Le Courrier Le Bon-Pasteur en Haïti : entre histoire nationale et transnationale

Publié le 28 mai 2019

Par Laurence Bordeleau, candidate à la maîtrise en histoire, Université Laval

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Les missions à l’étranger sont au cœur de l’œuvre apostolique de nombreuses communautés religieuses féminines québécoises. La communauté des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, fondée dans les années 1850, compte parmi les congrégations à s’être embarquées pour l’étranger pour venir en aide aux personnes en difficulté. Principalement dévouées à la cause des femmes et des enfants au Québec, leurs œuvres sociales ont pris des formes variées : elles ont entre autres tenu des centres de réhabilitation pour les femmes à leur sortie de prison, des asiles, des orphelinats et des hôpitaux[1]. Dès leurs premières années, les œuvres caritatives se sont doublées d’une dimension éducative qui sera aussi exportée dans leurs missions à l’étranger en Afrique et en Amérique latine. À l’aube des années 1970, les Sœurs du Bon-Pasteur acceptent l’invitation qui leur a été lancée par l’abbé Willy Romulus pour offrir leurs services en Haïti. Ainsi, elles ont dirigé des dispensaires et des écoles dans près d’une dizaine de villes haïtiennes[2].

À l’heure où les appareils numériques et les plateformes médiatiques pour rester « connectés » à distance abondent, on peut se questionner sur les moyens utilisés par les sœurs pour rester en contact avec leur communauté établie un peu partout dans le monde avant cette ère numérique. Comme bien d’autres congrégations missionnaires l’ont fait, l’administration des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec désirait garder ses membres au courant de ses activités à l’étranger. En ce sens, les Courriers Le Bon-Pasteur en Haïti représentent un exemple révélateur des stratégies mises en place par les communautés religieuses durant les années 1970 et 1980 pour cimenter le sentiment d’appartenance de ses membres malgré la dispersion, comme l’exprime l’appel suivant : « Que nous soyons au Canada ou des E.-U., d’Afrique, du Brésil ou d’Haïti, nos cœurs vibrent à l’unisson dans une même joie et une même espérance […] [3]».

Le Courrier Bon-Pasteur en Haïti : contenu, portée et pertinence transnationale

Une série de petits cahiers dactylographiés – avec quelques ajouts manuscrits – de 3 à 10 feuilles bleues ou blanches en format 8½ par 11 ou 8 ½ par 14, voilà comment se présentent ces Courriers des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec publiés de 1978 à 1985. Ils sont également agrémentés d’illustrations rappelant la chaleur des tropiques (palmiers, soleil, etc.) et d’une carte détaillant l’emplacement des missions de la communauté en terre haïtienne.

Rédigés à l’intention exclusive des sœurs de la communauté, ils sont le fruit d’un travail d’envergure fait par leur Service des Missions. Signés et rassemblés par la responsable des Missions qui réside à la Maison généralice de la communauté, les Courriers partagent – sous forme de citations – les témoignages transmis par les supérieures de chaque maison. Les Courriers constituent le produit d’un tri opéré par le Service des Missions pour refléter la vision officielle de la communauté et qui sert à consigner le récit historique de leur présence en Haïti : « Le présent numéro […] revêtira […] un caractère plutôt historique qui rappellera l’origine et les différentes étapes de notre présence en Haïti. [4]» Issus des correspondances internes de la communauté, certains passages sont parfois laissés de côté pour respecter les prescriptions éditoriales. Envoyés dans toutes les maisons où la communauté œuvre, c’est-à-dire un peu partout au Québec, dans le nord des États-Unis ainsi qu’en Afrique et en Amérique du Sud, on peut dire que ces documents font l’objet d’une circulation transnationale.

Couverture du Courrier Le Bon-Pasteur en Haïti, Vol. II, no. I, mars 1979, ABPQ, 143-04-01.

