Cheminement historique de l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme dominicain (1929 -2015)

Publié le 4 avril 2023

Par Emmanuel Prezeau, département d’histoire, Institut d’études et de recherches africaines d’Haïti (IERAH), Université d’État d’Haïti (UEH)

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Considérées comme les deux ailes d’un même oiseau, les Républiques Dominicaine et d’Haïti partagent une seule île et devraient chercher des stratégies pour arriver à une cohabitation paisible et complémentaire. Séparée par un peu plus de 300 km de frontière, la République Dominicaine a un niveau de vie considérablement plus élevé que celui d’Haïti, ce qui fait d’elle l’une des premières destinations des Haïtiens.nes fuyant la pauvreté. Pour pallier ce problème de migration les dirigeants dominicains ont mis sur pied un ensemble de stratégies en vue d’empêcher l’intégration des Haïtiens.nes, et la propagation de leur culture dans la société dominicaine. Parmi ces stratégies, figure l’adoption et la publication de l’arrêt TC/0168-13 en 2013 dont le but est de dénationaliser les Dominicains d’origine haïtienne et le lancement de la construction, le 20 février 2022, d’un mur de 170km par le gouvernement dominicain le long de la frontière avec Haïti, en vue de stopper la migration clandestine des Haïtiens.nes fuyant l’insécurité et la misère. Ainsi, cet article propose de mettre en lumière le cheminement historique de l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme en République Dominicaine entre 1929 et 2015.

L’anti-haïtianisme a commencé à être propagé parmi les classes populaires qu’à partir de la période d’industrialisation sucrière et de la culture de la canne, au début du 20e siècle[1]. Ainsi, la propagation de l’anti-haïtianisme crée un sentiment de rejet de l’un et de l’autre peuple chez certains groupes nationalistes dans les deux républiques. Il faut noter qu’en République Dominicaine des actes racistes anti-haïtiens ont été recensés tout au long du 20e siècle, surtout après la délimitation frontalière de 1929. Ces actes de répressions racistes débutent avec le massacre des Haïtiens.nes et de certains Dominicains.nes noirs.es en octobre 1937. Notons aussi les déportations massives en violation des droits humains vers la fin des années 1990. Ainsi, en décembre 1999, les deux gouvernements ont signé un accord sur les mécanismes de rapatriement. Mais malgré cela, au début des années 2000, l’anti-haïtianisme prend une autre dimension. Durant les deux premières décennies du 21e siècle, les Dominicains.nes ont non seulement continué avec les déportations massives ne respectant pas les droits humains, mais aussi des ressortissants.es haïtiens.nes ont été victimes de violences organisées, tués.es ou chassés.es de la République Dominicaine. Puis, dans l’idée d’extrémiser de plus en plus l’anti-haïtianisme et de l’institutionnaliser, un arrêt a été soumis par la présidence dominicaine et adopté par le tribunal constitutionnel en septembre 2013, dénationalisant environ 250 000 Dominicains.nes d’origine haïtienne qui ont acquis la nationalité dominicaine depuis 1929.

Dans ce cas, parler du racisme dominicain renvoie à parler directement de l’anti-haïtianisme en République Dominicaine, qui a pour fondement l’identité dominicaine ou la dominicanité. Exploités par les classes dirigeantes, les racines hispaniques et le nationalisme sont le cocktail de base pour la mise en place de la dominicanité[2]. Elle est construite sur la base du rejet de ce que les élites politiques et sociales dominicaines appellent l’identité haïtienne ou l’haïtianité.

Il est important de rappeler que la dominicanité a été mise en évidence durant le règne de Rafael Leonidas Trujillo entre 1930 et 1961[3]. Ainsi, avant de montrer le déroulement historique de l’anti-haïtianisme en République Dominicaine, une brève présentation de Trujillo s’avère nécessaire. Trujillo de son nom complet Rafael Leonidas Trujillo y Molina a pris naissance à San Cristobal le 24 octobre 1891, dans une famille de onze enfants dont sept fils et de quatre filles. Son père Jose Trujillo Valdez est le fils d’un officier de la police secrète espagnole de l’époque de l’annexion entre 1861 et 1865, appelé Jose Trujillo Monagas et d’une jeune créole Dominicaine, Silveria Valdez. Sa mère, Julia Molina est la fille d’un dominicain du nom de Pedro Molina, et d’une haïtienne nommée Luisa Ercina Chevalier[4].

