] Attac Maroc, Exigeons la libération immédiate de Fatima Zahra Ould Belaid, membre d’ATTAC CADTM Maroc, 29 novembre 2021, dernier accès 17 mai 2022, https://attacmaroc.org/fr/2021/11/29/exigeons-la-liberation-immediate-de-fatima-zahra-ould-belaid-membre-dattac-cadtm-maroc/.

[49] Amnesty International, Maroc, Il faut cesser de poursuivre en justice des défenseur·e·s des droits humains en raison de publications sur les réseaux sociaux, 7 avril 2022, dernier accès 17 mai 2022, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/04/morocco-stop-investigation-human-rights-defenders/.

[50] Karim Rachad, « Chronique judiciaire, la banquière et le ripou », l’Observateur, 22 mars 2022, dernier accès 17 mai 2022, https://lobservateur.info/article/102356/others/tiznit/chronique-judiciaire-la-banquiere-et-le-ripou.

[51] Andréane Gagnon, « De l’information sexuelle à l’éducation à la sexualité au Maroc », dans Fatima Sadiqi dir., Femmes marginalisées et insertion sociale, Travaux de colloque international 10, 11, 12 mars 2010, Fès, Centre Isis, 2010, p. 63. 

[52] Osire Glacier, « La fabrication de l’immobilisme culturel dans les pays arabo-musulmans : le cas du Maroc », Revue Histoire engagée, octobre 2016, dernier accès 17 mai 2022, https://histoireengagee.ca/wp-content/uploads/2016/10/GLACIER-Osire.-La-fabrication-de….pdf

[53] UNESCO, Education for all 2000–2015: Achievements and Challenges, p. 232, dernier accès 17 mai 2022, http://unesdoc.unesco.org/images/0023/002322/232205e.pdf