Condensés des activités, des événements marquants des communautés locales et de l’achalandage des cliniques et des écoles du Bon-Pasteur, les Courriers permettent également aux religieuses de témoigner sur leurs expériences, leurs relations avec le clergé local et les autres communautés religieuses du Québec présentes en Haïti ou de relater de simples anecdotes[5]. Avant 1978, une Chronique missionnaire[6] annuelle couvrait l’ensemble des activités des missionnaires de la communauté. Les Courriers poursuivent donc cette entreprise, en se limitant aux missions haïtiennes: « Le Bon-Pasteur en Haïti a pour mission propre de vous apporter, à intervalles réguliers, les échos de notre vie missionnaire […] [7]». Les Courriers portant spécifiquement sur Haïti sont nés suite aux demandes des religieuses de recevoir plus fréquemment des nouvelles des différentes missions. Répondant à cet appel, les Courriers paraissent ainsi deux à trois fois par année, sauf la dernière année, où ils ne sont publiés qu’une seule fois. Mentionnons enfin que la dernière trace que nous avons retracée des Courriers date de la fin de l’année 1985, période qui coïncide avec un changement d’administration générale au Québec. D’autres moyens de communication ont alors été privilégiés pour partager les nouvelles dans la communauté, dont par l’entremise du Courrier du Bon-Pasteur qui a été produit entre 1987 et 2016 et qui était destiné aux religieuses comme au grand public.

Les Courriers sont intéressants dans une perspective transnationale puisqu’ils permettent de retracer et de mieux comprendre l’implication de ces religieuses québécoises en Haïti[8]. Considérant que les œuvres des sœurs s’adressent aux personnes en difficulté, mais plus spécifiquement aux femmes et aux enfants au Québec, il reste donc à vérifier dans quelle mesure les pratiques apostoliques québécoises sont exportées en territoire haïtien et à examiner à quel point l’attitude des religieuses laisse transparaître une dimension coloniale par rapport aux populations locales. Comme signe d’adaptation, au tournant des années 1980, plusieurs religieuses insèrent désormais du créole dans la pratique de la messe et dans leurs activités apostoliques[9]. C’est dans cet esprit que plusieurs d’entre elles s’efforcent d’échanger avec les locaux dans cette langue : « Au contact de tous ces gens si simples et attachants mon créole progresse un peu chaque jour; j’ai très hâte de pouvoir communiquer pleinement à ce niveau…[10]»

Dans les Courriers, c’est vers la fin des années 1970 que le discours missionnaire laisse plus de place aux Haïtien.ne.s. Cette préoccupation pour les personnes en difficulté, et principalement pour les femmes et les enfants transparaît dans leur journal missionnaire. Des histoires de vie sont relatées, comme celle d’une mère de cinq enfants ayant perdu l’usage de ses jambes ; la communauté lui a porté assistance en la redirigeant vers un centre de soin appartenant aux Sœurs de la Charité de Saint-Hyacinthe tout en s’assurant de trouver un milieu de vie décent pour ses enfants[11].

En dehors du cadre des services que les religieuses offrent, il est peu question de leurs relations avec Haïtien.ne.s dans les Courriers. Cela peut s’expliquer par la présence d’un rapport de force entre les religieuses blanches catholiques et les haïtien.ne.s. À l’instar de la photographie prise au dispensaire de Roseau, les religieuses sont mises à l’avant-plan dans leur journal missionnaire. Sur la photographie, nous pouvons observer que, comme pour montrer leur autorité, les religieuses sont debout alors que les Haïtien.ne.s sont patiemment assis.es à attendre leur tour. Soulignons également que le seul homme présent est assigné à une fonction d’assistant. Les religieuses sont présentées comme souriantes et animées d’un air enjoué alors que les patient.es semblent pratiquement ne pas avoir connaissance qu’une photographie est en train de s’effectuer. Dans l’ensemble, cette photographie illustre que le centre d’attention de la communauté demeure les sœurs elles-mêmes, malgré la sensibilité grandissante que les religieuses missionnaires éprouvent envers le peuple haïtien.

« Le dispensaire de Roseaux », dans Céline Jalbert, Présence d’avenir au cœur du monde depuis 150 ans, 1999, p. 116.