L’anti-haïtianisme fut et reste l’idéologie sur laquelle repose la cohésion nationale en République Dominicaine. Son institutionnalisation démarre avec la délimitation claire et nette de la frontière avec la République d’Haïti, qui se consolide entre janvier 1929 et février 1935, et qui vise à solidifier la différenciation avec les Haïtiens.nes. Ce processus se poursuit avec la récurrence de campagnes anti-haïtiennes dans les médias et autres espaces publics, l’incitation à la haine anti-haïtienne, ainsi que la déportation massive, illégale et arbitraire entre 1937 et 1991. Enfin, la troisième phase est l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme mise en œuvre par les institutions dominicaines entre 2000 et 2015.  Donc, ce sont les deux dernières phases qui seront détaillées dans ce texte.

Construction de l’anti-haïtianisme dans l’imaginaire collectif

Après sa délimitation définitive, Trujillo passa à un autre niveau dans le processus de dominicanisation de la frontière. C’est à partir de ce moment que débute la purification ethnique de la République Dominicaine. Ce nettoyage ethnique, vise à débarrasser la République Dominicaine de sa souche noire africaine qui est assimilée à l’haïtianité[5]. C’est ainsi qu’un acte génocidaire, qui fut l’événement phare du nettoyage ethnique a eu lieu entre le 2 et le 4 octobre 1937. L’événement, connu aussi sous le nom de « Massacre du Persil », mena au meurtre de milliers de personnes[6] (les évaluations vont de 20 000[7] à 30 000[8]). Il faut signaler que cet acte est le fruit d’un travail profond et systémique qui vise à façonner non seulement la représentation de soi, mais aussi à voir dans la représentation de l’autre un danger pour la construction de soi. Cela renvoie à la notion d’altérité. En effet, l’altérité est l’autre face d’une même réalité sociale, elle est le résultat de la construction identitaire créant à la fois le moi et l’autre[9]. C’est-à-dire que le moi n’existe que par opposition à l’autre ; dans ce cas, l’autre est considéré par le moi comme son contraire, son négatif. En conséquence, la construction identitaire dominicaine, à savoir la dominicanité est construite par opposition à l’identité haïtienne, en l’occurrence l’haïtianité. Ainsi l’haïtianité a subi une altérisation par rapport à la construction de la dominicanité par des pratiques et des discours discriminants et stigmatisant pour les Haïtiens.nes, jusqu’à accoucher d’une discrimination systémique envers les Haïtiens.nes et leurs descendant.e.s en République Dominicaine. À cette époque, les élites dominicaines avaient la crainte que l’influence grandissante de la communauté haïtienne affecte la construction identitaire de la République Dominicaine par la propagation incontrôlée de la culture haïtienne.

Durant tout son règne, Trujillo s’est investi corps et âme dans la construction identitaire dominicaine et l’uniformisation des mentalités dominicaines en vue de créer une conscience collective anti-haïtienne. Pour atteindre son but, il a utilisé tous les appareils de l’État pour faire la propagande anti-haïtienne comme par exemple, les programmes d’études sociales dans les écoles élémentaires en République Dominicaine, entachés d’idées suprémacistes blanches et niant le rôle de l’héritage afro-haïtien dans la société dominicaine. Et surtout il blanchit la population dominicaine avec une immigration sélective basée sur des critères raciaux[10]. D’ailleurs, le dictateur s’est blanchit lui-même la peau avec des crèmes éclaircissantes afin de se démarquer de sa couleur noire et de se rapprocher du blanc[11].

Il faut signaler qu’avant le massacre, Trujillo entretenait de bons rapports avec Haïti et avait une rhétorique élogieuse envers les Haïtiens.nes. Il développait aussi de bons rapports avec le président Haïtien de l’époque, Sténio Vincent, afin d’obtenir la révision de l’accord de 1929 sur la délimitation frontalière[12]. Car ce comportement servait ses intérêts politiques.

Après avoir blanchi la race et éliminer les Haïtiens.nes et certains Dominicain.e.s noir.e.s qui vivaient le long de la ligne frontalière, il engagea des idéologues comme Manuel Arturo Peña Battle, Joaquìn Ricardo Balaguer et bien d’autres encore afin de faire disparaitre toute trace de sensibilité envers les victimes du massacre, et surtout pour propager les pensées racistes et anti-haïtiennes. C’est à partir de ce moment que débute la deuxième phase de l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme.

