Par Ollivier Hubert, professeur à l’Université de Montréal, membre du Centre interuniversitaire d’étude québécoise (CIEQ) et du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS)
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Recension de : Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2017, 254 p.

Voici un livre ambitieux, pénétrant, roboratif, exigeant, déstabilisant par endroit et, finalement, bouleversant. Car il plonge aux racines de la violence, présentant avec crudité les fondements de l’injustice et les mécanismes les plus pervers de la domination.

L’ouvrage s’ouvre sur la description d’un dispositif de supplice utilisé à la colonie de la Guadeloupe au début du XIXe siècle, du moins selon le militant antiesclavagiste Joseph-Elzear Morenas. Le condamné est publiquement exposé dans une cage de fer, l’entrejambe au-dessus d’une lame tranchante. Lorsqu’épuisé, le supplicié s’affaisse et s’inflige de cruelles blessures qui stimulent un sursaut. Ainsi sa lutte désespérée contre la douleur et la mort prolonge-t-elle sa souffrance sans pour autant le sauver. Cette entrée en matière inscrit le texte dans le sillage du Surveiller et punir de Michel Foucault et, en même temps, annonce qu’il s’en démarquera finalement assez radicalement. Car, si l’exécution du régicide Damiens mettait d’abord en scène la puissance répressive de l’État, ce sur quoi l’infâme cage de fer coloniale attire l’attention est au fond la puissance d’agir (humiliée donc reconnue comme une menace à étouffer) du sujet minoritaire qui « se défend ». Il reste que le livre prolonge une des propositions parmi les plus troublantes de Foucault : il ne faut pas penser la subjectivité comme quelque chose que le pouvoir se contenterait de soumettre, ou qui se constituerait nécessairement contre lui, mais aussi comme une production du pouvoir (la subjectivation). Ainsi le propos d’Elsa Dorlin est-il de penser le sujet dominé constitué, pour le meilleur et pour le pire, par l’acte de résistance, de défense ou même de réaction.