Néanmoins, les Courriers nous permettent d’entrevoir les interactions entre les religieuses et les Haïtien.ne.s. Dans son article « Et si le salut venait aussi du Sud « missionné »?[12] », Catherine Foisy démontre que les sœurs sont plus ouvertes à la diversité théologique qu’on aurait tendance à le croire ; elles sont « interpellées et marquées[13] » par leur expérience à l’étranger. En faisant un bilan de son implication en Haïti, une missionnaire indique que « cette grâce est pour moi source de joie très profonde et d’épanouissement d’un don de soi […]. En plus de mon travail au dispensaire (qui est plus que prenant et enrichissant) où j’ai la responsabilité des pansements et des urgences ou cas spéciaux, je m’occupe du mouvement Kiro et des servants de messe.[14]». Il n’est pas rare, non plus, de lire des témoignages qui se terminent par : « […] c’est vraiment une expérience.[15]»

Les Courriers Le Bon-Pasteur en Haïti nous renseignent notamment sur les échanges entre la communauté, l’autorité ecclésiastique locale et le Saint-Siège. À partir de 1976, des religieuses de la communauté travaillent même au service de la Nonciature apostolique d’Haïti[16], en faisant l’accueil des visiteurs et en tenant le secrétariat. Ainsi la communauté était au fait des orientations privilégiées par le représentant du Saint-Siège en Haïti et des activités et réformes qui allaient être déployées dans l’Église haïtienne. Soulignons également que lors de la venue de Jean-Paul II en Haïti le 9 mars 1983, avec l’aide du clergé local, les Sœurs du Bon-Pasteur ont participé à l’organisation et à l’accueil du pape et des évêques et ont servi la messe qui avait lieu à Port-au-Prince. En communion avec le clergé local et d’autres communautés sur le terrain, les sœurs mentionnent avoir « vécu une expérience d’Église […] » lors de cet événement.

Enfin, l’incursion dans les Courriers conservés dans les archives privées des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec nous aura permis de constater qu’il s’agit de documents qui ont le potentiel de répondre à plusieurs interrogations à caractère transnational. Mais que doit-on retirer de cette exploration? D’abord, que les journaux missionnaires diffusent du contenu qui reflète la vision que la communauté endosse, mais aussi que cet idéal n’est pas nécessairement le sentiment de vécu et partagé par l’ensemble des religieuses missionnaires. Malgré les limites identifiées, les journaux internes comme Le Bon-Pasteur en Haïti sont des documents indispensables pour une bonne compréhension du passé missionnaire d’une communauté religieuse puisqu’ils ouvrent sur une pépinière d’informations qui ne pourrait être retracée en dehors des archives de la congrégation.

Bibliographie

ABPQ, 143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti. 1978-1985.

CLICHE, Marie-Aimée. « Morale chrétienne et « double standard sexuel », Les filles-mères à l’hôpital de la Miséricorde à Québec, 1874-1972 ». Histoire sociale / Social History, 24 (1991), p. 85-125.

CLICHE, Marie-Aimée. « Survivre à l’inceste dans les maisons du Bon-Pasteur de Québec, 1930-1973 ». Nouvelles pratiques sociales, 14, 2 (2001) p. 122-143.

DEMERS, Maurice. « Maurice Lefebvre et Raoul Léger : les dangers de la prise de parole en Amérique latine durant la guerre froide ». Le Tiers-Monde postcolonial : Espoirs et désenchantements. Maurice Demers et Patrick Dramé, dir. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, p.175-197.

DEMERS, Maurice. « De l’exotisme à l’effet miroir?: la représentation de l’histoire latino-américaine au Canada français ». Mens?: Revue d’histoire intellectuelle et culturelle, 13, 1 (2012), p. 19?54.

FOISY, Catherine. « Et si le salut venait aussi du Sud « missionné »?? Itinéraire de L’Entraide missionnaire (1950-1983) ». Études d’histoire religieuse, 79, 1 (2013), p. 117.

FOISY, Catherine. Au risque de la conversion : l’expérience québécoise de la mission au XXe siècle (1945-1980). Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2017

FRANCOEUR, Julie. « Réhabiliter les “brebis égarées”?: la prison des femmes de Québec (Refuge Notre-Dame de la Merci des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec), 1931-1972 ». Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2019, 146 p.