 Le procédé utilisé dans cette phase est beaucoup plus souple dans le sens où il relève du Soft Power[13], il vise à inciter les Dominicains.es non seulement à la haine anti-haïtienne en leur faisant croire que tous les maux de la République Dominicaine sont dûs aux Haïtiens.nes, mais surtout de présenter les immigrants.es haïtiens.nes comme des envahisseurs pacifiques venus pour reconquérir leur pays en vue de réunifier l’île sous l’égide de Port-au-Prince[14]. Cette campagne de dénigrement contre les Haïtiens.nes se base sur la présence haïtienne en République Dominicaine. Durant cette période, les partisans les plus fervents de l’anti-haïtianisme furent Peña Battle et Joaquin Balaguer.

Avocat de profession, Manuel Arturo Peña Battle est un nationaliste de droite, un hispaniste et un anti-haïtien avéré. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Transformaciones el Pensamiento Político (1942)[15]; Historia de la Cuestión Fronteriza Domínico-haitiana(1946)[16]et El Tratado de Basilea y la Desnacionalización del Santo Domingo Español (1952)[17] qui portent sur l’histoire dominicaine. Dans ses ouvrages, il met en avant des idées anti-haïtiennes. Lui succédant sur le terrain, Joaquín Ricardo Balaguer, homme d’État et ancien président de la République Dominicaine, a fait de même dans ses principaux ouvrages comme La Isla al revés : Haìti y el destino dominicano (1983)[18] et Memoria de un cortesano de la « Era de Trujillo » (1988)[19].

Il faut souligner que la campagne idéologique visait et vise encore à créer un sentiment anti-haïtien chez chaque citoyen.ne dominicain.e, mais aussi un sentiment nationaliste anti-haïtien collectif. À force de répétition et de campagne de plus en plus virulentes, l’anti-haïtianisme finit par frayer ses chemins parmi les Dominicains.es. Beaucoup de Dominicains et de Dominicaines sont conscients.es de l’existence de l’anti-haïtianisme dans leur société. Pour le montrer, une enquête a été réalisée le 11 octobre 1985 par le journal « El National ». Elle présente le niveau d’ancrage de l’anti-haïtianisme en particulier et de celui du racisme en général dans la société dominicaine. De ce fait, à la question : « êtes-vous d’accord que les Dominicains sont plus intelligents que les Haïtiens ? », 69% de Dominicains répondent oui. Toujours au même sondage, 52% des Dominicains admettent que leur pays est raciste.Et à la question : « à votre avis, quel est le principal problème qu’aurait le PRD[20], s’il avait Peña Gómez comme candidat à la Présidence ? », 40% de ceux qui expriment une opinion désignaient « son origine haïtienne ». Quelques-uns seulement (10%) répondaient : « il est noir et c’est un pays raciste ». Ce qui montre que les Dominicains.es sont plus anti-haïtiens .nes que racistes. Selon l’opinion majoritairement exprimée sur toute l’enquête (57%), il n’y a pas d’inconvénients à ce que le président soit un noir[21].

Cette enquête est un élément probant qui montre que non seulement le racisme existe en République Dominicaine, mais qu’il est surtout reconnu dans sa forme la plus totale, c’est-à-dire dirigé exclusivement vers un groupe de personne en raison de leur couleur, de leur culture et de leur mode de vie. Le pourcentage de gens ayant répondu positivement à cette enquête était plus élevé parmi les jeunes et parmi les personnes à faibles revenus. Il faut rappeler que l’anti-haïtianisme a gagné les milieux populaires qu’à partir de l’expansion de l’industrie sucrière. Mais il a su s’installer et rester comme modèle vu que le mouvement identitaire Afro-Américain ne parvint pas à se forger une place dans la société dominicaine, et c’est presque le seul pays de la zone à ne pas être touché par ces mouvements à la fin du 20e siècle.

Dans cette phase de l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme, une haine a été véhiculée contre les Haïtiens.nes et leurs descendants.es, et a réussi à s’installer et s’ancrer dans la vie nationale dominicaine. Ceci est dû au travail des élites de cette société. Mais elle divise aussi cette même société en deux factions. L’une raciste, anti-haïtienne dans laquelle on retrouve en majorité des gens de l’élite hispanophile sociale, économique et politique dominicaine et des Dominicains.es avec un revenu très faible, qui pour se consoler se noient dans le mensonge que c’est à cause du problème haïtien[22] qu’ils n’ont pas une meilleure condition de vie. Et l’autre, plus humaniste, qui regroupe des intellectuels.les de gauche ou de centre gauche, des habitants.es des campagnes, surtout des zones frontalières qui croient à une règlementation graduelle et une normalisation des relations haïtiano-dominicaines pour une meilleure articulation des deux États sur l’île afin de gérer ensemble certains problèmes transnationaux comme le trafic de drogues ou d’êtres humains, la contrebande et l’insécurité.