GILBERT, Dale. « Assister les familles de Québec : l’école de réforme et l’école d’industrie de l’Hospice Saint-Charles, 1870-1950 ». Revue d’histoire de l’Amérique française, 61, 3-4 (2008) p. 469-499;


[1] Quelques travaux portent sur les œuvres sociales des Sœurs du Bon-Pasteur, dont ceux de Marie-Aimée Cliche, « Morale chrétienne et « double standard sexuel », Les filles-mères à l’hôpital de la Miséricorde à Québec, 1874-1972 », Histoire sociale / Social History, 24 (1991), p. 85-125; « Survivre à l’inceste dans les maisons du Bon-Pasteur de Québec, 1930-1973 », Nouvelles pratiques sociales, 14, 2 (2001) p. 122-143; Dale Gilbert, « Assister les familles de Québec : l’école de réforme et l’école d’industrie de l’Hospice Saint-Charles, 1870-1950 », Revue d’histoire de l’Amérique française, 61, 3-4 (2008) p. 469-499; Julie. Francoeur, « Réhabiliter les “brebis égarées”?: la prison des femmes de Québec (Refuge Notre-Dame de la Merci des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec), 1931-1972 », mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2019, 146 p.

[2] Pour en apprendre davantage sur l’œuvre et les missions des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec : Céline Jalbert, Présence d’avenir au cœur du monde depuis 150 ans, Sainte-Foy, Servantes du Cœur Immaculé de Marie dites Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, 1999, 123p. et « Œuvres, Sœurs du Bon-Pasteur », ou voir : Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, Servantes du Cœur Immaculé de Marie dites Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, (17 février 2019), consulté le 9 mars 2019, http://www.soeursdubonpasteur.ca/oeuvres/,

[3] Archives Bon-Pasteur de Québec (ABPQ), 143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, vol. 3, no. 1, janvier 1980.

[4] ABPQ, 143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, vol. 1, no. 1, mars 1978.

[5] Soulignons que l’œuvre des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Haïti a commencé en 1969, en collaboration avec les Sœurs de la Charité de Saint-Hyacinthe et les Sœurs Saint-Joseph de Saint-Vallier qui étaient déjà sur place.

[6] Les Chroniques sont accessibles au centre d’archives sous la cote suivante : ABPQ-143-02-01.

[7] ABPQ, 143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, vol. 1, no. 1, mars 1978.

[8] À ce sujet, les travaux de Maurice Demers sont intéressants, entre autres pour comprendre le processus de conscientisation des missionnaires québécois dans la lutte pour les droits humains en Amérique du Sud : « De l’exotisme à l’effet miroir?: la représentation de l’histoire latino-américaine au Canada français ». Mens?: Revue d’histoire intellectuelle et culturelle, 13, 1 (2012), p. 19?54. ; « Maurice Lefebvre et Raoul Léger : les dangers de la prise de parole en Amérique Latine durant la guerre froide », dans Le Tiers-Monde postcolonial : Espoirs et désenchantements, Maurice Demers, Patrick Dramé, dir., Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, p.175-197.

[9] ABPQ-143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, novembre 1982, p. 8.

[10] ABPQ-143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, novembre 1982, p. 6.

[11] ABPQ-143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, vol. 3, no. 3, octobre 1979, p. 4.

[12] Catherine Foisy, « Et si le salut venait aussi du Sud « missionné »?? Itinéraire de L’Entraide missionnaire (1950-1983) », Études d’histoire religieuse, 79, 1 (2013), p. 117.

[13] Catherine Foisy, Au risque de la conversion: l’expérience québécoise de la mission au XXe siècle (1945-1980), Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2017, p. 144.

[14] ABPQ-143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, novembre 1982, p. 6.

[15] ABPQ-143-04-01, Le Bon-Pasteur en Haïti, vol. 3, no. 3, décembre 1979, p. 1.

[16] La Nonciature apostolique est le lieu de résidence du représentant officiel du Saint-Siège, c’est-à-dire du nonce apostolique. Soulignons que le nonce, « qui est également archevêque, a une double fonction religieuse et diplomatique : assurer la communication entre le Saint-Siège et l’Église de son pays d’affectation […] et assurer les relations bilatérales. » Voir Jean Dominique Durand et Claude Prudhomme dans Le monde du catholicisme, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 915-916.