Pratique institutionnelle de l’anti-haïtianisme : l’arrêt TC/0168-13 (2013)

Dans la phase plus récente de l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme, les immigrants.es haïtiens.nes et leurs descendants.es en République Dominicaine sont victimes de préjugés de la part des institutions publiques ou privées. En effet, la présence de travailleurs.ses haïtiens.nes dans les industries dominicaines est minime. Ils se trouvent généralement dans les fermes agricoles, dans les bateys[23] et les compagnies de construction comme journalier. Cette phase s’illustre bien aussi par les déportations continues des Haïtiens.nes et de leurs descendants.es non enregistrés.es par l’État dominicain.

  Il faut signaler que l’apogée de l’institutionnalisation de l’anti-haïtianisme fut atteint avec la publication de l’arrêt TC/0168-13 en septembre 2013 par la Cour suprême dominicaine. En effet, dans un contexte mondial ou les organisations internationales et les États menaient un combat acharné contre l’apatridie et la violation des droits fondamentaux de l’homme, l’État dominicain a pris la décision de dénationaliser un ensemble de citoyens.nes dominicains.es à cause de leurs origines haïtiennes. Par cette décision, l’État dominicain viole l’un des droits les plus fondamentaux des droits de l’homme qu’est le droit à la nationalité. Ce qui prive ces gens, par ricochet, d’autres droits comme le droit à la santé, à l’éducation, au travail, à exercer leurs droits civils et politiques. Dans l’arrêt TC/0168-13, les dirigeants.es dominicains.es visent à se donner bonne conscience pour la déportation des dominico-haïtiens.nes nés.es en République Dominicaine depuis 1929. Selon Ambroise D. Gabriel, l’arrêt répond à la volonté d’une élite dominicaine d’établir une souveraineté ethnico-politique épurée de sa composante noire africaine, source principale de la main-d’œuvre dans les Caraïbes. C’est un processus culturel doublé d’une bataille juridico-légale frontale en vue de l’installation de l’inconcevable comme critère normatif[24]. D’autres auteurs.rices ont considéré l’arrêt TC/0168-13 comme un outil du système capitaliste visant à débarrasser la République Dominicaine de la main d’œuvre haïtienne qui devenait encombrante. L’arrêt TC/0168-13 vise à rallier les nouvelles orientations politiques de la République Dominicaine à une nouvelle réalité sociale et migratoire. Il facilite le travail des autorités du service de l’immigration dans la déportation des dominico-haïtiens.nes à qui l’État ne voulait pas donner de papiers d’identité sur la base de leur origine.

Conclusion

La démonstration des différentes phases de développement de l’anti-haïtianisme dominicain à travers l’histoire a permis de comprendre qu’il est présent sous au moins trois formes : culturelle, sociale et juridique. D’abord, la discrimination culturelle existe depuis l’époque coloniale avec le racisme antinoir. Il gagne en importance avec la création de l’État dominicain dans la première moitié du 20e siècle ; et va se transformer en racisme anti-haïtien entre les années 1930 et 1950[25]. À partir de ce moment, toute l’identité culturelle dominicaine va se matérialiser avec pour contre-référant tout ce qui découle de l’haïtianité. Ainsi, la discrimination culturelle anti-haïtienne s’est en partie matérialisée dans la construction identitaire dominicaine, plus précisément dans le renforcement de la dominicanité qui fut soulevé par les trinitaires comme élément pour conscientiser les habitant.e.s de la partie orientale dans la lutte pour l’indépendance. Elle ne visait pas seulement la dominicanisation de l’espace physique de la frontière, mais aussi des mœurs, des coutumes et des croyances. Dans cet optique, des campagnes ont été mises en place sous la direction des dirigeants dominicains de l’époque afin de chasser la pratique du vaudou et du même coup évangéliser la zone frontalière. Il y a le martelage des idées anti-haïtiennes dans les médias de masse à travers des émissions, à l’intérieur d’articles de journaux ou d’autres textes incitant les Dominicain.e.s à défendre leur identité nationale face aux Haïtiens.nes. Dans ces discours, les Haïtiens.nes sont présenté.e.s comme « nègres », cannibales, despotes et barbares[26].

Ensuite, dans sa dimension sociale, l’anti-haïtianisme, est manifeste dans la façon dont les patrons traitent les travailleurs.ses haïtiens.nes. En effet, dans les bateys, la grande majorité des travailleurs.ses sont haïtiens.nes et n’ont pas de statut légal en République Dominicaine, ce qui rend difficile leur intégration sociale. Les travailleurs.ses haïtiens.nes présent.e.s en République Dominicaine sont considéré.e.s comme une catégorie à part. Surtout ceux et celles qui travaillent dans les fermes agricoles, que ce soit dans des champs de cannes ou tout autre espace de production agricole. Les Dominicain.e.s laissent les travaux des champs, de la construction et tous les autres travaux qui nécessitent une forte mobilisation de la force physique aux Haïtiens.nes. Ceci est dû aux rapports de production qui nécessitent une main d’œuvre de masse qui peut être contrainte socialement et qui n’est soumise à aucune loi afin de fournir des heures de travail dans des conditions réputées inhumaines[27].

Il faut signaler que les conditions de travail dans les bateys sont rudes, les Haïtiens.nes recrutés.es pour couper la canne travaillent dès le matin jusqu’à la tombée de la nuit. À la fin de la journée de travail, ils reçoivent une partie de leur salaire et l’autre partie est gardée jusqu’à la fin de la récolte. Pendant cette période très dure et très intense, certains.es travailleurs.ses ont essayé de s’enfuir et d’abandonner la plantation, laissant ainsi leurs épargnes. Pour ce qui est des conditions sociales de travail, les braceros étaient censés recevoir des logements adéquats, des soins de santé et un salaire équitable avec les travailleurs.ses dominicains.es. La réalité est qu’ils n’ont rien reçu ou ce qu’ils ont reçu étaient dans un état de délabrement excessif : logements inadéquats, insalubres et surpeuplés[28].

Enfin, pour le volet juridique de la discrimination anti-haïtienne, un ensemble de textes de lois a été proposé ou voté en vue de contraindre les dominico-haïtiens.nes et/ou les Haïtiens.nes à vivre dans une forme d’illégalité permanente qui les pousseraient à quitter la République Dominicaine soit volontairement, soit de force. En effet, depuis l’intensification de l’anti-haïtianisme dans les années 1930, la République Dominicaine viole et continue de violer ses propres lois internes dans un effort infernal de résoudre ce qu’ils appellent « El problema Haïtiana ». Parmi les discriminations juridiques dont sont victimes les Haïtiens.nes, se trouvent la déportation massive sans aucun respect des normes juridiques nationales et internationales, la privation de ces personnes de l’exercice de leurs droits civils et politiques, l’empêchement de jouir de leurs droits les plus fondamentaux comme le droit à la santé, à l’éducation, au logement ou même le plus fondamental des droits qui est le droit à la nationalité.

Dans le souci de continuer la purification de la « race dominicaine » qui a débuté avec le massacre de 1937, l’État dominicain, sous la conduite de Danilo Medina, a procédé récemment, avec l’arrêt TC/0168-13 de la cour constitutionnelle dominicaine, à la dénationalisation d’un grand nombre de personnes nées de parents étrangers dans ce pays. Parmi ces personnes se trouvent en majorité des Dominicains.es d’origine haïtienne. Cet acte juridique vise à institutionnaliser l’anti-haïtianisme jusqu’à faire rétroagir la loi. Ce qui est absurde en droit positif. Mais son objectif principal est de permettre au service d’immigration une certaine légalité dans la déportation massive des dominico-haïtiens.nes. Ce nettoyage ethnique virtuel est une autre méthode, plus douce et plus discrète, pour continuer l’élimination des Noirs.es, spécialement des Haïtiens.nes et de leurs descendants.es en République Dominicaine. En ce sens, il est clair que les gouvernements dominicains depuis la fin de la dictature de Trujillo ont continué et continuent encore sur la même lignée de l’idéologie anti-haïtienne. Ainsi, toutes les tergiversations de Luis Abinader, actuel président de la République Dominicaine, sur la situation socio-politique d’Haïti suivent une logique politique basé sur la xénophobie et spécifiquement sur l’anti-haitianisme dont témoigne très bien la construction du mur et le renforcement des militaires dominicains sur la frontière.

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[1] André CORTEN, L’État faible. Haïti et République dominicaine. Mémoire d’Encrier, Montréal, 2011, p. 249.

[2] Violaine JOLIVET, « Les Haïtiens à Santo Domingo : une masse invisible ? », Bulletin de l’Association de géographes français, 87e année, 2010-3, p. 329, doi : https://doi.org/10.3406/bagf.2010.8166 https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_2010_num_87_3_8166.

[3] Bien qu’il n’ait pas présidé pendant toute cette période, il avait la main sur la vie politique dominicaine.

[4] Jesus de GALINDEZ, L’ère de Trujillo : radiographie d’une dictature latino-américaine, Paris, Gallimard, 1962, p. 32

[5] Ambroise Dorino GABRIEL, « La longue histoire d’exploitation des Dominicains d’origine haïtienne », Relations, N0 784, 2016, p.40.

[6] Je mets « personnes » en lieu et place de « Haïtiens.nes » parce que des dominicain.e.s noir.e.s ont aussi été assassiné.e.s à cause de leur couleur de peau.

[7] Suzy CASTOR, Le massacre de 1937 et les relations Haïtiano-dominicaines, C3 Editions, Port-au-Prince, 2013, p. 44.

[8] Bridget WOODING, Richard MOSELEY-WILLIAMS, Les immigrants haïtiens et leurs descendants en république dominicaine, CIIR/IPSOS, Port-au-Prince, 2005, p. 15.

[9] Jean-François STASZAK, Bernard DEBARBIEUX, Raphaël PIERONI. « Frontières, identité, altérité » dans J.-f. Staszak. Frontières en tous genres, cloisonnement spatial et constructions identitaires, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 20.

[10] Sophie MARIÑEZ, « DU MASSACRE DE 1937 À LA SENTENCE 168-13 : CONFLIT FATAL OU SOLIDARITÉ ? Notes d’un parcours littéraire des rapports entre Haïti et la République Dominicaine », Chemin Critique, Etudes, Réflexions et Analyses, City University of New-York, New-York, p. 77.

[11] Ibid.

[12]  Ibid.

[13] Anglicisme qui désigne le pouvoir doux qui se sert des outils liés aux appareils idéologiques de l’État pour imprégner l’anti-haïtianisme dans le subconscient collectif des Dominicains.

[14] Yunén, 1985 : 188 et suivant, cité par André CORTEN, Etat Faible, Haïti et la république Dominicaine, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011, p. 252.

[15] Manuel Arturo Peña Batlle, Transformaciones del Pensamiento Político, Ed. El Diario, Santiago, 1942.

[16] Manuel Arturo Peña Batlle, Historia de la Cuestión Fronteriza Domínico-haitiana, L. Sánchez Andújar, Ciudad Trujillo, 1946.

[17] Manuel Arturo Peña Batlle, El Tratado de Basilea y la Desnacionalización del Santo Domingo Español, Impr. Dominicana, Ciudad Trujillo, 1952.

[18] Joaquín Ricardo Balaguer, La Isla al revés: Haití y el destino dominicano, José Antonio Caro, Santo-Domingo, 1983.

[19] Joaquín Ricardo Balaguer, Memoria de un cortesano de la «Era de Trujillo», Editoral Corripio, Santo Domingo, 1988.

[20] Partido Revolucionario Dominicano (Parti Révolutionnaire Dominicain).

[21] André CORTEN, Etat Faible, Haïti et la république Dominicaine, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011, p. 248-249.

[22] Nom donné par les idéologues du trujillisme à la question de l’immigration haïtienne en République Dominicaine et à la question liée à l’identité des dominico-haïtiens.nes.

[23] Sorte de village agricole dans lequel sont logés les braceros et leur famille.

[24] Ambroise Dorino GABRIEL, « La longue histoire d’exploitation des Dominicains d’origine haïtienne », Relations, N0 784, 2016, p. 40.

[25] Sébastien VOYNEAU, « République Dominicaine : le traitement infligé aux Haïtiens et aux Dominicains d’origine haïtienne, une discrimination institutionnalisée ? » La Chronique des Amériques, No 33, Observatoire des Amériques, Octobre 2005, p. 2.

[26] Laennec HURBON, Le Barbare imaginaire, Les éditions du Cerf, Paris, 1988, p. 6.

[27] André CORTEN, Port au sucre. Prolétariat et prolétarisations. Haïti et république Dominicaine, CIDIHCA, Montréal 1986, p. 128.

[28] Bridget WOODING, Richard MOSELEY-WILLIAMS, Les immigrants haïtiens…op cit. p. 30.